« Merci. »

Rôdé ? Peut-être, il est clair que ceux qui ont pensé le Projet ont réfléchi à beaucoup de choses. Comment m’ont-ils trouvé moi est une énigme que je ne tente pas de résoudre. Je suis là, c’est tout ce qui compte. Je crée, je construis, je suis entouré de beautés et d’objets à façonner pour une cause qui tenait à cœur de mes femmes. Alors je le fais. Je vais jusqu’à parler, préparer des cours pour enseigner aux jeunes que la victoire contre la bêtise et la destruction passe aussi par la compréhension et la sensibilité. Je ne me plains pas, je ne me défile pas, je travaille comme je courrais auparavant après l’oubli, pour ne pas penser, pour ne pas revenir sur des souvenirs qui hanteraient mes rêves si seulement je ne les utilisais pas, eux-aussi, pour le Domaine. Elle prend la baguette. Il ne se passe rien. Ni chaleur, ni étincelle, ni sentiment d’accomplissement. Cela valait le coup d’être tenté. Si j’ai entendu qu’elle refuse les cheveux de vélane, je ne m’en soucie pas. C’est la baguette qui choisit, point. Je la récupère et la pose sur le plan de travail.

« Aucune des baguettes présente ici n’est appariée. Je vais commencer par vous demander de les regarder. N’hésitez pas à les prendre, les toucher, fouiller dans les bacs. Il faudrait que vous vous laissiez guider par votre instinct si cela vous est possible. Si vous ne trouvez pas votre bonheur cette fois, ce n’est pas grave, je vous prêterais un artefact à peu près convenable et vous reviendrez jusqu’à ce que vous soyez choisie. » Le discours est rôdé lui, en tout cas. Je le dis sans émotion particulière, après tout ce ne sont que des instructions. Généralement je précise de tenter de se libérer de son ancienne baguette mais je ne vois pas comment amener la chose sans risquer une nouvelle décharge d’émotion. Et je n’ai pas vraiment envie. « Prenez votre temps. » J’ai tout le mien. La laissant découvrir l’endroit, les caisses pleines, les étagères, les odeurs d’essence et de poussière, je retourne à ce second cheveu de vélane qui semble s’intéresser à une tige de châtaigner. Cette fois, il n’est pas question d’enrouler. Elle veut à la fois plus et moins. Le poil se raidit, se rigidifie, presque coupant à présent par la tension et commence à creuser une trancher dans la pulpe tendre de la future baguette. Ce sera intéressant à sculpter, ça, quand ce sera fini…

Les cheveux de Vélane et leurs caprices. Je retiens un soupir. Elles ne font pas partie de mes matériaux préférés mais le Domaine est plein de personnalités explosives qui ne demandent qu’à s’amuser à coup d’éruptif, de noyer noir et autres sujets instables. D’autres, au contraire, ont besoin de ce côté imprévisible pour contrebalancer une nature trop attaché au contrôle. Je dois forcer un peu la fusion. Ce n’est pas le moment de jouer au « je t’aime, moi non plus ». J’y vais toutefois en douceur. Le bois craquèle un peu. Me serais-je trompé ? Ce n’était pas impossible, cela arrivait. Doucement, je reposais les deux ingrédients et examinais la fissure qui s’était créée. Elle allait jusqu’au centre exact et avait la forme d’un éclair. Et bien. Un cheveu qui se prenait pour une plume. Je m’écartais, relançais le sol, soulagé, presque, de voir que ce n’était que la suite normale des opérations. Doucement, je vis le filin prendre la forme de la longue fissure et se glisser dans l’interstice qu’ils avaient créé. Une lumière brune sortit de l’artefact en formation. J’en contins l’énergie dans un bouclier invisible. Ainsi, ma visiteuse ne serait pas blessée en cas de rejet brutal. C’est le moment qu’elle choisit pour reprendre la parole. Sans lever les yeux, je réfléchis un moment.

