Le Grand Bal

Vêtu de sa robe de sorcier en soie noire, celle qu'il avait gardée de son ancienne vie, Soumaworo avançait parmi la foule présente à cette étrange réception. Quelle idée se cachait donc derrière la tête du Directeur? Etait-ce un exercice de cohésion de groupe? Peut-être, mais un peu trop élaborée et coûteuse. De nombreuses autres options moins onéreuses et tout aussi efficaces existaient, et le Directeur les connaissait forcément. Une simple manière de remonter le moral des enrôlés? Non, le Directeur était beaucoup de choses, mais pas sympathique. Il se fichait sûrement du moral des enrôlés comme d'une guigne. Une diversion pour quelque chose qui se tramait à l'extérieur de la grande salle de bal? C'était possible. Mais quoi?

Quelle occasion justifiait ce décorum? Soumaworo s'y était cependant plié, à sa manière. Il avait fait apparaître sur le dos de sa robe un grand dessin représentant une araignée de la couleur de l'or fin, suspendue la tête en bas. Il avait fait apparaître les fils d'une toile dorée entre les pattes avant de l'arachnidé, comme si elle s'apprêtait à jeter son filet sur une proie. Si le Directeur y trouvait à redire, sa réplique était toute prête: "Monsieur le Directeur, voudriez vous expliquer à ce sang pur en quoi sa tenue formelle n'est pas 'sang pur formel' ?" Il était instructeur en moyens de communications, après tout. Il n'allait pas rater une occasion de pointer du doigt une faute de communication du protocole.

Autour de lui, les enrôlés avaient commencé à danser. Il repéra Arcturus, le grand animagus de sa brigade, accompagné de Cassiopeia. Il vit également les autres instructeurs, Vyasa de mauvaise humeur comme à son habitude, Lancelot qui avait rejoint Aubépine, Odysseus qui discutait avec Cendre, et les deux Selkie qui préparaient un mauvais coup. Il hésita à les surprendre, transformé en Monsieur le Directeur, juste pour leur causer une petite frayeur. Mais l'idée lui sembla moins plaisante que l'autre idée qu'il avait en tête. Il opta pour la seconde en se dirigeant vers le buffet.

Les danses avaient commencé. Il se tint à l'écart des danseurs, n'ayant personne avec qui danser. Cela lui importait peu: il pouvait simplement profiter de la musique en buvant du champagne, et c'était amplement suffisant...

J'aime pas les bals.

Du coup j'suis arrivée à l'heure moins dix s'condes, et encore c'est dix de trop, pis j'me suis calée dans un coin avec des potes. J'ai pas d'cavalier, j'ai pas d'temps à perdre avec ces conneries, fallait êt' là j'suis là pis c'est tout, fais pas chier. J'sais danser s'il faut, l'pire c'est qu'j'aurais pu danser... mais merde, j'aime pas qu'on m'impose ces chichiteries à la con, j'vais pas en plus collaborer bordel. On s'charrie cinq minutes sur les robes, les faux plis, les décolletés. La mienne est bien pétante en plus, bleu canard ou ptet vert canard enfin couleur piaf avec des reflets comme de l'eau, mais ils ont été sympas j'ai échappé au décoll'té jusqu'au nombril. C'pas la pudeur la question, c'est l'principe. Si on m'avait au moins laissée choisir j'serais v'nue avec un short et un top et ma baguette en dragonne épicétou, mais c'pas très sang-pur formel paraît.

Pfff.

Quand ça commence à danser y a la moitié des gars qui s'barre, avec les derniers on s'prend un verre et on commente les danseurs. Y en a qui savent pas mettre un pied d'vant l'autre, y a ceux qu'ça va, pis y a ceux qu'on voit qu'ils ont eu une éducation quoi. J'aurais pas cru qu'le palouf s'en sorte aussi bien. Ca m'énerve. 'fin qu'est-ce que j'en ai à carrer franch'ment, c'pas comme s'il allait m'inviter. J'me d'mande si Aubépine sait qu'est-ce qui lui fait des ragnagnas. Ca m'emmerderait qu'elle s'fasse avoir. Qu'y l'utilise. Est-ce que ça s'rait son genre ? J'sais pas. Ca m'étonnerait pas. C'est capable de tout un type comme ça. Faudra y en toucher deux mots ptet, à Aubépine j'veux dire. Inéluctable est pas super réceptif aux trucs d'humains. Ou ptet pas. Qu'est-ce que j'm'en fous, au fond, c'est pas mes affaires.

Et en plus y a même pas l'aut' enfoiré d'dirlo. Si j'pouvais y dire c'que j'en pense de ses bals à c'con-là... mais ça s'fait pas y paraît. 'chier.

