A cour.s.t

Il n’avait pas petit déjeuné. Cela ne lui ressemblait pas. Ces derniers temps, je l’avais surtout vu arriver au repas du matin, un léger sourire amusé aux lèvres. Pas très matinal, je n’avais aucune idée de ce qu’il pouvait bien faire avant le Repas le plus important de la journée mais je savais qu’il avait été d’une humeur de dogue durant tout le temps qu’avaient duré les visites médicales et qu’il n’avait pas pu le faire aussi, je ne m’étais pas inquiété. On m’avait dit par la suite qu’il était à l’infirmerie. Certains enrôlés n’avaient pas réussi à triompher de l’examen que mon collègue avait préparé mais, quand je me rendis compte qu’il n’avait pas quitté sa salle depuis la veille au soir, je décidais d’agir. Après tout, il avait plus d’une fois eu la gentillesse de me porter lui-même une collation lorsque, pris par mon travail, j’avais oublié les heures dédiées à la nourriture. J’allais donc dans les cuisines et fit moi-même, à la main, une théière de son mélange préféré, quelques tranches de pain grillées avec du beurre, pris un assortiment de charcuterie, des scones anglais, de la confiture fraise et orange amère et de la crème fraîche. Il y avait plus que pour un, et pour cause, j’avais prévu de grignoter avec lui pour m’assurer de son état. Parce que je comprenais très bien la transe que pouvait induire un travail passionnant et prenant, mais que je voulais lui montrer, un peu, pour une fois, ce que je ressentais pour lui.

Mon plateau dans les mains, je me dirigeais à petits pas précis à travers les couloirs interdits du bâtiment principal, jusqu’à la porte dérobée qui menait directement au bureau du médicomage. Je demandais poliment un entrant qui me fut accordé, une légère clochette prévenant qui de droit de mon arrivée. Lancelot était debout et faisait sa ronde. Il avait l’air d’un homme qui travaillait depuis la veille, ni plus, ni moins. J’entrais doucement, sans rien perdre de mon calme. Quelques enrôlés bougeaient un peu, une fille écrivait au milieu, Circa allongé à côté d’elle. Je n’en pensais rien de spécial.

« Tea time » fis-je donc simplement, sans hausser la voix, à destination de mon confrère. Il n’était pas cinq heures de l’après-midi mais comme nous n’étions ni lui, ni moi, des acharnés de la culture britannique, il n’en prendrait pas ombrage.

Il n'avait pas trop à faire, juste assez pour occuper ses mains tandis que son esprit vagabondait quelque peu. Se questionnant sur le surnom qu'il l'avait entendu mentionner avant qu'il s'éloigne, auquel Circa aurait peut-être protesté d'un grognement s'il n'avait pas été en train de somnoler sur le sol près du lit d'Aubépine. Lancelot l'entendait presque comme une voix humaine même si le lien ne fonctionnait pas vraiment de cette façon, pouvait comprendre les inflexions de l'esprit comme s'il lui parlait dans l'oreille. Comment ça, trop de pattes? Comment on pouvait considérer qu'il y avait trop de pattes quand elles le rendaient plus efficaces pour assumer son rôle de protecteur et défendre son hôte? Il y avait des bandages à remplacer, le regard désapprobateur de Binky alors qu'il s'obstinait à les faire lui-même à éviter d'un sourire le plus charmeur possible, des mots échangés rapidement avec l'Elfe sur les quelques enrôlés présents, celui qui attendait derrière la porte également.

Il releva la tête alors que la sonnette du bureau se fit entendre, intrigué. Circa fit de même pour la rebaisser aussi vite lorsqu'il aperçut l’intrus qui n'en était pas un, qui était ami, famille même. À protéger aussi, même si Lancelot avait la priorité, le fauve conscient que son hôte n'apprécierait pas qu'on touche à son groupe, sa meute, et serait assez idiot pour se mettre en danger pour ces derniers. Le sourire de Lancelot était empli d'amusement à la vue du plateau repas confectionné avec soin par Odysseus. "Mon sauveur." Il s'exclama, une main sur le coeur de façon théâtrale, mais une chaleur dans la voix montrant sa reconnaissance, touché par le geste. Même s'il avait décidé lui-même de prendre soin d'Odysseus comme il l'aurait fait avec un membre de sa famille, il n'avait pas attendu une quelconque réciprocité de la part de l'homme. Tous deux semblaient pourtant comprendre l'importance d'un point d'ancrage et accepter de l'être l'un pour l'autre. C'était ainsi que Lancelot le voyait, tout du moins. "Et avec un timing impeccable. Binky était presque sur le point de menacer de me jeter hors de ma propre infirmerie."

