Le trésor des insomniaques [Pivoine

Tic.
Tic.
Tic.

Cendre se retourne, rabat au dessus de sa tête la couette qui la protège du froid. Ça fait rempart à l'air nocturne. Le bruit lui, se fout bien du drap et le transperce comme du rien.

Tic.
Tic.
Tic.

Seconde après seconde, elle entend le temps qui s'égrène, s'allonge. Plus elle s'y attarde, moins elle parvient à l'occulter. Le son qui, initialement, n'avait pas même quoi que ce soit d'audible devint plus bruyant encore, agaçant. Pire qu'un billywig qui bourdonne au creux de l'oreille.
Ça finit par l'éveiller complètement. Ça lui donne des envies de destruction mécanique.

Tic.
Tic.
Tic.
Tic.

Elle déteste ce genre de nuit où elle passe plus de temps à constater de son éveil qu'à en profiter pour se reposer. Elles sont légions, pendant parfois des semaines, ça la rend d'une humeur exécrable, et l'augmentation conséquente de sa consommation de caféine n'aide en rien.
De ses narines s'échappe un soufflement aussi frustré qu'énervé. La mâchoire raide, elle repousse l'inutile bouclier au bout du lit, se redresse. Elle aurait bien balancé ce foutu objet au feu si son propriétaire ne savait pas déjà que, s'il s'était retrouvé à l'autre bout du domaine huit jours plus tôt, c'était parce qu'elle avait trouvé l'accessoire plus utile en pelote de laine. .. Et qu'un félin sauvage, par elle ne savait quel miracle, s'était aventuré jusque dans leurs dortoirs exactement la même nuit.

L'esprit trop vif et le myocarde trop emballé pour lui assurer un sommeil prochain en dépit de la gêne sonore, elle se tourne, pose les deux pieds par terre. Pierre froide sur épiderme nu. Un manque de confort auquel elle s'est déjà habituée. Debout, elle va fouiller dans les poches de sa veste, tire d'un emballage tout corné une clope qu'elle glisse entre ses lèvres. La main plongée une seconde fois dans la brèche, elle laisse ses phalanges s'attarder sur les précieux dissimulés, fronce les sourcils, recommence avec la cavité jumelle. Rien. Mais vraiment rien. Son index se glisse dans une brèche, chatouille le vide.
Quelle poisse. Quelle double poisse. Triple, avec la maudite montre.

Cendre soulève sa veste, la secoue, assez naïve pour croire que le trou s'est effectué à l'instant, que ses biens sont encore là. Elle insiste, en plus. Cherche sur le sol, sur la table, dans la poche de son short. Peut-être, après tout, avait-elle eu d'autres réflexes qu'à l'accoutumée.
Non. Bien sûr que non. Son collier, elle l'a retiré parce que la chaîne s'est brisée plus tôt dans la journée. Et, occupée, elle n'avait pu se permettre d'user d'un sort pour corriger l'accroc dans l'immédiat. Après, elle avait oublié.

Bon sang, il serait tombé où ? Le briquet aurait-il chut au même instant ? Avant ? Après ? C'est pas comme si elle pouvait en trouver un autre au domaine. Et puis elle y tenait, à lui aussi. Raaah.

La sorcière retire la cigarette d'entre ses lèvres, passe la main sur son visage, se pince l'arrête du nez. Comme si ça pouvait l'aider à se concentrer. Ils pourraient être n'importe où, pris par n'importe qui.
Elle saisit sa baguette, la fourre dans la poche de son gilet - sans trou, elle a vérifié - et sort des dortoirs, décidée à refaire en sens inverse son itinéraire de la journée. Couloir par couloir s'il le faut, elle irait dehors si nécessaire. Hors de question qu'une pie ne lui prenne ses précieux, elle ne se le pardonnerait pas.

Tout est noir. Les ombres sont souveraines à cette heure, la lune bien cachée s'abstient d'éveiller la poussière. Ça lui convient bien, d'ordinaire, la pénombre.

- Lumos.

Ses pas l’amènent vers un premier escalier, jusque l'entrée du bâtiment Occamy. Rien.
Dehors, l'air est frais. De gros nuages tapissent le ciel, comme pour étouffer les étoiles ; une bise s'infiltre dans son gilet.
Elle retourne dans le bâtiment principal, commence par la bibliothèque, dernière pièce visitée avant d'aller se coucher. La porte fait un bruit du tonnerre lorsqu'elle la tire pour entrer. Assez pour réveiller un mort. Elle n'aurait pas cru croiser le regard d'une vivante, fantôme palpable penchée sur un ouvrage presque plus gros qu'elle.
Cendre se stoppe instantanément, un peu surprise de croiser âme qui vive, peut-être un peu coupable de l'avoir dérangée.