Quand j'vais chercher un truc à grailler pour pas avoir juste du champagne dans l'bide, y a Soumaworo sur l'chemin.

"'soir." j'dis, du coup. Bien obligée. "Elle est sympa vot' robe."

Pas du tout dans l'style des autres. J'me d'mande si elle est à lui genre à lui pour d'vrai, et pas, genre, il l'a trouvée sur son lit c'matin comme moi et à peu près tout l'monde, parce que quand on part à la guerre les robes de bal c'est pas trop c'qu'on met en premier dans l'sac.

Les ombres sur le visage de la jeune femme étaient pour une fois plus joyeuses et détendues qu'à d'autres moments. Il fallait avouer que la danse forçait des conversations plus légères et amusées que les sujets parfois lourds qui flottaient au dessus d'eux, prononcés à demi-mot dans l'obscurité, entre deux tâches qui se voulaient différentes pour noyer le tout. Comme d'habitude, elle était un livre insondable qu'il devait apprendre et ne pouvait résister, ses yeux cherchant une nouvelle expression, une nouvelle étincelle, un sourire qui s'étirait plus que de raison sous le masque de porcelaine dont elle se départissait rarement, même en sa présence. Une exception notable lui vint en tête, mais conjurer ces souvenirs maintenant aurait été tout aussi insultant que de ne pas lui accorder toute son attention.

Et pourtant... Une nouvelle silhouette au coin de sa vision, sa mâchoire se contractant à nouveau, l'agacement se faisant sentir, même si sa posture ne bougea pas d'un iota et sa prise sur le corps fragile d'Aubépine resta également de même, légère, douce. Son cerveau déjà se précipitait vers cette énigme de ces derniers mois, celle qu'il avait gardée bien cachée au fond de sa tête. Il aurait pu en parler à Ody; il ne l'avait pas fait. Ses suspicions n'étaient pas fondées, la rage l'aveuglait souvent lorsqu'il y pensait, une certaine dose d'humiliation aussi. Une question sans réponse, l'envie de savoir une bonne foi pour toute s'il se trompait ou non.

Elle eut l'audace de le regarder. Ce regard n'avait duré qu'une demi-seconde alors qu'ils tournoyaient, mais l'atmosphère s'était chargée d’électricité.

Ses yeux se posèrent à nouveau aisément sur sa cavalière. Contrairement à son inquiétude de tout à l'heure, le moment n'avait duré que quelques secondes, à peine un changement de pas. "L'ignorer." Il finit par répondre, son sourire charmeur et amusé à nouveau en place. "C'est tout du moins la méthode que j'adopte la plupart du temps, et elle semble avoir porté ses fruits. Murène m'importune de moins en moins." Ce n'était pas forcément une mauvaise chose, du point de vue de Lancelot en tant que personne tout comme en tant que médicomage: Murène était déjà doué pour les pratiques magiques, aussi regrettable que cela soit de l'avouer, mais devait apprendre à se débrouiller sur le terrain, à prendre des initiatives et, paix à son âme, à tenir tête à Lancelot.

Bonsoir, répondit-il à Jaguar qui se ruait sur le buffet. Elle ne lui rendit pas le sourire qu'il lui adressa. Il n'en avait pas attendu tant de l'enrôlée Zouwu soupe au lait. Il ne fut pas surpris non plus de l'impression qu'elle dégageait, celle de ne pas vouloir dans cette salle, ou dans cette robe bleu-vert pourtant très seyante. Il songea à adopter cette couleur pour ses cheveux, un jour prochain.

Mais je vous remercie, mademoiselle!
Si l'attitude de Jaguar n'était guère inhabituelle, le compliment, en revanche, le surprit.
J'ai un faible pour la couleur de l'or, et pour les araignées. Je ne pouvais passer à côté d'une telle occasion
Un battement de cils, et ses yeux prirent la couleur de l'or. Il cligna une deuxième fois, et l'or s'évapora, ses iris redevenant noirs. Quand il était plus jeune, il passait son temps à modifier la couleur de ses yeux, selon son envie du moment. L'or étant depuis longtemps une de ses couleurs préférées, il l'appliquait souvent sur ses iris. Puis il était devenu diplomate, un représentant de la sous-région dans laquelle il avait grandi. Et dans ses contrées, les gens avaient les yeux noirs. Il avait donc arrêté ses fantaisies oculaires, par conscience professionnelle, n'y ayant recours qu'en de brefs instants, pour amuser ses interlocuteurs, lorsque l'ambiance s'y prêtait.