Affamé comme il se rendait à présent compte qu'il l'était, il attrapa un toast et l'une des tasses de thé encore fumante pour en prendre une gorgée rapide, laissant passer un léger soupir alors qu'il se permit de fermer les yeux quelques instants, d'apprécier le calme, la présence d'un ami, un moment de répit. Il n'aurait pas quitté l'infirmerie de toutes façons, mais appréciait tout de même cette parenthèse qui lui était offerte. Il rouvrit les yeux, toujours souriant. "If you didn't already have a ring on your finger, I'd definitely put it there now for the tea alone."

Elle avait posé sa plume et le regardait déambuler parmi les autres étudiants, changeant un bandage, vérifiant une constante. C’est alors qu’elle comprit qu’elle était véritablement dans son domaine. Le bâtiment Zouwu n’était rien comparé aux serres et à l’infirmerie, ces endroits où il pouvait prendre soin d’autres êtres vivants. C’était plus qu’une passion, c’était une vocation, elle le voyait bien. C’était comme ça qu’il se retrouvait en lui-même, par l’acte de soigner, de guérir, de faire grandir et prospérer. Comme elle s’épanouissait devant un code ou un nouveau langage (qui n’était rien d’autre qu’un code particulier), riait lorsqu’on lui donnait une énigme ou un questionnement humain. Elle sourit. Elle aimait ça, chez lui, ce côté entier et passionné qu’il gardait derrière ce que Sycomore avait désigné comme une nonchalance latine. Penser à son frère la ramena au présent et, de toute façon, le moment avait été interrompu par Odysseus et sa nourriture. Pfeu. Manger, comme si c’était important. Elle se gratta le creux du coude où arrivait la perfusion qui lui distillait tous les éléments dont elle avait besoin. Par réflexe. Sourit en entendant le sud-américain se la jouer tragédie grecque. Arrêta de sourire à cette histoire stupide de bague idiote. Elle avait bien vu, elle aussi, qu’il en portait une en sautoir. Elle avait entendu les rumeurs. Elle les avait observés le jour du Discours se glisser tous les deux dans la « chambre » du médicomage. Ce ne pouvait pas être ça. Elle soupira, décidant d’arrêter de se poser des questions stupides. D’un claquement de langue, elle tenta d’attirer l’attention de trop de pattes. Elle s’était un peu redressée, profitant que l’homme ne regardait pas et, malgré son apparence humaine, elle tentait de faire passer le langage corporel du « j’ai quelque chose que j’aimerais que tu fasses pour moi » félin. C’est-à-dire droit, oreilles en avant, moustaches en arrière, yeux fixes et confiants, une patte hésitante. Aubécha lui souffla de parler. Ce qu’elle fit donc à voix basse, dans l’anglais commun du Domaine.

« Accepterais-tu de porter ce papier à mon frère devant la porte, s’il te plait ? Il sera peut-être désagréable mais je te prie de ne pas lui en tenir rigueur, c’est un chaton qui a peur et qui crache. » Elle avait autant parlé en langage corporel qu’en paroles et tendit le papier à l’animal. Il n’était pas cacheté. Il n’y avait pas besoin.

J’eu un sourire triste en voyant mon camarade surjouer sa joie de me voir. Il en faisait beaucoup trop, comme souvent, mais cela ne me dérangeait pas. Je déposais mon fardeau devant nous, tirant deux chaises, indifférent au moins en apparence aux bêtises qu’il déblatérait. Il semblait d’excellente humeur pour un homme qui venait de passer 12 heures ou plus à soigner des gens qui n’avaient pas été capable d’appliquer ses cours pour réussir un exercice qu’il avait lui-même donné. C’était d’ailleurs étonnant. Lancelot était un homme exigeant, je le savais, il ne s’en cachait pas. Et pourtant, son plaisir était presque communicatif. J’haussais un sourcil interrogateur, surpris mais le laissait se servir. Mon thé à moi refroidirait dans sa tasse. J’aurais du me préparer du café. Aussi stupide que cela puisse passer, je n’y avais pas pensé. Comme quoi, s’occuper des autres était plus compliqué que ça en avait l’air. Je le laissais se goinfrer et attrapais un toast sur lequel je mis de la charcuterie. J’avais faim et aimait bien ce genre de petite collation.

