Trois cheveux, le double d’essences. Je ferme les yeux, doucement, tentant de m’imaginer les positions de tout ce petit monde, au-delà des chutes de bois magique, des outils posés à portée de main. Je me concentre, j’essaie d’aiguiser mon esprit, de le rendre perméable aux sensations des différents ingrédients. Trois cheveux ne sont jamais identiques, même lorsqu’ils viennent de la même tête, même s’ils ont été coupés au même moment. Et je ne me fatigue pas à vouloir comprendre d’où ils viennent, qui les a fourni, comment, pourquoi. Ils sont là, le bois et moi aussi. Toute association contient une part de hasard. Il est possible qu’aucun accord ne se fasse. Possible que si j’avais proposé d’autres bois, ceux-ci soient acceptés aussi, alors que le résultat final serait très différent. Une odeur d’ail me parvient, ou d’oignon. C’est une odeur que j’ai appris à associer à la pourriture. Un des ingrédients déteste fondamentalement un autre. Sans hâte, ma main bouge au-dessus de la table, jusqu’à frôler le chaos qui s’y trouve. Un mouvement dans l’odeur me répond. J’ai déplacé l’air venant du réfractaire. Je tâtonne. Je cherche. J’y suis. J’ouvre les yeux. If. Peu étonnant. Je prends l’objet inanimé et le range avec ses frères dans la réserve sous le plan de travail. Le bruit de la porte ne me fait pas même tressaillir. Je suis concentré sur mon œuvre. On me parle en français, je ne réagis pas. D’autres langues viennent rejoindre ce simple mot, dont de l’anglais. Je ne suis pas polyglotte, mais j’en sais assez pour savoir dire « bonjour » en français et en russe. Je hoche la tête. Lève les yeux. Une enrôlée.

Depuis quelques jours ils arrivent par vague. Souvent perdus, presque toujours en colère, ils entrent dans l’atelier avec des revendications. Après tout, je suis la première figure humaine qu’ils voient et l’elfe a clairement pour consigne de ne pas leur répondre. Je me prends leur peur, leur crainte, leur excitation, leur adrénaline. J’ai souvent envie de leur dire de se calmer. De prendre place. Qu’il est trop tard, de toute façon, pour se poser des questions. Ils font partie du domaine. Comme moi. Comme les autres instructeurs. Comme les autres enrôlés.

« Bonjour. »

J’ai parlé anglais. La pâte de fruit m’a rendu plus facile l’usage de cette langue même si je persiste à penser que la musique est le seul vrai langage universel. Ma propre baguette d’orme sort de ma manche pour atterrir dans ma main. Dans le même geste, je lui désigne un haut tabouret entre le plan de travail et une étagère sur laquelle est épinglée la liste où elle pourra trouver son nouveau nom. Elle est jolie, cette fille. Elle a quelque chose de diaphane. Mais elle ne doit pas être albinos, Monsieur le Directeur n’aurait jamais accepté une maladie avec tant de contrainte. Peut-être vélane. Il y a en elle quelque chose de plus qu’humain et j’en ai côtoyé assez pour les connaître un peu. Peu importe. Un verre d’eau apparait à portée de main ainsi que l’assiette pleine de pâtes de fruits. Si l’on m’avait demandé mon avis, j’aurais proposé des loukoums.

« On m’appelle Odysseus. La pâte de fruit vous permettra d’apprendre, comprendre et parler l’anglais si vous le souhaitez. L’eau n’est que de l’eau. » Je sens un cheveu frémir. Plus loin, une tige de saule s’agite. Je lance l’informulé qui commence la fusion entre les deux. Ils lévitent de quelques centimètres, le fil de vélane s’enroulant autour de la baguette de bois entre mes deux mains qui ne les touchent pas. Là, tout de suite, je ne prête que peu d’attention à ma visiteuse.

J’ai entendu. Et même français et une autre langue que je ne reconnais pas. Je ne réponds pas tout de suite, je murmure un sort et le cheveu commence à entrer doucement dans le bois, y traçant des marques là où il s’enfonce. On croit souvent qu’une baguette est faite d’un bout de bois qu’on aurait fourré d’un truc, comme un croissant au jambon ou un bête fallafel. Ce n’est pas le cas. Evidemment, c’est une méthode mais, au final, la baguette est un tout et son cœur n’est pas juste planté là, comme ça pour faire joli. La fusion se poursuit, et semble en bonne voie. Je peux retourner mon attention sur ma visiteuse. Elle fait partie des méfiants.