- Heu.. désolée ..

S'il y a bien quelque chose de pratique avec la combinaison des insomnies et des pluies de devoirs à rendre, c'est qu'on peut travailler au calme. Pas besoin de se serrer, de faire de la place aux autres, d'empiler les grimoires en s'excusant, de supporter les papotages. On peut s'étaler, prendre la moitié de l'immense table de ferme, aller d'un livre à l'autre, même se mettre debout sur les bancs pour voir ce qui est écrit en tout petit au milieu de la table, même carrément grimper sur la table quand c'est écrit vraiment petit et que le livre est vraiment énorme. C'est magnifique. Si seulement j'avais eu accès à tout ça plus tôt.

L'inconvénient, à part que c'est pas très bon pour les nerfs et la concentration de travailler aussi longtemps et aussi tard, et que donc je pédale dans la semoule depuis deux bonnes heures, c'est qu'il faut quand même des bougies. Autrement dit, il faut faire très attention à pas mettre le feu à l'énorme volume craquant - au sens le plus littéral du terme, il fait critch-critch dès qu'on l'effleure - et à ses congénères. J'ai donc enchanté quelques bougeoirs pour les faire flotter au-dessus de la table, histoire d'y voir sans tout cramer ni faire tomber de cire sur des ouvrages qui ont dix ou vingt fois mon âge. Ca cache le beau plafond enchanté, son croissant de lune et ses étoiles qui ne représentent aucune constellation connue de qui que ce soit, mais j'ai presque le même dans la salle commune des Selkie alors je suis pas trop déçue. De toute façon j'ai bien remarqué comme on se blasait vite des merveilles. Combien de temps avant que je me blase d'être à genoux sur la table, à moitié couchée sur un traité lourd comme deux Pivoine et demie pour lire une note manuscrite à la noix dans le coin supérieur droit, et de pouvoir l'être sans que personne me regarde pour me juger parce que c'est pas comme ça qu'on utilise les tables surtout quand on est une fille ?

Je me rassois sur le banc, avec un soupir dépité pour mes notes. Ce commentaire était totalement inutile, comme je m'y attendais, et c'est pas ça qui va m'aider à régler mon problème. Par acquis de conscience, j'ajoute quand même quelques mots sur mes parchemins, juste à temps pour réaliser qu'il y a du bruit de...

BRRRAAAM

...hors. Avant d'avoir réalisé, j'ai déjà Choupette en main, je suis en train d'enjamber le banc. Je fais rien d'interdit, d'illégal ou de dangereux, mais on sait jamais.

C'est une fille qui a ouvert la porte. Elle a l'air plus étonné que moi de tomber sur quelqu'un. Pas une menace. A priori. Je me détends un peu, pas complètement. Pas tant que j'aurai pas réussi à remettre un nom et une brigade sur ce visage pâle dont les bougies et son Lumos accentuent les ombres.

"Je t'en prie." J'ai une dizaine de questions à lui poser là tout de suite, mais je commence par la moins intéressante : "Besoin d'un grimoire ?"

Il lui avait fallu une seconde avant de s'excuser. Une seconde à suivre des yeux le mouvement d'une silhouette opalescente, à demi mangée par les ombres, une seconde à percuter son authenticité. À côtoyer les morts, on finit par voir des spectres partout. Hallucinations visuelles ou fantômes avérés, la frontière est fine quand les survivants sont plus morts que vivants.
Mais elle est réelle. Ni transparente, ni impalpable, une sorcière comme une autre, aux phalanges repliées sur une baguette protectrice, menacé ou menaçante. Elle avait eu plus de réflexes que Cendre qui, une main encore refermée sur la poignée de la lourde porte, demeure immobile, rendue idiote par une surprise qu'elle n'a pas prévu. Qu'elle n'a pas même essayé de prévoir.

«Tu te ramollis ma vieille .... »

Elle se sent raide. En face d'elle, l'inconnue se détend, vraisemblablement plus convaincue qu'elle qu'il n'y a aucun danger. Détendue, pas rassurée. Cendre la voit du coin de l'oeil, sa baguette qu'elle tient toujours, qu'elle ne lâchera pas. Les vieilles peurs ne disparaissent pas en quelques mois, la confiance ne s'accorde pas si facilement. On dirait un animal sauvage, qui cesse de montrer les crocs sans pour autant baisser sa garde. L'animal à du connaître la guerre, lui aussi, voir son pelage roussir. Dommage, pour un si joli blanc.