D'ailleurs, je viens d'avoir une idée. Une idée que j'aurais dû avoir plus tôt...
Il se concentra. En l'espace de quelques secondes, sa peau brune fut recouverte de petites araignées noir de jais. Toutes différentes, comme si elles s'étaient réellement promenées sur lui pour ensuite se faire absorber par les pores de sa peau. Il prit conscience qu'il risquait de faire crier tous les arachnophobes qui le croiseraient. Et comprit, dans le même instant, pourquoi il n'avait pas eu cette idée plus tôt. Le champagne commençait visiblement à le griser. Il s'en amusa.
Vous êtes venue vous réapprovisionner en bulles? dit-il, tournant son visage constellé d'arachnidés vers Jaguar.

"Ca vous va bien en plus." j'commente, quand ses yeux passent au doré.

Quoi ça s'dit pas ? M'en fous. Y a pas mort d'homme. T'façon sont d'jà r'dev'nus noirs genre plus noirs qu'les miens alors.

Pis là y dit qu'il a une idée et j'sais pas pourquoi, j'me méfie. Ca s'rait pas la première blague à la con qu'y f'rait, Soumaworo.

...putain. Des araignées sur la gueule. Plein. Partout. Y a un gars qui s'étrangle derrière moi, des murmures, des couinements. Moi j'fais juste une d'mi-grimace, et j'recule d'un pas c'est vrai aussi, mais plus à cause d'la surprise qu'parce que iiih, des araignééées, au s'couuurs, mamaaan. J'me décale vite un peu pour cacher ça au groupe derrière avec le gars qu'a essayé d'pas hurler trop fort. Si j'avais dû faire une crise cardiaque à chaque fois qu'une salop'rie mortelle m'a grimpé d'ssus, ça fait bien vingt piges qu'j'serais plus là. Ou vingt-cinq. Un paquet en tout cas ça c'est sûr, au pays y avait qu'à s'baisser pour en voir d'ces salop'ries. La maison était protégée évidemment, mais dehors les araignées elles avaient l'droit d'faire leur vie. Pis les scorpions, les serpents, les...

"Nan, j'venais pour les p'tits fours."

Et faudra plus qu'un nid d'araignées grouillantes pour m'couper la faim, si y croit ça y va êt' déçu. D'ailleurs j'en prends un, puisqu'au départ j'étais v'nue pour ça. Et j'y tends pas l'plat parce qu'il est assez grand pour s'servir tout seul s'il a faim hein merde, et j'le r'garde dans les yeux. Tant qu'la marabunta elle va pas d'dans, ça d'vrait aller.

"Z'êtes marrant en soirée vous hein." C'est à moitié ironique mais qu'à moitié. "Z'essayez d'faire avoir des crises cardiaques aux gens pour avoir moins d'copies, avouez."

Lorsqu'il réalisa à quel point sa petite amélioration cosmétique avait fait son effet, il s'empressa de la faire disparaître. Il chercha du regard le groupe qui avait montré le plus d'émoi, et dressa sa main pour attirer leur attention. Puis il désigna son visage vierge de toute araignée, et enfin la posa sur son coeur en signe d'excuses. Le message semblait être passé. Voilà pourquoi la légilimencie lui semblait si primitive. Pourquoi forcer ses pensées à entrer dans le crâne de quelqu'un alors que l'on pouvait si aisément se faire comprendre par des gestes et des attitudes?

Jaguar l'avait complimenté sur ses yeux dorés. Ce n'était pas la première fois qu'on le faisait. Une personne qui lui était chère adorait lorsqu'il faisait changer la couleur de ses iris. Le pouce et l'index de sa main droite vinrent se poser sur son alliance, machinalement...

Ah non, ça, jamais! répondit-il à l'insinuation de l'enrôlée. Jamais je ne me soustrairais de la sorte à mon travail.

Il attira à lui un macaron, un de ceux dont deux enrôlés avaient fait des réserves, un peu plus tôt. Il croqua dedans. Le goût du café était presque imperceptible, étouffé par tout ce sucre.

En revanche, ajouta-t-il, si un jour les médicomages ont besoin d'entraînement, je saurai quoi faire.

Il engloutit l'autre moitié de son macaron, faisant disparaître toute trace de ce qu'il considérait comme un outrage fait au café.

Mais je pense qu'il faudrait davantage que de simples petites araignées pour vous surprendre! Vous venez d'Amérique du Sud, il me semble? La région des araignées Goliath?

Ca va quand même mieux d'parler à quelqu'un qu'a visage humain. J'le laisse faire son manège, ça va, pas d'panique, personne a dégainé ou lancé d'sort ou j'sais pas. Y en a qui s'posent des questions sur l'bal j'sais, moi j'sais juste qu'ça m'fait chier et qu'j'ai ma baguette en dragonne au cas où, et si ça pète j'tire aussi pis voilà.