« Tu dis ça, mais la tienne est toujours autour de ton cou, infidèle. » Ma voix de basse résonnait sans effort dans la pièce. En réalité, je savais bien pourquoi il la portait ainsi. Manuel moi-même, j’aurais pu être tenté de faire de même pour libérer mes doigts. Mais non. Le symbole était bien trop fort, bien trop important à mes yeux. Et je savais que malgré son indifférence affichée, mon camarade aimait son bijou. « Allez, mange. Tu dois prendre des forces. As-tu besoin d’autre chose que je pourrais t’apporter ? Des livres, une tente pour l’élève qui campe devant la porte principale ? »

Un sourire triste et un regard interrogateur alors qu'ils s'installaient pour partager ce repas. Cela aurait mérité une moue déçue de penser qu'il n'était pas réellement heureux de voir l'autre homme, mais ils n'avaient pas besoin de ça. Bien qu'ils aient l'habitude d'être seuls, souvent protégés par plusieurs sorts évitant aux oreilles indiscrètes de prendre part à leurs conversations, Odysseus n'amorça aucun geste pour se rendre dans le bureau qu'il connaissait, et Lancelot fit de même. Rien ne serait dit qu'ils ne pourraient se dire dans une pièce qu'ils partageait avec d'autres. Le médicomage offrit donc son sourire le plus innocent et le plus charmeur sans doute à son collègue, feignant de ne pas comprendre la question masquée qu'il avait pourtant décelée alors qu'il terminait son toast et se servait à nouveau.

Sa baguette trouva place dans sa main pour faire (temporairement) disparaître la chaine et récupérer la bague, la passant facilement à son doigt. "Plus maintenant. Mais si j'oublie de l'enlever plus tard et qu'une tentacula venenosa me l'arrache alors, tu seras obligé de m'en refaire une." Il n'oublierait pas de la remettre à l'abri, il y tenait trop pour cela, mais la taquinerie était facile.

Circa leva une oreille. Grogna. Comprit la demande, exprimée par signes corporels et ton de voix. Aurait levé les yeux au ciel comme le faisait son hôte, s'il en avait été capable. Même s'il avait déjà accepté tacitement de le faire parce que Lancelot l'avait suggéré, le fait que quelqu'un d'autre lui demande était plus difficile à avaler pour l'ego du fauve. L'humaine blessée était certes familière, mais Circa réservait encore son approbation quant à sa présence. Tout cela fut signifié en un seul regard du fauve qui se leva néanmoins, tendis l'une de ses pattes du milieu pour enserrer le papier entre ses griffes sans l'âbimer. Au moins, elle avait été assez polie pour lui demander de la bonne façon, c'était déjà ça. Toujours liés, il vit le coup d'oeil que Lancelot lançait dans leur direction, rapidement, comme pour s'assurer que tout allait bien avant de reprendre sa discussion avec l'autre homme. Un signe de tête presque imperceptible fit que Circa se dirigea nonchalamment vers la porte pour déposer son message.

Lancelot observa la porte s'ouvrir et se fermer pour ne laisser passer que le fauve, porta son regard sur Aubépine ensuite, brièvement, presque par reflexe, avant que son regard ne se tourne de nouveau vers Odysseus. "Évitons de l'encourager, une tente risquerait d'aller en ce sens. Quoi que je pense que l'inconfort est le cadet de ses soucis actuels." Il aurait pu faire une grimace s'il avait quoi que ce soit à repprocher à Sycomore. Certes, sa performance en cours avait été plus que passable, mais il la dissociait des raisons qui le faisaient attendre maintenant. En l'occurence, l'entêtement du jeune home était compréhensible du moment qu'il ne nuisait pas aux soins de sa soeur ou n'essayait pas de s'en prendre au personnel ou au mobilier (qui lui rendrait bien assez vite la pareille, au demeurant). Un sourire plus fin mais toujours aussi honnête se retrouva cependant sur les lèvres de Lancelot. "Avoir pensé au fait que j'ai sauté les repas est déjà bien assez. Même si je ne dirais pas non pour un sort de dédoublement, là tout de suite." Cacher le sentiment dans une pointe d'humour, quelque chose qu'il réussisait généralement à merveille. Il y avait une part de vérité dans cet humour cependant: s'il avait pu à la fois être à l'infirmerie et obtenir le repos que son corps commençait à récclamer, il aurait sauté sur l'occasion.