Blanc. Il n'y en a pas cinquante, des nanas albinos qui foulent le domaine. Il n'y en a pas cinquante, des nanas albinos précédées par une réputation certaine, quelle qu'elle soit. Non pas que Cendre en ai quelque chose à faire, elle s'en contrefout plutôt, et elle n'a pas eu besoin d'écouter les ragots pour associer à son visage la fleur ornementale chinoise.
Pivoine.
Plutôt remord, ou plutôt amour ?

La surprise a disparu de ses traits, remise en place du masque, restauration du bouclier. Cendre se contente de quelques mots d'un ton monotone pour répondre, jouer de son corps, de ses mains, de son chef pour communiquer une idée, appuyer ses propos, ça n'a jamais vraiment été son fort.

- À moins qu'il en existe un qui puisse me permettre de retrouver un objet perdu, non.

Objectif énoncé, elle s'avance. La porte est trop lourde pour se refermer d'elle même, alors elle reste entrebâillée, le faisceau d'une lumière blafarde essaie de grignoter les ténèbres du couloir.
Ses pas l'emmènent vers la table de la demi-vélane, non pas du fait d'une envie particulière mais plutôt d'une nécessité certaine. Elle était installée à la table suivante quelques heures plus tôt.

L'occamy la dépasse, sans vraiment s'attarder à la regarder davantage, puis baguette tournée vers la table elle cherche la fine chaîne contre le bois, le reflet de la lumière sur l'argent, à défaut de pouvoir déceler le délicat du bijou sur le brut du chêne. Un accio pourrait résoudre le problème rapidement. Ou dérober à chaque sorcier de précieux ornements.
Rien dessus, elle pose ses deux genoux au sol pour inspecter sous le meuble, sous le banc.

Oh. C'était trop compliqué de dire "non, j'ai perdu un truc" ? J'ai pas l'impression qu'elle veuille que je l'aide. Vu son visage fermé, son langage corporel inexistant et le fait qu'elle me passe devant sans plus me regarder, je pense qu'elle veut surtout que je lui foute la paix. Bon. Ca tombe bien, j'ai du boulot. Je me réinstalle, je repose Choupette sur la table.

Sauf qu'après environ dix secondes à relire les trois mêmes mots en boucle, je me rends compte que ma bulle de calme parfait, mon illusion d'isolement, une bibliothèque entière rien que pour moi, c'est fini. Et que c'était probablement la seule chose qui me permettait de rester concentrée sur mon boulot malgré l'heure atrocement tardive. Ca et pouvoir grimper sur la table à quatre pattes pour me vautrer à moitié sur un grimoire au format demi-géant, bien sûr. Je me demande si la table en pense quelque chose, de ça, tiens. Elle a pas rué donc soit ça lui convient, soit elle s'en fout.

Je me demande si ça dort, une table, tiens.

Et si je me demande ça, c'est qu'il est vraiment beaucoup trop tard. Même pour bosser seule dans une bibliothèque. Alors je pose un des plus petits livres sur mes notes et j'enjambe à nouveau le banc. Je reprends Choupette au passage, qui s'illumine d'un Lumos murmuré. Je me rapproche, je me baisse, j'éclaire le dessous de la table et je lui adresse un léger sourire. Elle est en face de moi presque, la table entre nous.

"Tu cherches quoi ?"

Il n'y a rien. Absolument rien. Ni chaîne délicate, ni minouche répugnante. Le ménage a été fait, elle ne sait quand d'ailleurs, il n'y a ni terre ni poussière, aucune saleté, aucune tâche. Même pas un vieux chewing-gum collé au versant du meuble. Tel soin ne cessera jamais de l'étonner. Après tout, les bibliothèques sont toujours réputées pour être crasseuses non ? Les vieux ouvrages craignent l'humidité, la chaleur, le soleil, ça a toujours semblé justifier un manque certain d'hygiène. Les petits êtres qui évoluent dans le domaine semblent peu se soucier des rumeurs qui courent dans le reste du monde, ils nettoient tout, à fond. Mais était-ce avant, ou après qu'elle vienne étudier ? Son oeil lui jouerait-il des tours ? Etudie-t-elle les mauvaises dalles ? N'était-elle pas installé à la place de l'albinos ? Mince, la voilà qui remet tout en question. À moins que ce ne soit simplement pas ici qu'elle l'ait perdu ?

Il y a du mouvement de l'autre côté. Le livre qui se referme claque dans l'immense pièce, trouve écho sous le plafond. Bientôt, il y a la truffe pâle de l'animal sauvage qui se glisse sous la table, ses babines qui s'étirent pour former un sourire.
Pas si sauvage. Curieuse. Fouineuse.
Non, pas fouineuse. Juste aimable.