"Ca fait partie du taf." j'réponds.

Pas d'pas êt' surpris, 'fin si un peu mais bref, mais surtout d'pas s'noyer dans un verre d'eau.

"Colombie. Les Goliaths y en a un peu à l'est ouais, mais surtout au Venezula, Suriname, tout ça."

C'pas un secret qu'j'suis colombienne. Ca servirait à rien d'le cacher, juste des emmerdes en plus. J'm'inquiète pas. Pas plus qu'ça en tout cas. Personne a encore trop essayé d'poser des questions gênantes, d'm'égorger dans mon sommeil ou d'm'embusquer dans un couloir et j'en d'mande pas plus.

"Encore les Goliath ça va, c'pas génial d'en voir une mais elles sont grosses donc on les voit justement, pis surtout elles sont pas dangereuses, ça fait juste mal si on s'fait avoir. Les p'tites par contre, c'est les pires. On les voit pas, si on a pas un bon sort d'protection ou juste qu'on fait pas super gaffe on peut s'faire avoir, et en plus elles sont venimeuses souvent. J'vous épargne les serpents, les grenouilles fluo, et ça c'est juste les bestioles pas magiques. On a un tas d'espèces qu'existent qu'en Colombie en plus alors on a not' dose d'salop'ries, z'inquiétez pas."

J'hausse les épaules, j'finis mon p'tit four.

"Et vous, c'est où déjà ? Z'avez beaucoup d'araignées chez vous ?"

Tout en finissant sa coupe de champagne, Soumaworo haussa les sourcils en écoutant Jaguar énumérer les créatures toutes plus dangereuses les unes que les autres, et qui avaient fait partie de son quotidien. Il pensa à sa femme, qui avait fait des reportages dans des lieux peuplés par une faune dangereuse, animaux et humains compris. Elle n'avait jamais quitté le continent Africain, cependant. Et il s'en sentait presque soulagé. Peut-être l'aurait-il perdue quelques années plus tôt, si elle avait dû se rendre en Australie, par exemple. L'Australie est une île faite pour tuer les humains, c'était là un fait de notoriété publique...

Moi? Je viens du Senegal

Il voulut parler des serpents dangereux qu'on pouvait croiser dans certains lieux, des crocodiles sur la côte, des territoires désertiques et des savanes proches de sa sous-région. Mais il avait grandi loin de tout ça. Bien à l'abri dans la maison de ses parents riches et puissants, il n'avait jamais eu besoin de retourner ses chaussures pour en faire sortir les scorpions avant de les enfiler. Les gens aventureux, comme l'avait été Seyna, allaient au devant de tous ces dangers. Il était aventureux, lui aussi, mais d'une manière bien plus casanière.C'est pourquoi, pour ne pas étaler sa vie de privilégié au visage de l'enrôlée, il choisit de répondre:

Chez moi, les araignées les plus dangereuses sont les sbires de Nzinga. Ils ont des yeux partout...

Il fit apparaître, l'espace d'une seconde, une paire d'yeux supplémentaires sur son visage, ainsi qu'un oeil au milieu de son front

... ils tissent des toiles de mensonge et de perfidie...

Une toile d'araignée sombre se dessina sur sa peau

... et ils ne pensent qu'à accroître leur pouvoir, quitte à massacrer tout ce qui se trouve sur leur chemin

Ses cheveux commencèrent à se nouer en tresses plaquées sur son crâne. Il fit cesser la métamorphose immédiatement. Gêné, il passa une main dans ses cheveux, comme pour vérifier qu'ils se tenaient tranquille. Lorsqu'il parlait de Nzinga et de ses acolytes, il avait tendance à s'emballer. Il allait lui falloir apprendre à maîtriser cela, s'il voulait éviter de se mettre dans l'embarras...

Mais c'est faire trop d'honneur à ces gens que de les comparer aux araignées. Ou même simplement d'en parler. Ne voudriez vous pas plutôt m'apprendre à danser cette ... danse étrange qui consiste à tourner autour de la piste?

Il n'avait jamais vraiment appris à danser, et certainement pas les danses de salon venues d'Europe. C'était une bonne occasion de changer de sujet, tout en faisant plus ample connaissance avec l'enrôlée.

« Je l’ignore. », soupire-je tandis que mon regard se perd dans le cercle des danseurs. Cendre n’est pas la première à me poser la question. Pivoine l’avait fait aussi. Et d’autres. Pensent-ils que je suis dans le secret des dieux ? En réalité, enrôlés comme instructeurs, nous ne sommes rien d’autre que des soldats. Des armes que l’on s’entraine à manier pour mieux pourfendre l’adversaire. Je n’aime pas y penser. Je n’aime pas me dire que je suis dans une œuvre de destruction, moi qui ne vit que pour l’harmonie des êtres et des sons. Et pourtant. Je ne peux en rester là, la laisser seule avec ses doutes. Ce serait la repousser, ce qui ne serait pas juste puisque je lui ai proposé de m’accompagner.