Elle voyait la réticence du félin. La comprenait. Le chat en elle était une mine d’information, et elle était touchée qu’il accepte quand même. Oui, Lancelot avait demandé mais c’était pour elle et elle savait parfaitement qu’elle était une intruse dans le territoire de Trop-de-patte. Une intruse qu’il tolérait, mais une intruse quand même. Elle confia le parchemin, baissant un peu la tête comme pour exprimer qu’elle acceptait la domination du wombat sur ce terrain là, qu’elle reconnaissait sa puissance sur le territoire de l’infirmerie, qu’elle n’était pas là pour la lui disputer, qu’elle ne faisait que passer et ne prendrait ni proie, ni terrier, ni rien. A peine le lit qu’elle empruntait et qu’elle rendrait aussi bien. Lancelot, lui, discutait toujours avec le professeur d’artefact. Comme il était occupé, elle le regarda. C’était la première fois finalement qu’elle avait l’occasion de l’observer interragir avec d’autres. Et non, les cours et les salles communes ne comptaient pas. Là bas, il était toujours nonchalant, charmeur parfois pour éviter des sujets qui ne lui plaisaient pas, distant. Avec Odysseus, il semblait plus détendu. Tellement fatigué. Elle s’en voulut. Elle n’aurait jamais cru que son empoisonnement aurait privé le médicomage de sommeil. Elle avait parié sa vie sur le fait qu’il avait des antidotes et avait gagné. Elle n’avait pas songé aux conséquences.

Il était même probable que le manque de sommeil soit dû aux soins d’un autre des enrôlés présent dans l’infirmerie. Elle n’était pas le centre du monde et devait arrêter de se considérer comme telle. C’était arrogant, stupide et donc dangereux. Tu sautes trop vite aux conclusions petite sœur lui disait souvent Sycomore. Elle était tellement fatiguée. Elle ferma les yeux, juste deux minutes, pour les reposer.

« Tant qu’il s’agit de refaire une bague et non un doigt. » J’étais toujours aussi indifférent même si je devais avouer apprécier qu’il la mette. Là, devant les enrôlés, même inconscients, nous étions en représentation, je le savais bien. J’ignorais les réelles motivations de Monsieur le Directeur quant à ces rôles qu’il nous imposait en public – j’étais généralement nettement moins démonstratif par moi-même – seulement je savais qu’il en avait et que je lui devais bien ça. Après tout, j’étais en vie par sa faute. Il m’avait donné un but, du travail, un milieu pour le faire et même, alors que je n’y croyais plus, de la compagnie. Je terminais ma tartine et attrapait un scone. Beaucoup pensaient que je ne me nourrissais pas et pourtant, il m’arrivait d’être gourmand. J’avais simplement un organisme très actif et beaucoup d’énergie dépensées lors de mes travaux. Je suivi son regard vers la jeune femme réveillée. Aubépine, la sœur de celui qui campait, évidemment. Les jumeaux semblaient inséparables. « Même leurs baguettes sont sœurs. » murmurais-je alors. Deux essences d’ébène dont il m’était impossible de savoir si elles venaient du même arbre. C’était avant que j’aie le loisir de couper moi-même mes matériaux. « Qu’est ce qu’elle a raté pour se retrouver ici ? Je ne pensais pas Aubépine arriver dans les dernières. »

Je ne connaissais pas bien les jumeaux. La jeune femme était douée et puissante mais ne semblait pas apprécier le travail manuel. Son frère était vaguement meilleur. Mais ses humeurs brusques décontenançaient les éléments qu’il devait manipuler et il ne semblait pas plus l’apprécier. Ils suivaient en cours, surtout Aubépine, et je ne les ennuyais pas plus. Je n’aurais pas cru qu’elle soit de ceux qui échoueraient spectaculairement l’exercice préparé par mon collègue. En général, elle m’avait fait l’impression d’une jeune fille intelligente qui faisait toujours de son mieux. Je haussais les épaules et retournait mon attention sur lui. « Je peux être tes mains, tes jambes et tes yeux pendant un moment. Termine de manger, repose-toi, va dormir si tu le souhaite, je te promets de te réveiller s’il se passe quoi que ce soit. Donne- moi simplement tes instructions...» Je réfléchis « Ou je peux aller te chercher un de tes étudiants si tu préfères quelqu’un qui s’y connaisse un peu. » De qui m’avait-il parlé ? De Polaris dans sa brigade et sa spécialité. Une jeune femme qui aimait les étoiles. Il avait aussi mentionné Althariaa. Je la connaissais un peu mieux à présent et appréciait cette personnalité proche e la mienne, méditerranéenne aussi. Ou bien Pluie, une fille de ma brigade qui aurait besoin d’une meilleure confiance en elle. Mais s’il ne voulait pas, s’il préférait qu’aucun étudiant ne s’occupe des quelques blessés, ma proposition était sérieuse. Guérir, c’est construire, quelque part. Réparer. J’aimais bien ça.