Cendre jauge un instant l'esquisse qu'arbore l'insomniaque, l'ombre d'une bonne volonté qui déchire le néant. Elle se redresse, ses fesses sur ses talons nus, elle ne perd rien à lui en parler. C'est souvent en demandant directement qu'on obtient les meilleurs résultats.

- Deux choses. Un collier, fine chaîne d'argent, qui descend jusqu'au sternum. Le pendentif est une clef. Et un briquet zippo, les coins sont rouillés.

Et pourquoi un briquet ? Devines.

Elle a pas l'air très chaude, mais elle dit pas non, et après m'avoir jaugée comme si elle hésitait un peu à me confier les clés du Domaine, elle finit même par me répondre. Une longue chaîne avec une clé, et un briquet. Qu'est-ce qu'elle peut bien ficher avec un briquet sur le Domaine ? Je me retiens à temps de poser une main sur mon propre pendentif pour vérifier qu'il est toujours là, mais j'ai esquissé le geste, du coup pour le masquer je le prolonge, je me redresse, et d'un geste de baguette, je déplace un des bougeoirs flottants. Là. Elle aura rien remarqué. Je rapproche la lumière, je la place sous un bon angle pour éclairer sous les tables. A bien y réfléchir, un briquet c'est plutôt une bonne idée en fait. On est perdu sans baguette, c'est pire qu'un couteau-suisse, une vraie extension de nous-mêmes. Sans ça, y en a plus d'un ici qui serait nu comme un ver.

"Ca marche, on va voir si on trouve quelque chose."

Une chaîne, une clé et un briquet ça devrait pas être le plus facile à trouver, mais on va se débrouiller. Au moins ça a l'avantage d'être métallique, ça renverra plus de lumière que... à peu près n'importe quoi d'autre.

"Tu les aurais perdus en même temps ?" Souvent on perd ce genre de trucs quand on se lève, du coup je concentre mes recherches sur l'espace entre les bancs et les étagères. "Tu étais à quelle place exactement ? Tu te souviens des rayons où tu es allée ?"

Cendre aurait pu la voir, cette interrogation dans l'azur de ses yeux, cette question qui flotte au bout de ses lèvres, réprimée par politesse. S'il y avait eu un peu plus de lumière, oui. Mais l'ombre lui joue des tours, simule et dissimule, ce qu'elle perçoit est davantage le fruit de son imagination que d'une observation avérée. Aucune fiabilité.
La bougie qui flotte jusqu'à elles les dispense d'une luminosité nouvelle. Le jaune tamisé d'une flamme qui tremble s'additionne à l'éclat glacial qui perce de leurs baguettes respectives, ça effraie les ténèbres qui courent se planquer dans les recoins.

Toujours rien. Cendre fait un pas - genou ? - de côté, étend le périmètre de recherches à l'ensemble de la table, puis bientôt même derrière le banc.

- J'en sais rien. Mon collier s'est cassé, je l'ai mis dans ma poche, mais j'étais occupée, je n'ai pas fait attention si le briquet y était encore à cet instant ou non.

Ils pourraient être n'importe où. Par Merlin, qu'est ce que le domaine lui parait grand à cet instant. " Chercher une aiguille dans une botte de foin ", cette expression n'a jamais semblé plus pertinente qu'à l'instant. Quels rayons a-t-elle visité ? Elle se plonge brièvement dans sa mémoire, refait le chemin à l'envers, plus précisément. La table, où elle a posé son sac, sa veste. La chaleur estivale l'avait poussée à se découvrir, elle ne l'avait donc pas au moment de chercher le premier livre, ni le second, ou le dixième. Elle ne l'avait pas remise avant de partir. Non, avant d'aller ranger les ouvrages empruntés.

- Tu étais à quelle place exactement ?

- Exactement là où je suis il me semble. Après il ont aussi pu tomber quand j'entrais, ou même ailleurs.

La jeune sorcière se relève, elle jette un coup d'oeil à la porte entrebâillée, puis aux rayonnages. Autant commencer quelque part. Baguette pointée vers le sol elle refait attentivement son parcours jusqu'aux rangées d'étagères. Elle avance jusqu'à repérer les livres qu'elle avait sélectionnés, donc l'endroit où elle s'était stoppée, cherche encore.

Et toujours rien.

"Si c'est tombé à l'entrée quelqu'un a dû les trouver. Y a du passage par ici." je commente sans cesser de fureter dans mon coin.

Au mieux, ça se sera retrouvé poussé dans un coin, ou sous une étagère. Peut-être que quelqu'un l'aura pris sans trop savoir quoi en faire et aura laissé un mot sur les tableaux d'annonce. Au pire ça aura été cassé, ou volé, et hop terminé.