Une dizaine de jours ? Peut-être un peu plus ? » Je hausse les épaules. Je ne calcule ni mon rendement, ni ma vitesse, ni mes heures ni…rien. Travailler, pour de vrai, pas seulement apparier des cœurs avec des bois, me plonge souvent dans une sorte de transe dont je sors épuisé, mais entouré par les merveilles que mes mains ont créées. En réalité, maintenant que j’y pense, cela fait bien trois semaines que j’arpente les lieux. D’abord seul avec Lancelot, puis rejoint par les autres instructeurs qu’il a fallu combler. Et maintenant, les jeunes. Plus évidemment d’autres artefacts, le Grimoire de la Salle Ronde, les listes d’enrôlés…Monsieur le Directeur aurait bien besoin d’une secrétaire. J’étais doué pour faire des outils, pas pour en assurer la mise à jour. D’ailleurs j’avais oublié de lui demander le nom qu’elle voudrait prendre. Nous le ferions plus tard. Cela n’avait pas d’importance. J’étais retourné à ma création lorsqu’elle m’interrompit de nouveau. Je jetais un coup d’œil à la boite en question. Intéressant. Les baguettes qui s’y trouvaient étaient vaguement plus spécifique que les autres. Plus…volatiles. Plus enfantines certainement, ce qui voulait dire qu’il leur fallait des lanceur de sort capable de les tenir mais de comprendre leur personnalité. D’un geste négligent je fis descendre le contenant juste à hauteur des mains de la jeune femme. Elles n’étaient pas étiquetées. Elles n’avaient pas voulu. Impossible quiconque d’autre que moi de connaitre leur composition.

« Fermez les yeux pour fouiller dedans. Et prenez celle qui semble juste au bout de vos doigts. » Nous verrons bien, de toute façon, ce que cela allait donner. Seule la baguette savait si elle serait choisie ou non.

Je suis retourné à mon travail, lui laissant l’espace pour cette rencontre, me demandant vaguement si elle saura être assez ouverte pour accueillir une nouvelle baguette dans sa main et dans sa vie. Je n’en sais rien, je crois que c’est la première pour laquelle j’ai un vague doute mais, au final, cela ne me concerne pas vraiment. Si elle en prend une au hasard, sans la réelle connexion, c’est elle qui en souffrira. Elle qui sera handicapée par rapport à ses camarades. Elle qui ne reviendra pas quand l’artefact lui fera faux bond. On peut obliger une baguette à vous obéir. On peut lui tordre le cœur par la seule force d’une volonté sadique comme on peut tordre un sorcier et lui faire faire des choses que son âme même réfute. Dans tous les cas, cela brise le cœur et celui-ci ne tient pas longtemps avant de se taire ou d’exploser.

Le temps s’écoule, je le laisse faire, concentré sur mon travail, sur les potions, les assemblages, les fusions. Cela n’est pas aussi facile que ça en a l’air et mon attention entière est portée sur ce simple exercice. Contenir, solidifier, écouter, entrer en résonance. Mettre un rien de sa propre magie dans celle des ingrédients et, de plusieurs, créer un tout, une unité. Lorsque soudain, les choses me paraissent plus faciles. Comme un rythme qui m’accompagne, un son presque inaudible mais captivant. Mon âme de musicien supplante celui de créateur. Je ne connais pas cette chanson. J’en reconnais cependant la structure, avec des rythmiques qui me sont cependant étrangères. Doucement, sans m’en rendre compte, j’accompagne d’une voix de basse, restant simple pour m’adapter au mieux à la mélodie inconnue. Le monde semble disparaître peu à peu, je me sens plus calme, apaisé, comme toujours lorsque la musique accompagne ma vie. Elle a un talent cette jeune femme. Une douceur. Le bois de charme dans mes mains se met à scintiller. Le cheveu de vélane s’y dirige. La troisième baguette sera mélomane, clairement, et demandera une très forte sensibilité pour être utilisable. Je m’interromps quelques instants pour noter cette particularité sur une étiquette. Ne pas oublier. Jamais. D’ailleurs, je garde trace de tous les artefacts que je fais et/ou que je distribue. Et puis, soudain, silence. Ma voix se meurt également dans l’air de la pièce. Je lève la tête, la regarde. Je crois qu’elle a trouvé. Il y a cette électricité dans l’air de ceux qui se rencontrent pour la première fois.