Lancelot aurait argumenté que refaire un doigt en soit n'était pas si complexe pour la personne en charge lorsqu'elle savait s'y prendre et que la partie la plux difficile était de raccorder les nerfs sans se tromper pour ne pas fausser la mobilité de la personne, mais il savourait encore son thé et la remarque aurait été inutile. Il ne comptait pas perdre de doigt dans les semaines à venir et personne au Domaine n'aurait pu le réparer de façon satisfaisante de toutes façons. Pas pour l'instant. S'il se blessait, il devrait s'en charger lui-même, et si c'était trop conséquent et que les connaissances de ses collègues n'étaient pas sufisantes - il n'était après tout pas le seul médicomage, simplement l'officiel et le plus doué -, ils devraient choisir quelqu'un d'autre, sans doute. Ça n'avait pas vraiment d'importance.

(Étrangement, cette pensée cynique était moins bienvenue qu'elle ne l'avait été lors de son arrivée. Il savait pourquoi. Retrouver une routine, s'attacher, se savoir utile, autant de petites choses qui le forçait à considérer cette évidence, celle que pour le moment, le Domaine lui plaisait. Bien sûr, il n'avait pas le choix. Bien sûr, il serait resté même s'il avait été pieds et poings liés. Mais il n'avait pas pensé aux conséquences et aux moyens qui l'avaient amenés ici depuis quelque temps déjà et la pensée le surpris, le faisant fronçer les sourcils pour un bref moment avant de secouer la tête et de se concenter sur les mots d'Odysseus.)

"Moi non plus." Il avoua, tournant la tête vers le lit où elle semblait s'être assoupie. Ses yeux étaient fermés, son corps ne semblait plus lutter pour rester consciente, mais il savait qu'elle se reposait. Il aurait été alerté si son état s'était soudainement aggravé. La remarque sur les jumaux le trouva pensif pendant un instant avant qu'il ne réponde. "J'ai fait une erreur de calcul que j'aurais dû prévoir. Elle a décidé de complètement ignorer son propre exercice pour aider son frère, avec les conséquences que ça a engrangé sur son organisme. C'est une bonne chose que les effets aient été ralentis pour les mettre en condition d'examen." Plus de colère dans sa voix, plus même de déception, juste une lassitude. La conversation avait déjà eut lieu. Il faudrait espérer que les lessons auraient été suffisantes pour que l'erreur d'origine ne se reproduise pas.

Le médicomage soupira doucement, cachant un sourire plus fatigué qu'autre chose. "Ça se voit donc tant que ça?" Il savait que oui. Maintenant qu'il s'était posé, que sa patiente s'était réveillée puis rendormie, que la dispute qu'il avait craint n'était pas arrivée, que tous les bandages avaient été changé, les dossiers pris en charge, maintenant qu'une parenthèse s'était présentée, son corps le suppliait presque de s'accorder un moment de répit. La proposition était plus que tentante, et il accordait toute sa confiance à Odysseus pour cette tâche. Son hésitation ne venait pas de là. Seulement... "Es-tu sûr que tu n'as pas plus important à faire? Je ne voudrais pas te voler du temps pour ton travail." Il demanda sincèrement.

Pensées fugaces passant entre nous dans le silence. J’ai baissé es yeux sur les miettes du plateau pour le laisser réfléchir en paix. Je vois bien qu’elles ne sont pas roses, ses conclusions. Froncement de sourcil, bien trop visible pour que la fatigue ne soit pas de la partie. Personnellement j’aimais être épuisé et sentir mon corps sombrer dans un vrai sommeil, sans rêve, sans porte. J’aimais l’inconscience, le vertige qu’il donnait, cette impression de tourner sur place, immobile, alors que des ténèbres vous engloutissaient et que l’oubli vous prenait entier. Il n’aurait pas aimé savoir que je pensais cela. Et puis j’avais un devoir envers le domaine, un autre travail qui prenait mes nuits tout autant que mes jours. Les enrôlés ne se repéraient pas tous seuls. Pour une porte brillante, combien de rêves idiots, malsains je devais visiter ? J’en perdais le compte. Et puis, une fois la porte repérée, il fallait la retrouver, la veiller. Les rêves sont des codes, des films que je devais comprendre avant de les signaler. Au moins, avec l’ouverture des cours, j’avais cessé de visiter les rêves fiévreux d’agonisants.