Un Accio aurait pu régler ce bazar si facilement, si on avait eu une zone un peu plus précise où le diriger. Si la chaîne et le briquet étaient au même endroit, avec un peu de chance ils sont tombés pas très loin l'un de l'autre... non, moi non plus j'y crois pas, avec ma chance ils sont tombés comme les cailloux du Petit Poucet et ils ont été nettoyés par les elfes.

"Si jamais on les trouve pas, faudra laisser un mot sur les panneaux d'affichage des dortoirs. Et aux elfes aussi, pour savoir s'ils les auraient pas trouvés."

Difficile d'en attraper un, on les voit jamais. Mais ça m'étonnerait pas qu'ils écoutent tout ce qui se dit, et s'ils passent faire le ménage ils doivent bien voir des choses. Un mot poli placé bien en évidence, ils le liraient certainement. Enfin s'ils savent lire. Je sais pas s'ils savent lire, les elfes. Le pire qu'on risque, c'est que ça marche pas, après tout, pas vrai ?

Avec un grognement d'effort, je m'allonge par terre et je dirige le rayon de ma baguette sous l'étagère la plus proche. C'est les elfes qui font le ménage, alors j'imagine qu'ils cachent pas les toquets de poussière dessous...

C'est laquelle, la pire des situations ? Que ses biens soient perdus sur un domaine de plusieurs hectares et qu'elle doive fouiller la moindre parcelle de terre, ou qu'elle fouille la moindre parcelle de terre alors qu'un sorcier au grand coeur s'est essayé aux bonnes actions en ramenant ses affaires - qu'elle aurait ainsi pu trouver - elle ne sait où ? Y-a-t-il simplement un endroit où son stockés les objets perdus ? Enrôlés comme instructeurs n'ont que peu de possessions, statistiquement parlant, les pertes doivent être moindres, et de fait, un objet perdu ne doit pas le rester très longtemps. Et si quelqu'un avait trouvé son briquet à son goût ? Un collier est très personnel, quiconque dispose d'un peu de jugeote doit se douter qu'il appartient à quelqu'un, et qu'il pourrait bien être irremplaçable. Mais un briquet ? C'est très accessoire, objet anodin qui se trouver par dizaine de millier en France sans aucun problème. Bon, pas aussi vintage, certes. Mais quelques uns doivent bien deviner qu'ils lui appartiennent non ? Cendre passe son temps à jouer avec, l'allumer, l'éteindre, l'allumer, jouer avec la flamme. On lui avait fait le reproche une fois, qu'elle devait être bien stupide pour jouer avec le feu au milieu d'une bibliothèque inflammable, bien peu respectueuse à ainsi menacer des millions de pages peut-être uniques d'une maladresse dramatique. Mais savait-on vraiment qui elle était ? Elle a toujours eu un certain talent pour passer inaperçu. On oublie qu'elle est présente dans une pièce, on oublie qu'elle n'a pas été interrogée, présente mais absente, elle est peut-être plus spectre que le fantôme allongé par terre à l'instant.

Rien sur les dalles devant l'étagère. Ni ici, ni sur un périmètre d'un mètre autour de sa position. Ni sous les dites étagères non plus. Dans le doute elle parcourt plus en longueur la rangée d'ouvrages, opinant mentalement à la proposition de Pivoine. Elle aurait même du regarder sur les panneaux immédiatement, au cas où. Mais elle s'était précipité ici.

Leurs recherches semblent inefficaces. Ce devait être avant, ailleurs. Peut-être dehors ? Et si, plutôt qu'un homme, c'était un animal qui les avait trouvé ? Il y a des niffleurs sur le domaine ? Elle n'en a jamais vu, mais s'il y en a, elle peut certainement faire une croix sur ses affaires.

Bon, chaque chose en son temps. Elle fait marche arrière, retourne vers la porte laissée entrebâillée.

- On dirait qu'il n'y a rien ici. Je vais aller voir dans les autres pièces.

Elle s'arrête, marque un moment d'hésitation. Ses mèches lui chatouillent l'épaule, un courant d'air vient mordre sa chair.

- Désolée pour le dérangement, merci d'avoir cherché avec moi.

Et en effet, pas l'ombre d'un toquet de poussière à des mètres devant moi. Ils sont forts quand même ces elfes. Comment on peut bien les réduire en servitude avec des pouvoirs pareils ?

Intéressante question à laquelle je pourrai probablement répondre que si j'arrive à en attraper un pour lui taper la causette, et si jamais ça arrive un jour ça sera probablement pas le sujet de conversation principal de la rencontre.