La musique, autour de moi, me rend plus fort. Je suis comme protégé par ces sons qui forment un mur entre mes pensées et le reste du monde. Pour le reste, je dois accepter ma place, comme j’ai accepté de continuer à vivre. Pour qu’elles vivent aussi, à travers moi. Pour la Cause et que d’autres vies innocentes soient épargnées. Si je peux me dire qu’une seule existence a pu éviter la mort grâce à l’une de mes paroles, alors peut-être finirais-je par être en paix. Pour autant, je n’y crois pas moi-même. J’inspire. Longuement.

« Nous pouvons tenter de deviner. Vous connaissez Monsieur le Directeur au moins aussi bien que moi. » Pieu mensonge, je le connais depuis plus de temps et l’ai fréquenté plus intensément à l’époque où nous n’étions que trois, et même parfois encore le temps d’un verre. Pour autant, l’homme reste une énigme que je n’ai pas envie de résoudre. « Il a forcément une raison pour avoir fait ce bal et l’avoir rendu obligatoire. Quelles seraient vos hypothèses ? »

Je la fais réfléchir. Encore. Toujours. Parce que les non-dits sont au moins aussi important que le reste. Parce que chaque syllabe de chaque mot possède plusieurs sens, plusieurs pouvoirs. Ce n’est pas pour rien qu’il est plus difficile de faire un informulé. La musique de nos lèvres n’est pas une image exclusivement poétique. Alors, quand je sens un terrain propice à l’introspection et à l’intelligence, je vais voir un peu plus loin. J’essaie d’enseigner aux jeunes esprits d’aller plus profond, au-delà. Monsieur le Directeur, par exemple, avec l’antipathie qu’il dégage, que cherche-t-il ? Granit et ses provocations, que voulait-il. Il y a toujours une intention, même lorsque l’on ne la connait pas, et c’est ce qui me rend « lent » aux yeux de certains. Parce que je tente de toujours m’assurer que je fais le moins de dégâts possible. Que mon besoin de création ne mène pas à de la destruction. Une fois encore, je regarde les couples qui dansent, certains en rythme, d’autres, beaucoup moins. Et je me demande s’ils savent ce qu’ils sont en train de faire.

Attentive à son cavalier dont le plaisir passait évidemment avant le sien – du moins c’était ce qu’on lui avait enseigné et, pour une fois, elle n’était pas opposée à cette façon de penser – Aubépine apprécia, pour commencer, les regards qu’il lui lançaient mais ne pu que déchanter en le voyant s’intéresser presque immédiatement (bien trop tôt dans tous les cas) à Jaguar qui discutait avec Soumaworo. Il aurait été son frère, elle se serait arrêté, aurait tapé du pied comme la petite fille gâtée qu’elle était parfois et lui aurait ordonné de ne s’intéresser qu’à elle. Aurait-il été ce qu’elle aurait aimé qu’il soit pour elle, elle l’aurait ramené dans ses filets, doucement, d’une main ferme sur la joue (non, pas une claque) doublé d’un baiser qui lui aurait fait oublier toute autre fille sur le champ. Il n’était pas son frère. Elle n’était pas son amante. Elle ne savait pas même s’il l’aimait vraiment. Elle ne pouvait rien faire.

Le pire dans l’histoire étant qu’elle ne détestait pas Jaguar comme elle aurait pu le faire de…Pivoine, par exemple. C’était une femme rustre mais intelligente, avec une bonne combattivité, qui partageait leur « maison » et parlait aux chats. Aubéchat lui faisait confiance, Aubépine réservait son avis tout en l’observant avec une neutralité lointaine et bienveillante. Et puis…il fallait bien avouer que c’était une très belle femme. Si elle avait été chez elle, la Sang Pur aurait baissé la tête de déception et continué à danser tristement, déçue, attendant que la jalousie passe ou que son cavalier la rassure. Elle ne l’était pas. Elle continua donc comme si de rien n’était, son masque fermement maintenu sur son visage, son sourire poli, son regard inchangé. Il revient alors à elle et elle s’aperçu que le moment avait à peine duré un temps. Presque rien. Murène. Etait-il bien temps de parler de Murène.