« Je vois. » Je ne l’avais imaginée du genre à se sacrifier pour autrui mais je l’avais vue, fusionnelle avec son frère aussi je comprenais le principe. Si j’avais pu mourir à la place de mes femmes, je l’aurais fait sans hésiter. Mais souffrir…je ne savais pas si j’avais cette sorte d’inconscience et de courage. « Ne dit pas de bêtise. Si tu es épuisé au point de faire une erreur sur les enrôlés, tu t’en voudras toute cette vie. » Et oui, cela se voyait. « Si je te le propose c’est que je peux le faire. Si j’avais été occupé, j’aurais envoyé quelqu’un d’autre te nourrir. » Vrai ? Oui et non. Il n’était pas du genre à demander mais peut-être aurait-il tenté d’en parler à un elfe. Il préférait les créatures aux sorciers. Au moins eux avaient des raisons d’en vouloir au genre humain.

Insistant, je finis par prendre ses instructions et l’aider à transformer son bureau en lit de camp. D’un coup de baguette, je renvoyais notre vaisselle sale aux cuisines et l’assurait une fois encore de ma bonne volonté. Parce que c’était le genre de chose à le faire sourire, j’allais même jusqu’à le border, faire un baiser sur son front comme je l’avais fait pour ma fille il n’y avait pas si longtemps pourtant. J’avais l’impression que chaque jour sans elle avait duré un siècle. Puis, docilement, je fis ce qu’il m’avait demandé. Le gros chat était revenu, portant un petit paquet que je posais sur le chevet d’Aubépine. Les autres aussi se reposaient et l’ambiance était au calme. Je réussi à convaincre Binky de se reposer à son tour. Et le temps passa…

Elle se réveilla seule, à l’infirmerie. L’ombre du professeur d’artefact était toujours là mais pas de Lancelot. Un peu inquiète, elle poussa sur ses mains pour se redresser doucement, assise. Elle voyait une ombre dormant dans le bureau qui les surplombait et se sentit aussitôt rassurée. Un fin sourire joua sur ses lèvres. Il avait succombé, tant mieux. Tournant la tête, elle aperçu la réponse de son frère, l’ouvrit. L’odeur des muffins salés frais se répandit autour d’elle, faisant protester son estomac vide. Allons, tais-toi, toi. La perfusion te nourrit bien assez. Elle repoussa les deux gâteaux et prit la plume qu’il lui avait fait parvenir. Ainsi, même un sort de mémoire ne pouvait pas retenir le code qu’elle lui ferait parvenir par la suite. Merci, fit-elle en silence à Circa maintenant invisible mais qu’elle soupçonnait de guetter tout pareil.

Le temps passa. Elle s’ennuyait un peu. Plongeant la plume dans l’encre, elle rassembla ses souvenirs et nota tout ce dont elle se rappelait concernant la plante, les symptômes. Elle ne voulait pas utiliser de magie (même la plus simple) sans qu’il ne le lui ai permis. Elle ne voulait pas le remettre en colère. Elle regarda à nouveau vers lui. Odysseus était remonté. Il semblait le réveiller. Cela l’agaça un peu sans qu’elle sache vraiment dire pourquoi. Pour la énième fois les mots de son frère lui revinrent ainsi que ce qu’elle avait pu entendre de l’échange entre les deux instructeurs. N’importe quoi. Elle ratura son dessin, le recouvrant d’encore noire, celle-ci tâchant le bout de ses doigts. Elle savait qu’elle était jalouse. Elle savait que c’était stupide. Elle s’était toujours connue possessive mais jusqu’ici, elle ne s’était jamais vraiment attachée. Allons. Elle remit en place une mèche de ses cheveux et tenta de se calmer. Son croquis était moche, juste pratique, rien d’artistique. Ainsi, elle pouvait ne pas voir que le grec était parti et que le sud-américain s’était relevé.

Gratitude et affection mêlée sur les traits du médicomage, la fatigue prenant rapidement le dessus. Comme tout avait été fait, et que Binky surveillait toujours pour le moment, Lancelot savait que la faveur proposée par Odysseus ne devrait pas être trop lourde à supporter pour le créateur d'artefacts. Il s'écroula presque immédiatement une fois qu'il eut été bordé par son compagnon d'une façon si plaisante, réusissant à laisser passer un dernier rire amusé avant que la porte se referme. Bien entendu, son esprit n'était pas complètement éteint: dans ces circonstances, il ne dormait que d'une oreille. Il se retourna alors que la présence de Circa se fit sentir, familière et appaisante, le félin retrouvant sa place sur la peau de son porteur. Malgré ce sommeil léger, il était réparateur et la présence d'Odysseus avait servie à le rassurer encore plus au vu de la confiance qu'il lui accordait.