Je vois toujours ni collier ni briquet. Ni vague reflet métallique incongru, d'ailleurs - pas sous les étagères en tout cas. Certains livres ont des fermoirs métalliques et c'est assez frustrant d'avoir ce petit scintillement au coin de l'oeil, en périphérie du champ de vision, en hauteur, quand on cherche quelque chose par terre.

Hm ? Elle s'en va ? Déjà ? Ca fait si longtemps qu'on cherche ? Peut-être. Je sais pas. J'ai pas encore totalement apprivoisé la nuit et ses couleurs changeantes. Je me redresse sur les genoux avec une grimace, je penche un peu la tête pour me décrisper le cou - sans grand succès.

"Je t'en prie."

Je m'étire, je me remets debout sans avoir mieux réussi à me remettre les articulations en place. Il doit être tard, quand même.

"Je vais partir aussi, si tu veux que je regarde avec toi sur le chemin..."

En attendant une réponse, je referme les quelques grimoires encore ouverts, j'élève encore un peu les bougeoirs enchantés, et je fais délicatement voler à leur place grimoire après grimoire. Je suis pas assez grande pour tous les remettre en place à la main, et vu l'heure - que j'ignore mais assez tardive pour que je sois crevée - je préfère pas me risquer sur les échelles.

Cendre a la sensation de l'avoir dérangée, la petite fleur immaculée. En dépit de ses propos, en dépit de sa négation, plus tôt, de son « Je t'en prie. » qui voulait dire « ce n'est rien. », en dépit de son geste pour l'aider. Elle l'a interrompue dans ses révisions, dans sa solitude, la voilà qui désormais y coupe court, définitivement, qui entame un geste pour remballer ses affaires, partir. Peut-être Cendre a-t-elle rompu le lien, si fragile, qui relie la réalité à cet univers parallèle de concentration absolue dans lequel elle s'était plongée une insomnie durant. Peut-être l'a-t-elle souillé, d'un bruit, d'un mouvement, gâché. Peut-être Pivoine commençait-elle simplement à fatiguer, après des heures à pencher ses grands yeux bleus sur les paragraphes atroces, peut-être son cerveau commençait-il simplement à saturer, d'avaler des lignes et des lignes de données pour les recracher sur un parchemin jauni. C'était pour quel devoir ? Métamorphose ? Artefact ? Un peu de recherches personnelles ? Ou une manière de s'occuper l'esprit ? Les pensées peuvent parfois se montrer encombrantes, elles grouillent, se reproduisent, pullulent dans une prison osseuse, se cognent entre elles comme des milliers de molécules qui se percutent, fusionnent ou explosent, ça lui donne envie de se cogner la tête pour assommer toutes les voix qui parlent, pour oublier. Ecrire, ça l'a toujours aidé à faire le vide.

Elle l'a interrompue. Pivoine l'a aidée, et voilà qu'elle veut continuer.
La française a du mal désormais, avec les services sans justifications apparentes. Si elle n'a aucun mal à en offrir sans contrepartie aucune, que ce soit réciproque lui semble toujours cacher quelques perversions inavouées.
Mais qu'elle l'aide, après tout .. Du moment qu'elle ne s'en sent pas obligée.

Cendre reste silencieuse. Son mutisme est une approbation muette. « Qui ne dis mot consent. »
Elle n'entame pas un geste, tout le temps que la sorcière immaculée prend pour ranger les ouvrages qu'elle a empruntés. Elle l'aurait bien aidé, c'aurait été un juste retour, mais le temps qu'elle fasse un pas, la Selkie a déjà amassé les livres. Et elle ne se serait pas permis de toucher à ses affaires personnelles.
Elle l'attend alors, consacre ce court laps de temps à déterminer le prochain point d'intérêt. Lorsque Pivoine a rassemblé ses affaires, elle lui tient la porte pour faciliter sa sortie.

- J'aimerai passer au réfectoire, puis en salle de cours. Ce n'est peut-être pas sur ton chemin ?

La pierre est froide sous ses pieds nus. La nuit a fini de refroidir la bâtisse qui se laisse influencer par les températures extérieures. Si ce changement est bien venu en plein été, elle espère qu'il en ira autrement en décembre, où le gèle pourrait s'infiltrer jusque dans ses draps.

Elle bronche pas. Ni oui, ni non, ni merci ni merde. Bon, j'imagine que ça veut dire qu'elle a rien contre mais qu'elle est pas trop pour non plus. Je range mes grimoires tranquillement, en faisant bien attention de rien abîmer, de pas faire trop de bruit, de pas les enflammer sur les bougies qui flottent toujours. Je voudrais pas, vraiment, absolument pas, mettre le feu à quoi que ce soit, grimoire, parchemin couvert de notes, de ratures et de flèches, table... ou n'importe quoi, vraiment. Pas. De. Feu. Nulle part. On veut pas détruire le Temple du Savoir, par le feu ou par l'eau d'un Aguamenti trop zélé ou par basiquement n'importe quoi d'autre. En d'autres temps, d'autres lieux, j'aurais aimé vivre dans une bibliothèque je crois. Tellement de savoir, tellement de vies à portée de main...