« Levez-vous, tenez-vous bien droite, pensez à un souvenir heureux et agitez votre baguette, que nous confirmions votre intuition. » De là où je suis, elle est d’un bois clair, d’une taille correcte par rapport aux proportions de la jeune femme. Je me souviens également des inquiétudes de la jeune femme concernant les cheveux de vélane. Elle ne doit pas vouloir que l’on considère ses proches ( ?) comme des créatures ou des ingrédients. Pour ma part, je trouve que c’est un compliment, cela est synonyme d’une puissance telle que l’on peut, même après sa mort, même sans être là pour fournir de l’énergie, être source de magie et donc d’émerveillement. Pour tous leurs discours sur la pureté du sang, aucun sang-pur ou mangemort n’a jamais eu en dire autant. « Si cela peut vous rassurer, à mon souvenir, il n’y a pas de vélane dans celle-ci. » Je ne sais pas encore exactement de laquelle il s’agit mais je ne crois pas avoir mélangé ce genre de chose avec du pin ou du sapin, ce qui est clairement l’essence de la baguette. « J’en saurais plus quand je l’aurais examinée de plus près évidemment. »

Je ne suis en effet pas étonné par l’expression à la fois étonnée et perdue qui s’affiche sur le visage de la blanche. Certains trouvent tout de suite, d’autres creusent. Les habitués des patronus se moquent. Ils savent, eux, conjurer le bonheur d’un coup, presque sans y penser. Je les envie. Le sort pour moi est plus difficile avec les années qui passent et la vie qui se déroule. Par chance je n’ai jamais été confronté à des détraqueurs. Qui voudrait goûter l’âme d’un simple musicien diplômé en histoire des artefacts ? Personne. J’attends. J’ai toute la vie. Mon temps appartient au Domaine et à Rementor.

Finalement, elle tente et une myriade d’étincelles multicolores s’échappent e la baguette. Et bien, elle semble l’avoir trouvée, c’est déjà ça. Le bois est blanc, comme elle. Je me souviens de cette baguette précisément. Elle avait été difficile à assembler. Le pin venait d’un arbre vénérable, d’un âge avancé et pourtant le morceau était extrait d’une petite pousse toute neuve au début du printemps. Elle était pleine de sève quand il l’avait travaillée, collante, se défendant jusqu’à ce que la corne de basilic ne l’oblige à se tenir. Même ensuite, c’était un artefact farceur, imprévisible.

« Pin et Basilic. » Pour un sorcier indépendant, individualiste, original, solitaire et curieux. Je ne connaissais pas la longévité des demi-vélanes mais ces baguettes appréciaient les personnes dotées d’une longue espérance de vie et la méfiance de la jeune femme abondant en ce sens. Pour autant que quiconque ici ait une espérance de vie. J’inspirais.