Cela ne fait que quelques jours que les enrôlés apparaissent au domaine et frappent à ma porte mais déjà, j’ai pu remarquer deux tendance parmi eux. Les prudents qui se croient toujours en guerre et demandent à tout vérifier, ne disent rien que le strict nécessaire et nous considèrent à moitié comme des ennemis. Ce sont ceux qui exigent le plus, comme Ortie ou Corneille. Et les fatigués qui se disent que quiconque avait le pouvoir de lire ainsi la vie et les rêves et de les emmener ici peut bien les tuer comme il veut et que donc il est inutile de sursauter à chaque ombre qui bouge. J’attrape un fin couteau d’argent – je n’ai pas de vaisselle pour manger ici – et coupe deux lanières dans les pâtes de fruits. Une vaguement rouge. Une vaguement verte. Zhurong a fait les deux pour qu’il y en ait de tous les goûts. Personnellement, je doute que cela ait vraiment un intérêt, pas pour une bouchée souvent prise à contrecœur mais cela ne me regarde pas, aussi je n’ai rien dit. Je porte la première à mes lèvres. Fraise-quelque-chose. J’ai oublié. Ca a surtout le gout de sucre et pas celui de rose. Je prends l’autre. Kiwi-poire, c’est déjà plus à mon goût. Je m’essuie les lèvres et fait passer le tout d’une gorgée d’eau prise directement au verre. Voilà. Je ne suis pas mort. Et si c’était un poison lent, je serais aussi mort que toi. Peut-être moins car j’en ai pas mangé autant mais tout de même.

Ce n’est pas comme si c’était la première fois de toute façon. Cela m’est parfaitement égal. Je la regarde. Ma baguette en construction continue à s’enrouler sur elle-même, donc j’ai encore un peu de temps.

Elle est attentive, observant le moindre détail. Je ne cache rien de plus ni de moins que d’habitude lorsque je m’écarte un peu pour actionner un robinet d’eau non loin et rincer mes mains du sucre qui s’y trouve. Pour faire des artefacts, il faut une hygiène impeccable. Le moindre grain de poussière inopportun peut changer toutes les caractéristiques d’un objet. Et c’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de l’art délicat des baguettes. Lorsque je relève la tête, celle en cours a terminé d’absorber son cœur et fume un peu, noire. Je la sens agacée. Doucement, je me sèche les mains, revient à mon atelier et attrape l’objet que je pose dans une potion de fixage et que je tourne pour qu’il s’imprègne bien de toutes part. Le liquide fait comme une peau orage sur le bout de mes doigts et elle a une forte odeur d’ozone. Je hoche la tête gravement à son remerciement, lui rendant son regard, impassible pour ma part mais sans jugement. J’inspire. La même question, posée différemment, comme pour ne pas me blesser. Elle semble plus douce qu’Ortie.

« Je ne pense pas. » J’ai beaucoup plus d’éléments que nous n’avons confisqué de baguettes, et ils me semblent en meilleure condition. Doucement, de ma main propre, je frôle les deux cheveux restant. Il y a comme quelque chose d’électrique qui passe au bout de mon index. Ils réagissent à la fusion et n’en sont pas ravis. Les cheveux de vélane, c’est bien connu, ont mauvais caractère. « C’est déconseillé. Un cœur fidèle ne s’attache qu’une fois. » Même s’il peut s’attacher à plusieurs objets, comme une femme. Une fille. Une sœur. Je baisse les yeux, sort le bois qui a un peu foncé et le pose sur un daim posé non loin. J’attrape alors une lingette de tissu et essuie tranquillement l’orage pétrolier de ma main directrice. « Pourquoi ? » J’imagine la réponse. Je ne pensais pas croiser tant de jeunes aussi fidèles à leurs baguettes. Quelque part, j’aime l’idée. Les mangemorts avaient tendance à les considérer comme acquises. Comme des…objets. Elles sont bien plus. Il me semble que c’est une constante de la jeunesse rebelle que d’avoir intégré cette vérité fondamentale. Un sorcier n’est RIEN sans sa baguette. C’est aussi pour cela que les gobelins, les elfes et les centaures sont si furieux de ne pas avoir le droit d’en posséder.