« Veillez à ce qu’il ne vous observe pas de son rocher pour vous mordre au passage », tenta-t-elle, pas certaine qu’elle ne confondait pas les serpents de mer. Elle avait progressé en botanique, à force de fréquenter les serres mais son intérêt pour les animaux restait fortement impacté par le chat en elle. Il fallait qu’elle relance. Tel était son devoir. « Mais parlons d’autre chose. » De Jaguar par exemple ? Non, après leur discussion de l’autre soir, elle ne voulait pas l’ennuyer avec une pseudo-jalousie mal placée, ce serait une occasion pour lui de fuir. Et puis ils étaient en compagnie et elle était bien élevée. « Il serait triste qu'autre chose que votre cavalière ne vous fasse tourner la tête.» Raté. Elle se força à continuer, comme si de rien n'était, pour faire oublier sa bêtise. « Pensez-vous que nous aurons une occasion de danser sur une de vos danses préférées ? » Elle pariait sur un oui. Odysseus et le médicomage étaient très proche. Il était quasi-certain que le baguettier allait vouloir faire plaisir à son pseudo-fiancé.

«- Je l'ignore. »

L'inverse l'aurait davantage étonné. Subsistait toutefois ce biais naïf, confusion scolaire entre professeur et supérieur, relique d'une éducation que la guerre n'avait, il semblerait, pas tout à fait noyé sous les décombres. Une erreur qui la laissait soupçonner, en maigre probabilité mais malgré tout comme une alternative plausible, qu'il aurait pu détenir des informations et mieux encore, qu'il les aurait partagées avec elle.
Au moins est-elle désormais fixée. Des hypothèses à rayer de sa liste, et d'autres qui s'ajoutent, la possibilité d'un mensonge auquel elle n'accorde que peu d'intérêt. Odysseus aurait avoué devoir taire une information plutôt que de fuir, elle en est certaine.
Elle n'insiste pas. Elle n'aurait pas même continué d'en parler, s'il n'avait pas relancé le sujet après un bref silence. Mais la proposition d'un jeu vient séduire son esprit ennuyé, la promesse d'une réflexion qui l'occupera ne serait-ce que quelques minutes, c'est toujours mieux que de s'abîmer les yeux sur les maladresses de sorciers séduits rendus benêts par le contact peau contre peau avec leur partenair.e.

Observations, analyse, suppositions et déductions. C'est un art auquel s'adonne Cendre depuis longtemps désormais, sans toutefois pouvoir se vanter d'en maîtriser le moindre de ses aspects. Un moyen de pallier les conséquences d'un interdit qu'elle s'impose pour prévenir de dégâts conséquents. Rester informée sans s'impliquer, la souris fouineuse qui étudie à distance pour éviter les vilains matous. Ou qui étudie pour leur tirer les vibrisses et filer sans se faire prendre. Dépend de son humeur. Flirter avec le vide lui manque, parfois, le goût du risque qui empoisonne son sang, l'adrénaline qui lui fait tourner la tête. Parfois, ce sont les combats qui lui manquent. L'horreur d'une idéologie totalitaire contre laquelle elle s'esquinte, corps et âme, sans se soucier du lendemain. La paix est fourbe, et ce simulacre de tranquillité dans lequel ils se sont tous réfugiés la confronte à des démons qu'un champ de bataille effraie.

Retour au sujet initial. Monsieur le Directeur.
Personnage antipathique, le cliché du colonel mal léché, ni cordial ni convenable. Méprisant. Arrogant. Contempteur sans cœur ni scrupule dont l'absence de tact n'a d'égal que la qualité de sa répartie, admirable, elle l'admet. Un oppresseur parmi tant d'autres diraient certains, mais c'est pour la bonne Cause. On ne discipline pas une armée avec un « s'il vous plait ».

- Je doute que ce bal ai quoi que ce soit de récréatif.

Ils ont leur dimanche pour se reposer, un jour tous les 6 jours, c'est déjà énorme. Alors une soirée en semaine, un jeudi, veille d'une journée de cours, avec alcool et musique à libre disposition .. Ça sent le traquenard.

- Il n'y a aucune victoire à fêter. C'est un peu tard pour que cet événement justifie qu'on apprenne à se connaître, un peu tôt pour s'offrir des cadeaux.

À moins que ça ne soit son anniversaire ? Qu'il soit d'humeur si généreuse qu'il en viendrait à en faire profiter tout le domaine ? Comme si qui que ce soit en avait quelque chose à faire.

- Je ne serai pas étonnée que ce soit une forme d'évaluation. Il a été clair, à plusieurs reprises, sur le fait que nous ne sommes pas ici pour nous amuser. Nous faire croire à une soirée, nous laisser baisser notre garde, puis nous surprendre avec un danger artificiel - ou pas d'ailleurs - serait un bon moyen de déterminer qui serait capable de réussir un exercice en conditions réelles, et qui oublie l'objectif dès qu'on lui en donne l'occasion.