« Ce ne sont ni les sorciers, ni les baguettiers qui choisissent les baguettes mais celles-ci qui décident de l’être avec lesquelles elles vont s’apparier. Une baguette peut être forcée à obéir mais elle ne le fera jamais complètement à quelqu’un à qui elle n’a pas donné son cœur. C’est à vous de sentir si celle-ci vous donne un sentiment de complétude, si vous avez l’impression qu’elle est le prolongement de votre main, de votre volonté, ou s’il faut reprendre la recherche. Sa taille est moyenne, elle est plutôt flexible mais je dois vous prévenir qu’elle a son caractère et aussi une certaine forme d’humour qu’il faut supporter. » Chacun voit midi à sa porte. Je ne juge personne sur son choix de baguette mais je note les spécificités de chacune comme une vraie indication sur le caractère de l’enrôlé. Elles sont plus perspicaces que je ne le serais jamais. Pin et Basilic. Pas de cheveux de vélane donc. Un cœur bien noir pour une jeune femme très blanche. Et à la voix enchanteresse. J’aimerais l’entendre chanter à nouveau. Pourtant je sens que je n’ai pas intérêt à amener le sujet sur le tapis. Je pointe ma baguette sur la liste des pseudonymes pour les enrôlés et la pose sur le comptoir.

« Si elle vous convient, je vous demanderais de vous choisir un nom de code dans la liste que vous voyez là. Il sera votre identité parmi nous aussi longtemps que vous resterez ici. Je noterais alors la baguette qui vous a choisie et je vous laisserais libre de faire connaissance avec vos camarades et les lieux.» Solitaires et mystérieux, les utilisateurs du pin. Noirs et offensifs ceux du basilic. Queqlue chose me disait que la rencontre avec les autres enrôlés n’étaient pas dans ses priorités.

J’ai envie de hausser les épaules. Un humour, simplement. L’humour se perd lorsqu’on l’explique, elle ne le sait pas ? Mais je ne fais rien, je lui rend son regard avec la même lassitude que d’habitude. Ils ont tellement de questions, les jeunes. Ils sont tellement persuadés que l’âge apporte la connaissance alors que, au fond, les instructeurs sont aussi perdus que les enrôlés. Je le sais bien, je les côtoie tous les jours. Sans répondre, je lui tends la liste et je sens à nouveau l’énervement monter en elle. Quoi encore ? Ce n’est qu’une liste avec un nom à choisir. Rien de grave. Rien de mortel. Rien d’immuable. Un nom. J'avais pris Odysseus. Pas Ulysse, Odysseus. Le vrai. Le héros qui est personne. J’étouffe un soupir.

« Cette forme d’humour. » Oui, celle-là, la grinçante, destructrice, et désagréable. J’aurais presque envie de ne pas lui répondre. De la laisser dans sa négativité. Elle avait le choix de ne pas venir. Elle a un sac avec elle. Elle est entourée, choyée, nourrie, soignée. Elle fait des caprices de princesse. Elle veut SA baguette et SON nom. Elle ne comprend pas encore qu’elle a tout laissé derrière elle, que pour le Projet, son identité importe peu, c’est sa personnalité qui fera la différence. Je ne perds pas de mots en politesses vides de sens. Je n’ai pas fait sa connaissance et n’ai pas été plus ou moins ravi que pour un ou une autre. J’inspire, et laisse l’agacement partir alors que j’expire longuement. Mes épaules s’affaissent imperceptiblement. Les cheveux de vélanes ont mauvais caractère. Si je m’étais posé la question, je saurais alors pourquoi.

Au moins, avant, mes travaux étaient appréciés. Je ne suis pas un marchand, moi. Je n’ai pas la force de transformer toute cette agressivité en arguments de vente. Contre quoi, de toute façon ? J’ai envie d’un joint. Je n’en ai pas. Je dois ternir, c’est tout. Moi non plus je n’ai pas le droit de faire des caprices.