Elle sèche, je dois attendre un peu pour pouvoir continuer le processus de fabrication. Avec les baguettes, il faut savoir être à l’écoute, prendre son temps, être disponible et ouvert. Simplement. Mes yeux calme ont donc toute leur attention sur la jeune femme en face de moi. Elle n’a pas l’air ravie, cependant, elle ne se transforme pas comme certaines vélanes. Je doute qu’on me demande de faire une baguette pour l’une d’entre elle. Elle doit être hybride. Pauvre petite, ce n’est pas un mélange facile à supporter dans le monde actuel. Père ? Mère ? Grand-père ? Grand-mère ? Je n’ai aucun moyen de le savoir. Parfois, parait-il, ces gênes sont dormant et resurgissent à l’improviste. J’essaie de me rappeler de mes rêves de ces dernières semaines. Une silhouette si blanche, cela aurait dû me frapper. Mais à mon grand regret, la fatigue me fait oublier les portes qui se succèdent à un rythme bien trop soutenu.

« Je ne sais pas où vont vos baguettes. » Ma voix est douce, raisonnable. Je dis la vérité, je n’ai jamais posé la question. Cependant, je ne pense pas qu’elles soient détruites. Elles pourraient avoir leur utilité pour déconcerter certaines recherches par exemple. Monsieur le Directeur est trop intelligent, - a mon humble avis – pour ne pas utiliser toutes les armes à disposition. Mais encore, je n’ai aucune certitude et je ne veux pas donner de faux espoir. « Je sais juste qu’elles ne sont pas là et qu’un cœur extrait d’une baguette est difficilement réutilisable. » Ce n’est pas que je ne veux pas. Elle a l’air d’y tenir et je ne suis pas homme à décourager la loyauté. C’est que je ne suis pas en mesure d’accéder à sa requête. Aussi, si je me doute bien qu’il y avait plus qu’un « on s’entendait bien », peut-être une histoire de vie ou de mort où la baguette lui aurait sauvé la vie ou à l’un de ses proches, je ne peux faire autrement. « Je vous promet que celle que vous prendrez ici vous servira aussi loyalement. » Je ne peux rien dire d’autre. Alors, je ne dis rien.

Elle va se faire mal au doigt. A force de les malmener ainsi. Ne sait-elle pas que ce sont eux qui nous ont permis de nous élever au-dessus des autres mammifères non-magiques ? Qu’ils sont responsables de notre intelligence ? Elle semble le comprendre car elle les dénoue finalement, avec un accusé réception vocal désenchanté. Je ne suis pas faiseur de miracles. Il faut voir Lancelot pour cela. Je ne suis pas inquisiteur, c’est le rôle de Morrigan. Je ne suis pas celui qui donne des coups de pieds dans la fourmilière, je le laisse à Vyasa. Je suis le constructeur, celui qui fait des choses et les distribue. Elle tremble. Tant d’émotions, si peu de moyens de les exprimer. Il fut un temps, j’aurais tenté de la consoler mais je sais que ce n’est pas lui faire cadeau. Elle aura d’autres frustrations dans cet endroit idyllique qui prépare au chaos. L’attachement aux choses matérielles est quelque chose qu’elle doit laisser derrière elle. Une faiblesse. Je ne réponds pas à sa question rhétorique. Ce serait insulter son intelligence. Au lieux de cela, je la regarde évoluer dans mon antre. Elle a vraiment l’air bouleversée. Peut-être l’envoyer à Zhurong pour une potion ? Ou la conduire jusqu’à la très franche Boudica, pour une remise de pendules à l’heure. Il y a du mépris dans les paroles qui suivent. Puisque je n’ai pas le choix je prendrais une des vôtres. Comme si les miennes étaient empoisonnées. Elle n’est pas en état de choisir un artefact. Je ne bouge pas. J’attends. Je ne montre pas même que j’ai entendu son caprice. Pas de cheveux de vélane ? S’il doit y en avoir, il y en aura. Ce n’est pas le baguettier qui choisit. C’est la baguette. Elle reprend. Comme elle semble s’être reprise. Un peu.



« Les elfes ici sont libre » réponds-je tranquillement au cas où elle n’aurait pas relevé les habits sur celui qui l’avait conduite jusqu’à moi. « et à ce titre, moins enclins à répondre aux questions des nouveaux arrivés. Quant à la sécurité, vous devez bien penser que nous en sommes tous responsables. » Logique, mais pas totalement vrai. Quelqu’un a produit les défenses et les barrages. Peut-être est-ce Monsieur le Directeur. Et peut-être pas, peut-être est-ce le Projet Rementor dont il se dit l’effigie. Je ne sais pas et n’ai pas envie de savoir pour le moment. Chaque jour est assez rempli pour ne pas me poser de questions dont je sais que je n’aurais pas la réponse. « Peut-être Monsieur le Directeur sait-il ce qu’il advient des baguettes des enrôlés mais je ne saurais que trop vous déconseiller de le déranger pour cela. C’est un homme puissant avec beaucoup de responsabilités et il n’apprécie pas vraiment les détails qu’il juge triviaux du quotidien. » La leçon était bien passée. Le sorcier pouvait être content de moi. Je m’assurerais de mon mieux à ce qu’aucun jeune ne se fasse malmener sans raison.