La brune ne se contentera peut-être que d'un verre d'ailleurs, justement pour cet argument là. Elle s'y perd un instant, à observer l'ocre qui, dans son verre, menace de chavirer à mesure qu'elle le fait rouler entre ses doigts ennuyés.

- Ou alors il va célébrer l'union - soudain, certainement irréfléchi mais après tout on serra peut-être tous morts demain - de deux amants tout feu tout flamme.

Elle ne désigne personne en particulier. Des couples, il y en a plus d'un.
Elle relève le menton, le chocolat s'attarde sur les danseurs, s'écorche sur deux animagus qu'elle entend ronronner du fond de la salle. Les regards se métamorphosent quand ils s'abandonnent à la brûlure d'un être aimé, gestes et comportements imperceptibles s'adaptent pour séduire et continuer de séduire. Certains peinent à dissimuler leur affection, si d'aucuns trahissent davantage la gêne de pensées interdites, d'autres ne font rien pour nier que les rêves sont devenus réalité.
Ce sujet toutefois l’intéresse beaucoup moins.

...c'était pas ma question. Et il est beaucoup trop intelligent pour répondre à côté sans faire exprès.

Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre au fond. S'il a des choses à cacher c'est pas mon problème, et lui s'il a des r'proches à m'faire j'pense qu'il a d'jà compris qu'avec moi fallait pas tortiller du cul. Donc on va dire qu'il est juste parti dans son trip pis valà hein. Ca s'ra pas l'premier, ni d'type ni d'trip.

Alors j'bronche pas, j'regarde les métamorphoses s'enchaîner au fil des mots, sa tronche changer quand y parle. J'devrais pas pouvoir piffer un type comme ça qui change de gueule comme de ch'mise. Mais j'peux pas dire que j'peux pas l'piffer. J'peux pas dire que j'peux l'piffer non plus vraiment r'marque. Alors j'dis rien. Y a bien des trucs qui m'plaisent pas trop, qu'on pourrait me r'procher à moi, aux vieux en tout cas, mais encore une fois il a qu'à m'dire merde si j'le gêne hein, moi j'oblige personne. J'fais juste la grimace qui veut tout dire quand y parle d'massacrer tout c'qui passe. Quoi qu'on puisse m'dire un jour, moi non plus j'aime pas ça.

L'a pas l'air d'l'avoir bien géré son trip d'ailleurs, vu comment y s'arrête d'un coup tout gêné. Et l'chang'ment d'sujet est tell'ment pas subtil, ça m'prend par surprise.

"Quoi, la valse ?"

J'sens bien qu'j'ai pas l'air enchantée, mais à la fin j'hausse les épaules et j'pose mon verre.

"J'peux vous montrer vite fait pour une danse ou deux, mais j'suis pas un super prof." On d'mande pas ça à la chair à sortilèges. "L'répétez pas trop fort aux copains, vont vouloir leur tour après." j'plaisante.

Tu penses bien qu'y sont d'jà en train d'se fout'ma gueule...

L’officier à l’impression de découvrir un nouveau bout de Cassiopeia. La façon dont elle sourit, la lumière dans ses yeux, il devine son enjouement et ne peut que l’apprécier. Malheureux est l’homme dont la partenaire n’éprouve aucun plaisir à se tenir en sa compagnie. Heureusement, ce ne semble pas être leur cas.

Arcturus la regarde s’incliner à son tour, ne manquant pas une miette de son geste, de la façon dont elle incline légèrement la tête aux pans de sa robe qui semblent déjà valser autour d’elle. Sa main, fine, se glisse dans celle du jeune homme, déjà plus grande et rude, et il la serre légèrement, sans forcer, sans compresser. Un simple mouvement pourrait permettre à la jeune femme de retirer sans mal sa main de celle du blond si elle le voulait.

Elle se redresse et il ne manque qu’à attendre qu’un nouveau morceau se lance pour aller se mêler aux autres danseurs déjà présents. Arcturus observe leurs mouvements, essayant d’apprendre par l’exemple, de commettre le moins de maladresses possible afin de ne point décevoir sa cavalière.

Il ne faut qu’une parole de la part de la jeune femme pour que l’attention de l’animagus revienne sur elle. Il lui offre un sourire sincère, heureux du compliment.

« Je suis content de l’apprendre. »

La suite lui apprend davantage que ses quelques instants d’observation et il absorbe avec intérêt ces nouvelles connaissances qu’on lui offre. Peut-être sera-t-il moins… Démuni. Au prochain bal, s’il y en a un. Il ne peut toutefois s’empêcher de remarquer que Cassio lui fournis ces explications sans hésitation ou gêne, tout occupé qu’elle est à ressortir l’information pour lui. Le sourire du norvégien s’accentue légèrement, même si la fin de l’explication le rend un peu perplexe…

« Nous ne pourrions pas, par exemple, aller danser dans une pièce connexe, donc. L’étiquette veut qu’on reste ici ? »

Eh bien, oui, la valse.

