La chaleur de la forge, brûlante et sèche se mêlait à celle plus humide du domaine tandis que l’été et le réchauffement climatique – mais étions-nous bien sur la même planète – prenaient leurs droits. Il faisait chaud, très chaud, de ces chaleurs qui donnent envie de dormir, qui embrument et font fuir le soleil. J’avais l’habitude des canicules, des pierres brûlées de l’acropole, du vent modéré de ma méditerranée natale. Et pourtant, pour travailler, même moi avait remisé mes habituelles robes de sorcier pour une chemise blanche sur un long pantalon de lin beige. Rapidement trempé, mon haut ne m’avait pas servi à grand-chose et reposait, étendu, sur un rack d’armes. J’avais pris le soin de me jeter un sort de protection, à la fois contre les flammes et les UV et m’étais encore une fois perdu dans le processus de création. L’objet prenait forme. J’y avais mis beaucoup de moi, beaucoup de temps, profitant de cette journée du premier juillet que les irlandaises m’avaient libéré pour leurs examens. Ma création était un remerciement, un petit quelque chose que j’avais voulu faire depuis longtemps mais m’avait donné plus de fil à retordre que je l’avais imaginé. Mes essais ratés gisaient d’ailleurs dans un seau à mes pieds tandis que deux fins fils de métal doré tournaient à présent autour d’une bulle de verre contenant une pierre verte. Je retirais l’artefact du feu et le laissait refroidir. Le même en métal argenté doté d’une pierre bleue se reposait déjà près de moi. J’inspirais, chassait la sueur de mon front de mon bras nu, dérangeant au passage quelques boucles blondes qui s’y étaient collées. Il ne devait pas être très loin de neuf heures du soir, le soleil ne tarderait plus à tirer sa révérence. Doucement, je fermais la lucarne du feu pour le laisser à son tour s’endormir calmement. J’enlevais alors ma baguette du marteau, la rangeait dans l’étui accroché à mon avant-bras droit et visible aujourd’hui. Il était sûrement temps de me rhabiller. Rien que l’idée de remettre sur moi une couche de tissu me fatiguait. Je soupirais, m’étirais, puis attrapais la chemise.

Quelques temps plus tard, je traversais la cour vers le bâtiment des occamy. J’avais enfilé mon haut que la chaleur rendait presque transparente mais ne l’avait qu’à moitié fermé, le laissant sorti de mon pantalon. Je voyais bien, aux regards surpris des enrôlés que je croisais que ce changement radical de tenu ferait jaser mais je n’en avais cure. Oui, d’habitude je n’avais pas cette petite barbe blonde, je marchais d’un pas lent et posé, bien couvert par mes robes sombres. Aujourd’hui j’étais mal rasé, mal fagotté, manches relevées, à la moldue et en sandales. Peu importait. J’avais terminé. J’y avais travaillé pendant 36 heures presque sans interruption mais j’avais terminé. Je poussais la porte, montait les marches rapidement jusqu’au bureau du professeur de… j’avais oublié le nom pompeux qu’ils avaient mis à « espionnage ». Morrigan, donc. Une femme souriante, pleine de vie, aux antipodes de ce que l’on aurait pu croire ou craindre pour sa matière. Une femme qui voulait construire plus que détruire et que j’appréciais voir dans l’équipe, simplement, mais à qui je n’avais jamais vraiment parlé. Je frappais, trois coups. Je n’étais pas attendu. J’espérais, simplement, qu’elle serait là.

J’entre. Elle a un sourire tellement lumineux que je ne peux que baisser les yeux. J’ai du mal avec les sentiments violents, exacerbés, surtout les positifs. Autant la colère, la haine, la destruction m’inspirent au mieux du dégoût et au pire de l’indifférence, autant la joie, le bonheur et le plaisir me sont physiquement douloureux. Il y a trop de souvenirs associés à ces moments. Trop de gens partis sans en éprouver assez. Je suis submergé de regrets à chaque fois, préférant de loin ma zone grise, celle où l’on ne ressent pas vraiment ou du moins pas intensément. J’ai toujours été hypersensible, trop attentif aux sentiments des autres, trop prêt à vouloir être là pour eux. Je me suis brûlé au-delà de toute rédemption à leur soleil et je les crains à présent. L’envie lancinante d’une drogue pour tenir tout ça a l’écart me reprend. Je l’écarte, j’inspire, je me redresse, me forçant presque à la regarder. Et pourtant, c’est une jolie femme, Morrigan. Avec des yeux d’océans pareils à ceux d’Athena, une chevelure de feu, un corps marqué mais qui arrive quand même à être élégant, et, aujourd’hui, une simple robe blanche, légère qu’elle porte avec la grâce de sa maturité de quinquagénaire.