« Une fois sortie d’ici, vous serez conduite à un dernier grimoire à signer qui scellera votre engagement auprès du Projet Rementor. Puis vous serez libre, dans les limites du Domaine et du Règlement Intérieur. » Je ne rajoute rien d’autre. Elle sera menée à sa brigade – Selkie je crois, la même que celle du petit qui hurlait à SES baguettes – pourra choisir ou non son lit, pourra grincer ou chanter envers ses petits camarades. Boudica allait avoir du fil à retordre avec ses enrôlés. Je repensais aux miens. Nous en aurions tous. Des rébellions si jeunes viennent forcément de forts caractères. « Vous aurez des cours pour vous enseigner à devenir plus forte, et, lorsqu’il sera décidé que vous êtes prête, des missions vers l’extérieur. Le but ultime étant de renverser le Seigneur des Ténèbres et libérer les nations de son emprise afin de construire un monde plus égalitaire ou au moins qui soit le moins discriminant possible. Certains d’entre nous ne verrons jamais ce jour. D’autres sortiront marqués à jamais. Certains se métamorphoseront. D’autres trouveront peut-être secours dans l’oubli. Vous passerez par toutes les émotions. Vous serez enthousiaste et en colère, découragée et euphorique. Vous n’apprécierez peut-être pas vos camarades ou vos instructeurs, ou vous les aimerez trop, cela importe peu aux yeux de notre engagement à tous. » Elle était adulte. Elle avait fait son propre choix. En prenant le Portoloin, elle s’était engagée dans le Projet. Je n’étais pas responsable de la motivation de chacun mais je connaissais assez Monsieur le Directeur pour prévoir qu’il ne prendrait pas à la légère toute fluctuation de loyauté. Il y avait trop à perdre pour jouer sur les humeurs d’une jeune femme caractérielle. Pour autant, je n’avais pas haussé la voix, je n’avais pas montré d’énervement, j’avais simplement laisser tomber les mots, tranquillement. « D’autres questions ? »

Des mots. Des jolis mots, des mots quand même mais les mots qu’il faut pour me soulager d’un premier poids. Elle a l’air toujours motivée. Loyale. L’idée que l’on aurait pu se tromper et attirer ici une jeune âme qu’il aurait fallu conduire directement à Monsieur le Directeur pour qu’il l’achève ne me plaisait pas et je réalise que partie de mon agacement venait de ce simple fait, de la crainte que ses caprices n’attirent l’attention du responsable des lieux et qu’il se décide à frapper. En mot comme en geste, l’homme pouvait être violent et je n’appréciais pas plus être témoin que sujet à ce genre de choses. Au moins savait-elle quoi dire. Comment le dire pour qu’on la croit. Avec l’hésitation et le trémolo à la fin. Je les ai entendus, je suis assez bon musicien pour sentir les cassures de rythme dans la mélodie d’une phrase. Je lui rends son regard. Mon agacement s’est évanoui devant la tirade pour laisser place à une profonde lassitude et une non moins forte tristesse. On lui a tout pris, ne l’a-t-elle pas encore compris ? Pauvre petite, perdue, qui ne se rend pas compte que ce monde neuf veut des êtres neufs.

« On ne vous a pas pris votre nom. Au contraire, nous le protégeons. Nous collons par-dessus une identité factice afin que vous seule puissiez décider de le donner ou non. Ainsi, même sous la contrainte, même sous la torture, aucun de nous ne pourra jamais permettre que l’on vous vole votre identité. » Pour la baguette cependant, je n’en suis pas aussi certain. Je comprends très bien qu’il s’agisse de protéger la jeune femme, je suis moins sûr que le Domaine ait le bien-être de l’artefact en tête. Depuis le temps, je sais bien que peu nombreux sont ceux qui ont le même respect pour les objets que moi. « Je ne sais pas vraiment comment vous répondre honnêtement. » et je n’ai pas envie de mentir. Les mots sont déjà bien assez dangereux quand ils sont véridiques, les rendre trompeur c’est attaquer l’autre dans ce qu’il a de plus précieux. Peut-être que cela vient de mes racines méditerranéennes mais j’apporte beaucoup d’importance à la parole donnée alors qu’un écrit, pour moi, peut-être trompeur. « Il n’est pas prévu que l’on vous retire d’autres affaires personnelles. Et le Domaine donne autant qu’il peut prendre, vous aurez accès à des habits, de la nourriture, du matériel qui sera à votre disposition. D’un autre côté, j’ignore de quoi est fait le futur et, techniquement, vous appartenez déjà toute entière au projet. Vous, vos affaires, votre vie, tout. Le contrat que vous signerez en sortant est un contrat magique. Il est possible que vous ayez l’impression que l’on vous prenne votre âme. Ou une partie tout du moins. Tout dépend de l’interprétation que vous donnerez à ce geste. »