Pas plus d'une heure et demi ou deux plus tard, il était donc de nouveau sur pieds. Il avait demandé à Odysseus de le réveiller s'il ne se levait pas de lui-même, avait remercié à nouveau son sauveur avant qu'il ne le quitte et prit quelques minutes pour se réveiller, s'asperger d'eau sur le visage et reprendre ses esprits. Cette courte sieste n'était bien entendu pas assez alors qu'il s'était levé à l'aube le jour d'avant, mais cela serait suffisant pour le faire tenir jusqu'au soir.

Elle était réveillée, il le vit tout de suite alors qu'il descendait à nouveau les escaliers menant à la salle principale de l'infirmerie. Moins pâle que tout à l'heure, plus alerte aussi, les effets conjoints des soins prodigués et de la perfusion qui continuait à l'alimenter et la réhydrater. Il nota aussi le présent qui avait été déposé sur la table de chevet sans devoir se questionner trop longtemps sur sa provenance. Il ne fit aucun commentaire sur le fait qu’elle ne les avait pas touché après qu’il eut rapidement conversé avec Binky pour s’assurer une nouvelle fois que rien ne soit arrivé pendant son sommeil. « Comment te sens-tu? » Question d’usage, mais il ne demandait pas par pure curiosité personnelle, réellement soucieux de la santé de la jeune femme. « Assez bien pour une tasse de thé? »

Il prend ce qui nous appartient siffla le chat en elle et elle avait du mal à l’étouffer tant une partie d’elle était d’accord. Seulement il n’y avait rien à faire et elle se réfugia derrière son éducation. Mère disait que le travail calmait les nerfs, que mettre son esprit en mouvement l’empêchait de tourner, de ruminer. Que la colère n’était qu’un gâchis de temps et d’énergie. Si tu as le loisir de te mettre en colère, alors tu as celui de réfléchir à comment dépasser ton obstacle et arriver à tes fins. Laisse les hommes et leurs cris, leurs coups, fait comme l’eau, coule toi dans le moule que l’on te donne et déforme-le de l’intérieur. Lancelot ne lui appartenait pas, il était à lui-même. Elle attrapa une nouvelle feuille de parchemin et recommença son dessin, concentrée, malgré le manque clair de technique d’arts, pour que son schéma ressemble à quelque chose à reconnaître. Elle noircissait les pétales lorsqu’elle entendit sa voix, levant sur elle des yeux déterminés mais tranquilles, accompagné de son discret sourire habituel, qui n’avait plus rien de tendre. Elle allait mieux. Le masque était revenu.

« Je vais mieux. Je vous remercie. » Il s’était rafraîchi, elle pouvait voir un reste d’humidité sur son front. Doucement, elle leva la main et essuya l’eau du pouce, retirant aussitôt ses doigts. « J’accepterais du thé avec plaisir si vous me promettez de ne pas le sucrer. J’accepte le miel. » Comme toujours, elle était honnête et directe, sans accusation d’aucune sorte. Il faisait ça pour son bien, elle le savait. Sycomore faisait pareil. Les hommes et leur obsession pour le sucre, vraiment, quelle idée. Elle se mordit la lèvre, détourna le visage, espérant qu’il ne s’en aille pas et puisse préparer les boissons d’ici. « Vous avez l’air un peu mieux. Prenez un muffin si vous avez encore faim, mon frère est bon cuisinier. » Et cette offrande de nourriture, et leur nombre même était un message en soi. Il ne faisait jamais rien pour rien. Chaque mouvement sur l’échiquier faisait partie d’un plan à plus grande échelle. Le but n’était pas forcément la libération du monde, il avait parfois des objectifs ridiculement triviaux. Elle était plus pragmatique, moins rêveuse. « Donnez l’autre à Binky si vous le voulez bien. Je sais qu’il sera déçu si j’en laisse et mon estomac n’est pas prêt à prendre une nourriture solide. » Elle avait relevé les yeux vers lui pour qu’il ne se fâche pas et comprenne qu’elle ne cherchait aucunement à lui mentir ou se servir de lui pour ne pas diner. Simplement, elle avait déjà rarement faim alors avec la perfusion…elle avait déjà ce dont elle avait besoin, n’est-ce pas ? Parfois, elle se disait qu’il serait tellement plus simple de faire ainsi. Une injection quotidienne des vitamines et des éléments justes dosés en fonction du métabolisme et plus personne ne souffrirait du poids.