Mais on est en 2019 au Domaine de Rementor, pour combattre la Domination du Mal, et Pivoine rat de bibliothèque ça sera pour une autre vie. Gardons juste à l'esprit que l'idée du bouquin qu'on a signé avec pire que du sang, c'est qu'on fait que passer et qu'on est pas chez nous et de rien abîmer, et donc que foutre le feu aux bibliothèques, a priori, ça a pas l'air très bon pour l'espérance de vie.

Le dernier et monumental grimoire soigneusement rangé, Cendre est toujours là, alors je décide définitivement que ma proposition l'intéresse, et elle prend enfin la parole pour me le confirmer.

"On passe devant la salle de réception pour sortir, ça coûte rien de jeter un oeil. Par contre je t'avoue que la tournée des salles..." Pfff. "Tu as eu cours dans le bâtiment Selkie aujourd'hui ? Je peux vérifier ça."

Le reste, hein, t'es gentille mais tu te débrouilleras sans moi, c'est pas une heure pour faire le tour du Domaine le nez par terre. Surtout avec la fatigue que j'ai déjà dans les jambes.

Parlant de jambes...

"T'as pas froid ?" je commente, une fois qu'on s'est mises en route, scrutant toujours le sol du bout de la baguette en quête d'un éclat d'argent ou de laiton.

Je sais qu'on est en été, m'enfin pieds nus en pleine nuit... brrr. Quelle idée. Quelle horreur.

pwal

Cendre n'aime pas parler pour ne rien dire. En conséquence, ses propos sont, au mieux, brefs, au pire, tout simplement inexistants. Le langage du corps est riche de bien plus d'informations que ne peuvent porter seuls les mots, aussi complexes ou nombreux soient-ils. L'inconvénient, c'est que beaucoup de personnes ne le comprennent pas. Ou plutôt, n'y prêtent aucune attention.
Elle se demande si Pivoine en fait partie. Elle a l'air de parler beaucoup. Trop. Mais l'un n'implique pas nécessairement l'autre.

- Gestion des dégâts ce matin.

De 8h30 à 10h30. Mais elle se revoit encore à jouer avec son briquet durant la pause, assise sur le rebord d'une fenêtre en attendant que celle-ci se termine. Et la chaîne de son collier ne s'est cassée que plus tard dans la journée, cours d'artefacts. Cocasse quand on y pense.

- Mais j'ai perdu mes affaires après. Merci quand même.

Ses pas ne font aucun bruit sur les dalles du couloir. Ceux de Pivoine à peine plus, parce qu'elle a chaussé des baskets. Ça doit moins faire mal aux pieds dehors, sur les graviers.
Du bout de sa baguette s'échappe toujours l'éclat bleuté de son lumos.

- T'as pas froid ?

- Je suis habituée.

Ça n'a jamais été une nécessité. Mais ça a toujours fait réagir sa mère, qu'elle n'écoute jamais, qu'elle soit pieds nus, sorte sans bonnet. Petite, ça lui permettait d'attirer l'attention, mais elle avait droit à plus de brimades que d'inquiétude. À l'adolescence, elle serait bien sortie à poils si seulement ça pouvait mettre sa génitrice hors d'elle.
Ce qui, initialement, relevait d'une ingrate provocation avait fini par devenir une inconsciente habitude, au point tel qu'elle trouve désormais les chaussons encombrants.

Les deux sorcières approchent de la salle de réception. Cendre pousse la porte pour convier la demi vélane à pénétrer les lieux.
La pièce semble plus grande, plongée dans le noir. Pendant une seconde, elle se dit que les recherches seront vaines, si les elfes de maison sont déjà passés par là. Elles feraient peut-être mieux d'aller directement jeter un coup d'oeil au tableau d'affichage. Mais maintenant qu'elles sont là ...

Cendre se dirige vers la table où elle a mangé quelques heures plus tôt. Une table en périphérie, évidemment. Elle pointe sa baguette au sol, cherche des yeux.

Habituée au froid... quelle horreur. Ca me serait utile, à moi, cela dit. Peut-être que je devrais faire comme elle tant qu'il fait encore bon, tant que c'est encore le plein été et que je commence à peine à trouver que les températures redeviennent clémentes, mais rien que l'idée me fait frissonner.