Elle promet et je ne m’y attarde pas. Qu’elle le fasse ou non n’était pas de mon ressort et je devais avouer que je m’en moquais éperdument. Ce serait à ses risques et périls. Elle ne pourrait simplement pas dire que je n’avais pas prévenu. Quant à Monsieur le Directeur, je pourrais lui répondre que je l’avais déconseillé.

Indifférent donc à de potentiels soucis futurs, je retournais à ma baguette, sèche à présent et l’essuyais d’un geste sûr, dans le sens du bois, de la base vers la pointe. Les volutes noires tombèrent alors pour révéler un dessin plus complexe, d’essence plus clair, incrusté dans l’objet. Il était commun de penser que les décorations étaient le fait du baguettier. Et parfois c’était vrai. Mais il y avait des fusions qui marquaient l’artefact et, clairement, c’était le cas ici. Elle reprit la parole, je lui rendit mon attention.

« La plupart en effet. La forêt comporte énormément d’essences à baguettes, au point qu’il n’est qu’à aller se servir et les environs autant de créatures magiques qui peuvent perdre ou donner ingrédients. La seule exception notable concerne les dragons. Il n’y en a pas dans les parages et je n’aime pas tuer pour obtenir mes cœurs aussi j’en confectionne que très peu. Ce sont les elfes qui me les fournissent. Le Domaine va pourvoir à vos besoins qu’il s’agisse d’outils, de matériel, de vêtements ou de nourriture. En échange, il est attendu des enrôlés d’être respectueux des habitants du domaine, d’obéir à l’équipe encadrante et de faire de leur mieux. Normalement, vous avez déjà accepté tout cela lors du Rêve. »

Je pense savoir où elle veut en venir. En effet, il y a une communauté de vélane dans les parages. Elle se tient volontiers à l’écart des humains avec lesquels elle n’a que peu d’interaction mais j’ai eu la chance de pouvoir m’entretenir avec elles au sujet de leurs cheveux que j’échange contre des artefacts. Si je devais être franc, j’avouerais volontiers que la grande majorité des ingrédients apparaissent d’eux-même dans la réserve. Je n’ai malheureusement pas le temps d’aller moi-même à la cueillette. Peut-être plus tard, quand les choses se seront tassées et que les effectifs seront stables, je pourrais rendre au Domaine autant que ce qu’il m’offre.

Elle ne dit pas grand-chose, la jeune femme, une fois qu’elle commence à comprendre que ce n’est pas l’endroit pour réclamer sa baguette. Elle a quelque chose d’un chat qui tourne autour de l’objet de sa convoitise, sans oser vraiment s’y aventurer. J’aurais aimé qu’elle en vienne au fait, histoire de pouvoir avancer mais je ne veux pas la bousculer. Après tout, j’ai du temps, au moins jusqu’à l’arrivée d’un nouvel enrôlé et des mêmes questions, des mêmes craintes, des mêmes peurs, juste formulées différemment. Je la regarde approcher encore, tenter de faire un humour qui me laisse de marbre. Je travaille sur ma baguette, j’attends. Je la vois regarder mon ouvrage du coin de l’œil, je le dépose devant elle et dispose de nouveaux brins de bois d’essences diverses près des deux cheveux restant. Ce n’est pas parce que je n’ai pas eu de réaction la première fois que j’en aurais jamais. Les vélanes sont des êtres volatiles et difficiles à contrôler.

« En quelque sorte. » Le nirimage en moi tente de mettre des mots sur l’expérience. Il n’y a rien de plus changeant qu’un rêve. C’est un message codé, de façon à ce que seul le destinataire comprenne, et encore, pas trop, de peur qu’il repousse l’idée. Dans ce cas précis, la magie du rêve est mêlée d’autres magies encore ce qui rend les choses plus complexes et moins stables. « Chacun est différent, un même message n’est pas pour tous les esprits. Mais tous les enrôlés ont eu à peu près le même choix, la même proposition. » Je le sais autant parce que je suis là que par ce que m’ont raconté ceux qui sont déjà arrivés. Pour nous, cela avait été différent. Mais nos options n’étaient pas vraiment les même, il faut bien l’avouer. « Pour les instructeurs, le Rêve est différent. » Je lui tends la baguette qu’elle a l’air d’admirer. Pour qu’elle la prenne et la regarde de plus près, si elle veut.