La ponction de pouvoir faite dans la salle ronde est indolore et ne correspond qu’à une partie infime de chacun, juste une signature pour lier le signataire au Projet de façon plus complexe qu’il ne le pense lui-même.

De toute façon, il est trop tard pour qu’elle recule et elle doit bien le savoir, la jeune hybride et ses « on ne me laissera pas vivre dans l’autre monde de toute façon. » Le pire étant que c’était probablement vrai. Les mélanges sorciers/créatures faisaient peur aux Mages Noirs. Tout comme la communauté sorcière avait peur de donner des baguettes à celles-ci. C’était injuste. Lui n’aurait aucun problème à faire des artefacts pour les gobelins, les vélanes ou tout être civilisé. Il se réservait une réflexion pour les géants.

« Cependant, si je peux me permettre un conseil, vous ne devriez pas montrer tant d’attachement au matériel. Cela pourrait donner des idées à certains. » Certains enrôlés, certains instructeurs, certains directeurs. Les cours de torture pouvaient très bien passer par des exercices psychologiques. Et la petite irait en Intelligence. S’attacher, montrer que l’on aime, c’est déjà commencer à souffrir.

Je ne sais pas ce qu’il y a dans ce sac. Cela m’est égal. Sait-elle qu’aucun instructeur n’a eu le droit à autant ? Sûrement pas et je ne pense pas qu’aucun de nous n’aille mentionner ce fait aux enrôlés. Je frotte mon doigt à l’endroit où était mon alliance. Cela aussi je l’ai perdu. Le dernier souvenir de mon épouse. Les photos de mon enfant. Il ne me reste que la mémoire du rire de ma sœur, du sourire de ma femme, de la voix de ma fille. « Toutes vos affaires personnelles ne sont pas forcément dans ce sac. » remarquais-je, simplement pour lui rappeler qu’elle doit faire attention à ce qu’elle dit, comment, et pourquoi. Elle n’est plus à l’extérieur. Je ne doute pas qu’elle ait eu longtemps l’habitude d’être la plus intelligente de son milieu. Je sens chez elle une forte volonté, une bonne logique, une force, en fait, malgré ses airs de princesses. Qui avait dit que les capricieuses étaient fragiles ? Un imbécile. Je viens du pays des mille et une nuits, je sais ce qu’il en est. Drôle de culture où les femmes sont interdites de tout mais ont tant de pouvoir. Où on les parque parce que, au fond, on les craint. Je repense à ces rencontres que j’ai faites, qui m’ont formé, qui m’ont emmené sur mon chemin de vie, là où j’en suis aujourd’hui et je sais qu’ils avaient raison d’avoir peur. Elle a posé ses mains sur la table et reprit, polie soudain, cérémonieuse, presque. Je laisse glisser les mots, ne leur offrant qu’un simple signe de tête, un accusé réception. Bien mademoiselle, vous avez été bien élevée, vous arrivez à faire croire que vous les pensez, j’apprécie le geste et je reconnais l’effort, je n’ai rien à ajouter. J’attends simplement qu’elle choisisse ce nom, que je puisse le noter et que la vie la remporte sur son propre chemin. Oui, l’on se recroisera, c’est inéluctable, elle est enrôlée et je suis instructeurs mais pour le moment, j’ai envie d’être seul avec mes souvenirs.