« Bonjour Morrigan. » Mes yeux balaient la pièce et arrivent à la fenêtre où les rayons du soleil sont moins brillants et clairement rasant. « Ou bonsoir devrais-je dire, peut-être. » Je n’ai clairement pas vu le temps passer mais je suis tout de même content de mon travail. Il n’y a rien qui ne me détend plus que de créer. J’ai alors seulement l’impression d’exister pour de vrai, à travers ces choses que je fais, que je donne. Et le domaine en est plein. Le soir parfois, j’étends mes sensations autour de moi vers toutes ces baguettes qui m’entourent et ont, chacune, une infime parcelle de ce que je suis. Et puis, je retourne à mon devoir et aux portes à pousser.

A propos, je me rends compte que je suis toujours sur le pas et que je n’ai pas refermé derrière moi. Je le fais poliment, restant dans l’entrée, sans m’avancer. Quelque chose dans l’air me perturbe. Je transforme le bout de mes doigts pour aller goûter à l'atmosphère ambiante. Des sorts de températures autour de chaque zone. Intéressant. Dangereux, un peu. La météo est un équilibre délicat, surtout lorsqu’il est question de pressions et d’air. J’en sais quelque chose, la tempête en moi ne cesse jamais de gronder. « Vous utilisez un sort de température ou de pression pour rafraîchir l’endroit ? » Ma curiosité me fait oublier le but de ma visite. Et le fait que je suis toujours planté sur le pas de la porte.

« Attention à ce que les différences de pressions et la condensation ne vous construisent pas un orage. Il serait dommage que vos papiers soient abîmés. » fais-je simplement, pessimiste comme toujours mais sans insister davantage. Son sourire est plus doux, plus supportable et je lève les yeux vers elle, m’installant à la place désignée. « Si vous avez du café. Je sais que Vyasa en boit du bon. Merci.» Et puisqu’on en parlait. « Je peux d’ailleurs vous fournir un percolateur enchanté prélevant directement des réserves si vous le souhaitez. J’en ai fait un pour ma brigade, répéter l’opération ne serait pas si difficile. » Mais certains préféraient le thé, cette eau à peine teintée qu’ils prenaient pour une boisson. J’avais remarqué d’ailleurs que ceux qui aimaient les infusions prenaient en général un café américain pour quelque chose de fort alors qu’en méditerranéen, j’aimais mon breuvage tellement noir que la cuillère pouvait presque tenir dressée toute seule. Sur la chaise, je me tenais droit, sans excès, comme d’habitude. Le silence s’installa tandis qu’elle terminait son devoir d’hôtesse et que je ne disais rien. Parler m’était toujours difficile lorsque je n’avais pas de discours bien défini à dérouler bêtement. J’étais timide, profondément. Je l’avais toujours été. Ce n’était pas tellement que j’avais peur du regard des autres, mais que je ne savais pas vraiment comment faire pour parler. Les mots faisaient tant de dégâts. Ils séparaient les êtres alors que la musique, elle, était un message qui allait de l’âme à l’âme. Je posais doucement la petite boule sur la table, entre deux papiers, faisant attention à ne rien déranger.

« Je vous ai fait ça. Pour vous remercier du temps que vous m’avez libéré hier. Ce n’est pas grand-chose c’est un… » je cherchais mes mots un peu, un concept qui m’était étranger « les moldus diraient détecteur de mensonge mais ce n’est pas vraiment ça. Je ne peux rien faire pour les mensonges sans véritaserum. L’objet analyse les habitudes de rythme, de respiration, d’accentuation et de fréquence du discours de l’interlocuteur et dégage une vapeur verte lorsqu’il trouve une dissonance. C’est tout. Il ne permet pas de savoir si la personne ment, cache quelque chose, a pensé à autre chose mais je voulais essayer. Il fonctionne sur le même principe que le Rapeltout, au final. » C'était tout. Ce n’était pas rien cependant, mon apparence ne mentait pas là-dessus. C’était 36 heures de travail sur un prototype que j’offrais en présent.

