La visite médicale avait posé les prémisses de la première dispute des jumeaux au Domaine. Comme toujours, elle s'était déroulée à l'abri des regards, l'un dans les bras de l'autre, un plateau de majong posé plus loin, dans un mélange divers de langues plus ou moins européennes (parfois moins que plus).

"Un homme ? Ils ne pourraient pas mettre un médicomage femme ? C'est inconvenant." avait grogné son ours de frère.

"C'est qu'une visite médicale, tout ce qu'il risque de m'arriver c'est qu'il me dise que je suis trop grosse et qu'il me mette au régime." Elle ne pouvait pas lui dire qu'elle le connaissait, ce serait pire qu'autre chose. Elle avait donc pris son ton raisonnable de petite fille bien élevée, cherchant à calmer l’ire protectrice de son vis-à-vis. Celui-ci resserra les bras autour d’elle, possessif.

"Un homme ne devrait pas te voir...comme ça." Comme ça, en dessous donc. Ce qui n’était rien de plus ou de moins que ce qu’elle pouvait montrer en maillot de bain, pour autant qu’elle choisisse bien. Et pour le coup, elle avait mis une parure en coton noire, la plus simple possible, bien couvrante. Les hommes avaient des idées bizarres.

"C'est un professionnel Synieska. Il en voit toute la journée et des plus jolies." Ce qui, pour être vrai, n’était pas des plus plaisant à réaliser et n’améliora pas son humeur.

"Quand même."

"C'est un ordre, Sy." Le ton était sans appel. Cela n'avait pas empêché l'Occamy de grogner à nouveau et de remporter la partie en trois coups. Qu'il boude. Elle non plus n'était pas ravie par la nouvelle seulement ils n'avaient pas le choix. C'était comme ça. Aussi, à l’heure dite, elle faisait anti-chambre à l’infirmerie, habillée simplement d’un jean bleu et d’un chemisier vert foncé. Des vêtements faciles à mettre et à enlever qui soulignaient ses longues jambes au lieu de les dissimuler comme elle le faisait habituellement sous de longues jupes. Elle fit claquer le talon plat de sa sandale contre son pied, dissimulant son agacement derrière le livre qu’elle lisait. Elle n’aimait pas les visites médicales. Elle n’aimait pas qu’on la regarde, qu’on la mesure ou qu’on la pèse. Elle n’avait pas envie de recevoir d’autres remarques sur sa corpulence, des remarques souvent gênées et fausses comme pour la tranquilliser alors qu’elle savait parfaitement ce qui n’allait pas chez elle.

Et que ces remarques – qu’elle appréhendait – doivent venir de quelqu’un qu’elle commençait déjà à apprécier, de quelqu’un dont elle désirait un peu d’admiration, ou au moins une absence de pitié l’agaçait fortement par avance. Aussi, elle n’avait pas accroché de sourire sur son visage de poupée mais une neutralité de mauvais augure quand on la connaissait. Elle était sur la défensive et se fichait qu’on le sache. Instructeur en botanique ET soins, camarade de lecture, chef de SA brigade et maintenant médicomage. Il ne pouvait pas la laisser tranquille ? A avoir trop de casquettes, il risquait de ne plus du tout la voir. Et elle ne voulait pas ça.

Visites médicales.

Lancelot avait poussé un léger grognement ce matin là en se rappelant de ce qui devait débuter. Comme souvent, l’exercice était nécessaire et justifié. Cela n’avait pas empêché pas le médicomage de se montrer taciturne et de pester intérieurement. Les enrôlés lui étaient pour la plupart inconnus mais nécessiteraient des soins, qu’il devrait procurer avec le plus de précisions possibles pour maintenir leur corps et leur esprit en vie et en bonne santé. Il devait donc les connaître, les pousser à adopter le mode de vie le plus sain possible et tenter de soigner les blessures qu’il pouvait encore corriger. S’occuper également des traumatismes mentaux s’il pouvait les percevoir et s’assurer de leur bonne condition de façon générale avant que les cours débutent et qu’ils ne soient mis à l’épreuve. Un vaste programme, donc, et des journées s’annonçant longues et pénibles.