Elle attrape la baguette. La liste vient avec et le vernis de politesse éclate pour des réactions plus sincères. Choupette. J’espère que l’artefact aime le surnom. Pour ma part j’apprécie qu’il en ai déjà un, c’est une preuve d’attachement. Ces deux volontés se sont trouvées, reste à voir ce qu’elles feront ensemble, au-delà des blagues potaches de l’objet qui semblait visiblement déterminé à détendre l’atmosphère. Je saluais la performance d’un sourire triste. J’appréciais l’effort.

« En effet. »

Et c’est tout, je la laisse apprendre à négocier avec son artefact. Elles doivent faire connaissance, s’apprivoiser. On est responsable de ce que l’on apprivoise disait Saint-Exupéry dans la bouche du renard. Une baguette protège son sorcier, elle résiste à toute tentative d’être gagnée par autrui. Elle donne sa puissance, canalise celle de son utilisateur, jusqu’à user la dernière fibre de son cœur. Je me demande comment la demi-vélane va s’y prendre. Va-t-elle tenter la négociation, la colère, la volonté, la force ou juste demander gentiment ? Beaucoup de choses allaient se jouer là, dans ce tout premier contact.

Mon chou. Choupette. L’un est neutre, l’autre clairement plus sérieux. Une enfant qui utilise des mots d’amour presque comme des insultes ça a quelque chose d’infiniment triste. Je ne dis rien cependant, je la laisse faire, apprivoiser son artefact, prendre ses marques. Comme je ne veux pas la gêner, j’attrape un ciseau à bois, la première des baguettes, maintenant vernie, laisse mon instinct la décorer autour de la marque faite par l’assemblage proprement dit et ne lève la tête que lorsqu’elle parle, surpris. Pourquoi devrait-on imposer des choix différents pour les filles et les garçons ? Officiellement, les enrôlés sont adultes et n’ont pas besoin d’indice pour leur rappeler leur genre d’appartenance, de naissance ou je ne sais quoi. Et puis tout ça c’est affreusement binaire comme façon de penser. Je faisais pareil, avant. Ma femme m’avait appris à voir au-delà. Elle était de tous les fronts, combattant toutes les injustices. Vraie enfant de son millénaire, elle s’indignait d’un rien et cette passion qui l’animait me touchait en écho d’une flamme rassurante. Je la regardais vivre et je me sentais vivre un peu.

« N’importe quel pseudonyme non rayé de la liste, sans séparation de genre, de spécialité ni de brigade, sans non plus que le genre du mot choisi ait une quelconque importance » Toutes les langues n’en mettaient pas et celles qui le faisaient n’était pas d’accord entre elles, pour autant que je puisse en juger. A la question de la jeune femme, qui ne m’est pas adressée cette fois-ci (ouf), le nom de la liste se met à briller en lettres argentées. C’est assez pour me faire arrêter mes travaux et hausser un sourcil. Pas pour me faire regarder par-dessus son épaule. Après tout, la jeune femme a bien décidé de surnommer l’artefact « choupette ». Peut-être celui-ci veut-il se venger ou, plus positivement, échanger un surnom contre un autre. Cela ne serait pas étonnant vu sa nature et son coeur.

« Essayez, vous verrez bien. Il vous déplaît ? » C’est un nom d’oiseau ? Parce que même si elle choisissait de s’appeler Pinson, clairement, personne ne douterait jamais de la féminité de ce petit bout de princesse. Mais surtout, si la baguette prenait déjà des positions si forte alors il était primordial d’établir de bonnes relations entre elles. Cela pouvait aller très bien ou devenir un enfer de chaque instant, auquel cas, il préférait détruire sa création que la laisser prendre une vie par désintérêt ou mesquinerie. Les objets ne se rendaient pas toujours compte de l’importance profonde des êtres vivants et de ce qu’ils représentaient. Ils voyaient le monde à travers un autre prisme, une logique que je n’avais pas – encore – réussi à pénétrer et comprendre, malgré deux mémoires sur le sujet et une dizaine d’années d’études.