Son idée ne semblait pas plaire à Jaguar. Et il n'en était pas surpris. Ces danses lui paraissaient ennuyeuses. Mais il réalisa également qu'il avait omis un détail en proposant à Jaguar de danser. Il était un instructeur, et son statut aux yeux des enrôlés était semblable à celui d'un professeur dans une école de magie. Personne ne voulait danser avec un professeur. Même si les instructeurs faisaient des diversions alcoolisées pour ne pas parler de leur défunte épouse dont ils avaient commencé à prendre l'apparence.

Moi non plus, je ne suis pas un super prof.

Il sourit, et fit un clin d'oeil.

Ne le répétez pas aux collègues, ils vont vouloir me neutraliser

Il accompagna Jaguar sur la piste de danse, ne sachant trop où se placer. Il remarqua alors que les couples qui dansaient se tenaient, physiquement, très proches, à l'exception de certains danseurs qui se mouvaient sur la piste à la manière d'automates défectueux, et d'autres qui se marchaient mutuellement sur les pieds. Il regretta alors son idée. Se tenir aussi proche d'une enrôlée lui semblait très inapproprié, et risquait de lui attirer des désagréments. Si les enrôlés étaient aussi puérils entre eux qu'il avait pu l'être lors de ses années à Uagadou, alors ils risquaient de se moquer d'elle sans aucune pitié. Mais la jeune femme paraissait à même de se défendre, voire de le leur faire regretter.

Il se tourna donc vers Jaguar, et demanda:

Donc, il faut se tenir la main d'un côté, la taille de l'autre, et tourner en rond sur soi-même ainsi qu'autour de la piste, à la manière de la Lune autour de la Terre autour du Soleil?

Il n'avait pas beaucoup bu. C'était une chance. Toutes ces révolutions en auraient déclenché une dans son estomac, dans le cas contraire.

Si vous voulez rendre jaloux les autres enrôlés, n'oubliez pas que je peux prendre l'apparence de qui vous souhaitez! Un personnage célèbre, ou quelqu'un d'ici. Alors, avec qui souhaitez vous danser?

Y m'fait rigoler, un bon rire bien franc. Ca fait du bien. J'vais ptet pas m'emmerder toute la soirée en fin d'compte.

"Y en aurait d'autres à n'traliser avant, z'en faites pas." j'souris.

Genre Vyasa qu'a d'jà largué tous ceux qu'avaient pas les connaissances ou la passion en arrivant. L'aut' palouf qu'aime autant faire cours qu'si on lui broyait les couilles entre deux parpaings. Lui au moins... j'aime pas sa matière même si j'en ai b'soin comme du reste, son cours m'fait chier, mais il est marrant.

On r'vient à la valse un moment, et y d'mande comment ça s'passe. J'hoche la tête.

"Ouais c'est l'idée. Mais si on danse mal vaut mieux aller au milieu, ça s'voit moins. Pis on dérange pas ceux qui s'la pètent, aussi, un peu."

Parce que les ronflonflons et les ragnagnas des couples où les deux savent c'qu'y font, ç'pas pour moi. Avec un bon cavalier j'peux suivre, mais là j'vais d'voir mener et j'mène pas les vires et les voltes avec quelqu'un qui va d'jà pas savoir où mettre ses pieds.

J'y prends les mains pour les placer, on oublie les courbettes et ces conn'ries, et la distance d'sécurité on l'emmerde. Sauf si ça l'gêne hein. Moi ça m'gêne pas, j'danse collé-serré, mais j'suis pas là pour l'casser non plus. Pauv' gars quoi. Allez hop, j'plaque une main sur la taille là, j'prends l'autre, pis j'allais y montrer pour les pieds mais y m'sort encore une conn'rie et là encore j'peux pas m'empêcher d'rigoler. Je s'rai qui tu veux, non mais où t'as vu qu'on disait ça pas pour baiser ?

"J'suis pas très jeux d'rôles, j'laisse ça aux Intel." J'rigole encore, j'inspire un bon coup pour m'calmer. "Non allez, sérieux. Restez comme vous êtes, c'est parfait. J'vous montre les pas ?"

Et sauf s'il a aut' chose à faire, genre s'vexer par exemple, j'y montre les pas et j'y dis comment placer ses pieds, en rythme avec la musique. Pis bouger un peu, si y a moyen.