Il n’avait même pas eu le temps de se rendre aux serres et devrait donc attendre le soir avant de pouvoir retrouver un semblant de liberté. C’était à peine s’il avait eu le temps de prendre une tasse de thé en salle des professeurs avant de se rendre à l’infirmerie, qu’il appréciait habituellement. Cela n’arrangeait pas son humeur.

Au moins, les visites avaient lieu directement dans le bureau qui surplomblait l’infirmerie. Les élèves avaient tous reçu un ordre de passage afin de s’y rendre et Lancelot avait demandé l’aide des Elfes de maison volontaires pour qu’ils s’assurent du respect de celui-ci en cas de réfractaires et retardataires. S’il pouvait tout à fait comprendre que certains ne souhaitent pas être ausculté, ils devraient néanmoins lui faire part des raisons en tête-à-tête. Une ‘salle d’attente’ avait été aménagée au rez-de-chaussée, là où se trouvaient habituellement les lits des blessés, pour l’instant vides d’occupants. Les quelques chaises où les enrôlés étaient priés de se distraire avant leur rendez-vous étaient d’ailleurs vides elles aussi, donnant à Lancelot assez de temps pour se préparer une énième tasse de thé et lire quelques pages de son livre dans un silence plus qu’apprécié. D’une main distraite, il laissait courir ses doigts sur le marque-page en fils tissé orné d’un chat et se terminant par une tresse et un grelot au son léger.

Ce fut la voix d’une des Elfes, nommée Binky, qui le attira son attention pour le prévenir de l’arrivée de la nouvelle venue. Lancelot la remercia d’un hochement de tête et d’un sourire, l’Elfe étant très douée pour les tâches dont il n’avait pas le temps de s’occuper lui-même comme le rangement et le classement des remèdes ou le nettoyage quotidien et minutieux de l’infirmerie. Il n’aurait pas pu faire tourner la vaste infirmerie sans elle, pas en s’occupant également des cours et des serres tout du moins. Il espérait d’ailleurs trouver dans le lot de futurs médics quelques uns assez doués pour lui servir d’assistants lorsque nécessaire, mais cette question devrait attendre.

Il referma son livre et le repoussa dans un coin du bureau avant de se lever pour appeler l’enrôlée suivante, se raclant la gorge pour signifier sa présence, ses yeux se posant donc enfin sur la nouvelle arrivante. Qu’il reconnut bien entendu immédiatement, puisqu’il appréciait sa compagnie depuis plusieurs matins maintenant. Leurs regards se croisèrent et si la surprise apparut sur les traits du médicomage, elle fut brève. Il lui fit signe de le rejoindre dans le bureau, refermant délicatement la porte derrière elle lorsque ce fut le cas. Le visage de la jeune femme était un miroir similaire au sien, beaucoup plus lisse et neutre que d’habitude, et l’atmosphère autour d’eux semblait bien moins détendue.

“Bonjour. Assieds-toi, je t’en prie.” Il lui signala la chaise qui faisait face à son propre bureau. “Du thé? As-tu eu le temps de déjeuner?” Il s’enquit tout d’abord, laissant la plume enchantée qu’il utilisait pour ce jour noter les détails qu’il connaissait déjà: Aubépine, Zouwu, Intelligence. Il vit du coin de l’oeil l’objet menacer de continuer avant de s’arrêter devant le manque de place (ou de cases pré-requises) et n’y prêta plus attention.

Raclement de gorge. Elle leva la tête, reconnaissant la présence de son compagnon de l’aube. Elle n’était pas surprise puisqu’elle l’attendait, elle remarqua pourtant que lui l’était. Elle eut envie de grogner contre un tel manque de préparation. Il ne savait même pas que c’était elle qui l’attendait. La fierté qu’elle avait hérité des hommes de la famille se cabra mais, comme le chat quelques jours plus tôt, elle réussit à la maintenir à l’intérieur et à garder sa neutralité coutumière. Lui non plus n’avait pas les léger sourire qu’elle lui arrachait pourtant régulièrement. La situation ne convenait à aucun des deux, c’était certains mais l’un comme l’autre se conformaient aux ordres.