En marchant, je finis par apprendre un peu plus de choses sur l'affaire. C'est bien. Ca va peut-être pouvoir nous aider. Limiter. Circonscrire. J'aurais dû commencer par là, mais aussi si elle fait pas l'effort d'être un peu précise... J'espère pas qu'il va falloir lui tirer les vers du nez jusqu'à ce qu'on arrive en bas.

Sous nos baguettes, la pierre, et toujours ni briquet ni collier. Je réfléchis en silence, le temps qu'on approche de la salle de réception et que comme de bien entendu aucun miracle ne se soit produit sur le chemin.

"C'est quand la dernière fois que tu te souviens les avoir touchées alors ? Si ça peut nous permettre de limiter les endroits où chercher c'est toujours bon à prendre. Tu as pas eu un cours où il fallait bouger ou..."

Et je réalise seulement. Le sport, c'est le meilleur endroit pour perdre des trucs. On enlève des habits, on bouge, on fait pas exactement attention à ce qu'on a dans les poches, tout ça. On meurt un peu, aussi, dans mon cas, mais elle je crois qu'elle est en Infanterie - pas en Intelligence en tout cas, de sûr. J'aurais pas besoin de lui poser ces questions si elle était en Intelligence, j'aurais déjà la moitié des réponses et elle aurait tout de suite apporté l'autre.

"...on va vérifier la salle de réception maintenant qu'on y est, et les panneaux d'affichage ensuite, mais si tu as eu sport depuis la dernière fois que tu as vu tes affaires, je parierais là-dessus plutôt que sur une salle de cours."

Je pointe Choupette pour m'aider à voir les rangées, pour qu'elle provoque des reflets sur ce qui peut en produire, et je suis lentement Cendre vers le coin de la salle où elle semble avoir mangé. Toujours rien.

C'est amusant, comme tout le monde adopte toujours le même comportement. Est-ce si improbable de supposer que toutes ces questions, Cendre se les soient déjà posées ? Qu'elle ai même pu commencer par cette réflexion, plutôt que de filer impulsivement, pieds nus, au milieu de la nuit pour aller remuer la poussière de la bibliothèque ? Elle n'a pas eu besoin de la petite selkie pour apprendre l'art et la manière de remonter la piste d'un objet perdu. L'inconvénient dans cette situation, c'est qu'elle-même manque d'indices.
Mais bon. Ce n'est pas comme si Pivoine disposait d'un éventail conséquent de comportements alternatifs à adopter. C'est soit exprimer des banalités pertinentes - lorsqu'elles ne sont pas récurrentes -, soit se taire. Ou partir, ce qu'elle ne tardera certainement pas à faire d'ailleurs.

- Si je m'en souvenais exactement, j'aurai commencé par là.

Ou par les panneaux, mais eux, elle avait, jusqu'à ce que sa cadette en parle, complètement oublié leur existence. Ce qui n'excuse en rien sa négligence.

Une seconde fois, Cendre pose les deux genoux à terre pour explorer les recoins des pieds. Elle pointe sa baguette à droite, puis à gauche, tandis que Pivoine poursuit sa réflexion. Elle fait sens, mais raté.

- Et non .. J'ai eu sport à 7 heures.

De quoi bien commencer la journée. Elle préfère d'ailleurs le faire à l'aube, qu'au coucher où souvent elle a bien d'autres choses à penser.

Toujours rien.
L'occamy se redresse. Sa tête percute douloureusement la planche de la table, ça lui tire un grognement sourd, plus proche du reproche que de la souffrance. Il y a des paillettes qui lui brouillent la vue, ça n'a rien d'exaltant. Elle porte aussitôt sa main à son crâne, elle le masse. La douleur s'estompe, une question de priorité de l'information neuronale. Sensibilité épicritique pour écraser la sensibilité thermo-algique.
Elle s'est assise alors que le bref élan de douleur la saisissait, sans faire attention. C'est dans cette position, alors que dans son dos la lune vient se refléter sur un maillon qu'elle remarque la chaîne. Minuscule, accrochée à la vis mal ajustée d'une chaise, suspendue dans le vide. La clef tend ses crocs vers l'abîme.
Son mal passe aussitôt, relégué au second plan. Cendre recueille le bijou brisé, incapable de retenir un sourire rassuré quand elle se tourne vers la demi-vélane pour l'informer.

- J'ai le collier !

Mais aucun signe du briquet. Elle y tient presque plus qu'au pendentif, mais elle s'inquiète moins. Peut-être parce qu'il est plus gros, plus visible, bien qu'il y ai plus de risque que quelqu'un se l'approprie. Lui, peut-être qu'elles le trouveront aux panneaux d'affichages.