Je prends la tasse de café et mon regard se perd dans l’obscurité qui emplit la tasse émaillée de blanc. Je sens les odeurs de brûlé, d’infusion, de séchage, les odeurs de poussière de ces pays si loin de ma méditerranée. J’aime les couleurs franches, les blancs, le bleu profond de la mer, le noir pur, le jaune brillant d’un soleil que rien ne vient recouvrir. Je ferme les yeux, laissant la chaleur de la boisson passer dans mes paumes. J’ai toujours trouvé ces sensations magiques. Ma femme disait que j’étais un épicurien, un vrai, à chercher toujours à distiller les moments dans ce qu’ils avaient de plus pur. Pour moi, c’était ce qui faisait la vie et qui faisait qu’on méritait de la vivre intensément, chaque seconde pleinement. Et depuis mon deuil, c’est cette peine que je n’arrive pas à oublier et que je ressens vivement chaque seconde, chaque respiration de ce corps malheureusement toujours vivant. On me dirait que c’est mon choix. Mais non. Si je fais partie de cette résistance, c’est pour son souvenir à elle. Elle qui se rebellait toujours et contre tout, tempête, orage, qui accompagnait mon calme. Je me rends compte que c’est à elle que je pensais quand je craignais les différences de pressions. Un peu submergé par la fatigue je me contente de hocher la tête. Ce dont j’ai besoin, personne ici ne me le fournira, aussi je ne demanderais pas. Mais, souvent, l’envie d’arrêter de penser, d’engourdir mes sens dans des paradis artificiels qui tempéraient un rien cette hypersensibilité qui était la mienne me prenait. Monsieur le Directeur me traitait de junkie. Il avait raison, bien sûr. Mais je savais aussi que le bonheur et l’amour étaient les seules drogues dont j’avais réellement besoin. Le reste n’étaient que pauvre substituts. Et c’est alors que mon interlocutrice fit le tour du bureau pour me prendre dans ses bras. J’en restais interdit. Rigide. Trop surpris pour réagir. Je n’étais pas un combattant, je n’avais pas de réflexes de défense et puis à quoi bon. Je rougis un peu à sa bise que je sens pourtant purement amicale. Mon pouce joua pensivement avec mon alliance et me permit de récupérer une contenance.

« Du temps que vous m’avez offert, toutes les deux. J’ai également une version pour Boudica. » bleue avec un métal argenté mais le principe magique restait le même. « Aurais-tu la gentillesse de la lui transmettre ? » Je n’avais pas vraiment de contacts avec l’autre irlandaise, par timidité aussi, sans doute. Elle était moins accessible que sa camarade Occamy et pourtant je l’admirais beaucoup de supporter et de cadrer aussi bien ses enrôlés. Les Selkies étaient en majorité des gens intelligents mais, comme tous ceux affligés de ce défaut, très remuants. Je tente une plaisanterie. « Et donc tu as hâte que l’on vienne te mentir afin de voir l’efficacité de l’objet ? » Mon sourire est triste mais il est là, c’est déjà ça. « Je peux me prêter au jeu, si tu le souhaite. Interroge-moi, nous verrons si je réponds juste ou non. »

J'aurais pu relever que l'histoire de ma mort était plus triste que fascinante mais, suivant son regard, j'avais bien compris que le commentaire s'adressait plus à la création que le créateur et je n'avais pas l'humour mordant du Professeur de Survie. Quiconque m'aurait attribué ce titre aurait encore plus mauvais esprit que Monsieur le Directeur. Elle retourna d'ailleurs bien vite au sérieux du sujet et aux condoléances.

"Moi aussi" répondis-je avec ma mélancolie habituelle, mon doigt jouant avec l'alliance qui décorait mon annulaire gauche. Oui, elle était sensée symboliser le renouveau et mon lien avec Lancelot mais sa présence sur la cicatrice de l'ancienne était aussi un rappel de ce que j'avais perdu bien avant d'arriver ici.