Ses yeux se portèrent tout d'abord sur les traits d'un dessin qu'il avait pu apercevoir, retenant un fin sourire en reconnaissant l'esquisse de la plante qui avait eu raison d'elle. Il aurait pu dire quelque chose, peut-être la taquiner sur sa réalisation afin de signifier que la conversation qu'ils avaient eue avant qu'elle ne s'endorme était définitivement terminée et derrière eux, mais Aubépine le devança en relevant la main et en essuyant une goutte qui semblait s'être éternisée sur son front. Ce geste l'empêcha momentanément de se rappeler ce qu'il souhaitait dire, comme un moment hors du temps.

Elle retira sa main bien vite et Lancelot fronça les sourcils avant de détourner son regard, prétendant chercher le nécessaire à thé qu'il savait pertinemment dans le coin de la pièce. "Un thé au miel, alors. Ça ne devrait pas poser de soucis." Sa baguette sortie de l'étui dans sa manche, le geste toujours aussi lent et délibéré, se rappelant de la réaction d'Aubépine la première fois qu'il l'avait rencontré. Précis et habituel, informulé tant il le faisait maintenant tous les jours. Faire bouillir de l'eau, y déposer le thé, le miel, faire venir les tasses jusque ici. Un moment assez long où il devait se concentrer et qui lui permettait de prétendre que la douceur du geste d'Aubépine ne persistait pas sur sa peau.

Lorsque les tasses furent enfin près d'eux, il avait retrouvé son attitude habituelle, ce sourire fin sur ses lèvres alors qu'il hochait doucement la tête en remerciement. "J'ai déjà mangé, mais je suis sûr que Binky sera ravie de ce remerciement." Il n'insista pas sur le fait qu'elle devait manger, pas pour le moment. Plus tard peut-être, lorsque la perfusion aurait été retirée, s'il pouvait la convaincre de boire un bouillon un peu plus consistant. Pour le moment, rester auprès d'elle était suffisant.

Il fronça les sourcils. Ce n'était qu'un nuage avant qu'elle ne détourne les yeux, qu'il ne fasse de même. Elle essuya la chaleur de son doigt sur la couverture, feignant de ne pas s'inquiéter de sa réaction. De leur réaction. Elle avait bien souvent fait ce geste sur son frère tandis qu'il travaillait sur un sujet ou un autre ou que la condensation née de la vapeur de ses mixtures se fasse attraper par ses boucles sombres. Celles de Lancelot étaient plus clair, d'un châtain tirant vers le roux, ou le blond. Elle l'imagina plus jeune, enfant, comme les blés. Elle sourit, les yeux toujours timidement baissés, les pensées amusées, le laissant tirer sa baguette avec une douceur qu'il avait à chaque fois depuis leur première rencontre. Elle lui faisait à présent entièrement confiance mais elle appréciait qu'il s'en rappelle et prenne soin de ne pas l'effaroucher. Aussi, elle ne lui disait rien.

Elle attrapa la tasse de thé qu'on lui tendait, la tenant entre ses deux mains comme d'autres tiennent un calice. D'habitude, elle avait le parfait maintien de la jeune sang-pur qu'on l'avait élevée à être, prenant la tasse délicatement par l'anse, aussi fine soit-elle. Là, elle aussi était comme une enfant à qui l'on aurait proposé un grand bol de chocolat. Elle pencha son regard l'eau teintée, une mèche à elle cachant son visage détendu et amusé. Elle ne le releva pas tout de suite, respirant les arômes de miel et de fleur de l'infusion. Comme il lui en laissait la possibilité, elle hésita à rebondir dessus, à lui demander des informations sur le lien spécial qui semblait s'être tissé entre les deux instructeurs. Mais... allait-elle oser ? Ce serait terriblement personnel et elle avait déjà beaucoup tenté et il avait froncé les sourcils s'il ne l'avait pas repoussée. Il avait son fin sourire, cette nonchalance qu'il perdait parfois quand ils parlaient de choses et d'autres. Elle pouvait lancer un sujet qui leur rendrait cette proximité. En demandant par exemple quel était son type de thé préféré... ou elle pouvait poser la question qui lui brûlait les lèvres. Elle releva les yeux, les posa sur la bague qu'il portait maintenant à son annulaire gauche, les releva sur lui, laissant les questions passer silencieusement dans ses yeux bruns. Mais de sa bouche, elle partit sur autre chose.

"Je ne savais pas qu'il y avait une telle culture du thé en Colombie ?"

La conversation continua sur cette même veine une bonne partie de la soirée et de la nuit, interrompue parfois par les repas ou les soins donnés aux autres blessés mais dans un monde hors du temps.