Les autres instructeurs, je le savais parce que je l'avais vu dans leurs rêves, étaient pour la plupart morts au combat, terrassant les ennemis de la Cause et se battant pour chaque parcelle de vie qu'ils possédaient encore. Pas moi. J'avais abandonné une vie somme toute paisible de sang-mêlé sans histoires. On n'avait jamais trouvé de preuve de mon implication dans les réseaux de ma femme, et pour cause, je n'y mettais pas les pieds. J'avais et j'ai toujours la politique en horreur. Les atrocités que l'on peut commettre au nom d'idées qui n'ont rien demandées à personne, les discrimination pour en combattre d'autre, le racisme inhérent à la bataille, permettant de supporter l'horreur de prendre une vie, je ne pouvais les supporter. J'étais fondamentalement pacifique. Tolérant. Je ne jugeais pas et, lorsque parfois, l'attitude de quelqu'un me mettait en face de mes propres biais, je faisais mon possible pour dépasser l'humeur qui naissait et laisser à l'autre l'occasion de me montrer sa richesse, sa violence, son humanité. L'art est le vecteur des émotions. A parler de coeur à coeur, d'âme à âme, dépassait les mots, les idéaux et les combats. J'avais un peu honte parfois, de me mêler à des héros, moi qui n'avait été victime que de lâcheté. Je ne savais pas comment leur dire que j'étais ici pour aider certes, pour la Cause, évidemment, mais que je n'avais jamais vécu le combat et ne comptais pas le découvrir. Qu'être mort au monde réel ne me causait aucune peine. Mon vrai sacrifice était d'avoir accepté de rester vivant, de continuer à souffrir, chaque minute, chaque seconde, pour aider à mon niveau. Parce que ma femme l'aurait voulu. Parce que, au fond, j'aimais l'esprit de tolérance du Domaine et que, peut-être, celui-ci s'étendrait aux créatures après avoir rétabli l'ordre parmi les humains, moldus comme sorciers. Je n'y croyais pas. J'espérais. Cela me prenait, parfois. Je revins doucement au temps présent, à cette femme devant moi et son sourire brillant de sollicitude. Je ne la comprenais pas mais cela m'était égal. Si elle trouvait son équilibre dans une joie si brillante qu'elle en était douloureuse, je n'étais personne pour le lui reprocher.

"Voulez-vous d'autres essais ?" Sinon, il pouvait également la laisser tranquille. Il n'était pas venu pour lui prendre son temps.

Magnifique ? Je ne serais pas allé jusque-là. Ce genre d’hyperbole va bien à la personnalité solaire de mon interlocutrice et je n’ai pas envie de rentrer dans une joute oratoire sur le terme exact à employer. Elle est contente de l’artefact que j’ai fourni, c’est tout ce dont j’ai besoin. D’autres idées me trottent dans la tête et ce ne sera pas le dernier « cadeau » que je lui ferais. Comme si mon temps m’appartenait. Comme si je pouvais donner quelque chose de fabriqué avec les ressources du Domaine, les infrastructures du Domaine, sur le temps du Domaine. Sa reconnaissance est presque douloureuse finalement. Une part de moi aimerait mettre les choses au clair. Une autre ne veut pas détruire le sourire et la satisfaction de la femme devant moi. Je décide de ne rien faire. Je préfère me sentir mal d’une chaleur mal placée que de casser quoi que ce soit, même des illusions. Je hoche la tête.

« J’aime beaucoup le café. » C’est parfaitement vrai. Je n’oublie pas qu’elle a en main la boule à mensonge que je lui ai fabriquée et qu’elle pourra savoir clairement le moindre de mes mensonges. C’est aussi pour cela que je ne vais pas répondre à la partie « envie ». Depuis ma mort, je n’ai plus envie de grand-chose, si ce n’est d’échapper à la réalité, de prendre des doses. De me perdre dans la beauté de l’endroit, dans la création. De me consumer de travail à défaut d’autre chose, puisque je n’ai plus que ça. Elle veut s’attacher. Elle n’a pas peur et son courage m’effraie. Elle a vécu pourtant. Elle ne peut pas ne jamais avoir souffert, pas en étant là, maintenant, en face de moi. J’envie sa luminosité et son optimisme. Je ne veux pas la détruire. Peut-être vaudrait-elle mieux pour nous que, justement, nous ne nous voyions pas trop « en dehors du cadre du travail ». Et finalement, pourquoi ? Je hausse les épaules.

« Je ne suis pas souvent en dehors du travail. Lorsque je n’enseigne pas, je crée, quand je ne crée pas, je dors et même en dormant, mes songes sont pour le domaine. Je ne promets pas d’être capable de sortir de cet état d’esprit. Les seuls moments où je ne travaille pas à proprement parler sont quand je joue. Après tout, que nous reste-t-il d’autre que le Domaine ? »

Je me dévoile. Cela n’est pas grave. Je n’ai pas peur qu’elle l’utilise. Au pire quoi, elle me tue ? Tant mieux. Elle me blesse ? Tant pis. Elle ne peut pas me faire plus mal que la vie ne l’a déjà fait. Là encore, j’ai été totalement sincère dans mon discours. Je ne cherche ni à la rassurer, ni à lui plaire. Je ne sais pas vraiment ce que je fais encore là, aussi, je décroise mes jambes et me lève doucement. « Je te remercie à mon tour pour ton temps. Tu sais où me trouver si tu as besoin de quoi que ce soit. Bonne journée. » Je ne m’incline pas, je n’ai pas été élevé comme ça. J’hésite à tendre la main, décide de ne pas le faire et, pour cacher ma gêne, je me retourne et quitte la pièce.