« Bonjour docteur. » fit-elle tranquillement, marquant par ce titre symbolique la distance professionnelle entre deux. Elle s’assit poliment devant le bureau, les jambes posées à plat sur la chaise, les mains sur ses genoux. « Je veux bien du thé, s’il vous plait. Noir. » Par Merlin elle détestait ces moments où ce qu’elle devait dire était scripté à l’avance, où les choses se déroulaient comme il le fallait et non comme elle le voulait. Elle croisa les doigts. Son dos se redressa imperceptiblement, souvenir de ses cours de maintien. Tête droite, regard doucement baissé sous de longs cils pour ne pas défier l’Homme devant elle. Elle avait été moins nerveuse dans la jungle menacée par un womatou. « J’ai pu manger quelque chose, je vous remercie, mais si vous n’en avez pas eu l’occasion, je vous en prie, ne vous gênez pas pour moi. » Elle ne mentait pas per se, elle ne l’osait que rarement dans un monde où les gens n’avaient plus aucun scrupule à violer votre esprit pour un oui ou pour un non. Elle avait en effet eu le temps de manger quelques quartiers d’orange plus tôt dans la matinée. Un plaisir coupable. D’autant plus que ce n’était pas du tout la saison des agrumes…

Ton neutre, même froid, phrases auxquelles ils s'attendaient tous les deux. Cela n'aurait pas dû le déranger, puisque c'était la solution la plus pratique pour la situation dans laquelle ils se trouvaient. D'ailleurs, il n'y aurait pas dû avoir de questionnement sur une quelconque situation. Il n'y en avait pas eu, avec les autres, la distance avait été présente simplement car Lancelot ne les connaissait pas et ne chercherait pas à les connaître au-delà de son rôle professionnel d'Instructeur et de médicomage du Domaine, sauf s'ils lui donnaient une bonne raison, mais il en doutait fortement.

Mais nier le fait qu'Aubépine était différente aurait été plus stupide qu'autre chose. Il avait noué un lien avec la jeune femme, lui parlait tous les jours ou presque lorsqu'il se rendait à la serre et qu'elle lisait. Il leur avait déjà préparé du thé dans ce même service qu'il était en train de manipuler là, maintenant. Une myriade de petits signes insignifiants qui rendaient toutefois cette distance professionnelle et palpable un peu plus complexe, même si tous deux semblaient conscients de sa nécessité.

Deux tasses furent servies assez rapidement, Lancelot ignorant la sienne pour le moment et reprenant la parole. S'il ne souriait pas et que son ton était décidément formel, ses yeux observateurs n'étaient pourtant pas dénués d'une certaine chaleur. "La visite d'aujourd'hui a surtout pour but de déterminer ton état de santé général et si d'anciennes complications peuvent éventuellement poser souci lors d'exercices futurs. Je vais donc te demander d'être la plus honnête possible dans tes réponses. Me cacher quelque chose aujourd'hui pourrait avoir de graves conséquences pour toi mais également pour le groupe si je dois réaliser une intervention future et perdre du temps avec quelque chose que j'aurais du déjà savoir." ll expliqua simplement avant de lui tendre un formulaire détaillant un certain nombre de questions, des plus basiques aux plus personnelles: blessures notoires, opérations (magiques ou non), antécédents familiaux, tolérance supposée à la douleur, habitudes alimentaires, de sommeil, sportives... Tout ce qui pouvait supposément lui donner un avis global sur la santé de ses nouveaux patients.

(Le formulaire était aussi un test. S'il posait ces questions, il avait déjà la réponse pour certaines. Les enrôlés n'avaient pas été recrutés au hasard, et aucun d'entre eux n'étaient gravement blessés ou handicapés. Tout comme dans un camp militaire, seuls les valides et non réformés avaient franchis la porte. Savoir ce que les enrôlés souhaitaient minimiser, cacher ou risquaient de sous-estimer concernant leur santé était tout aussi important pour lui que les informations en elle-même.)

"Prends le temps qu'il te faudra pour le compléter, puis nous passerons à l'examen physique en tant que tel." Il indiqua en lui tendant une petite boîte où reposait une plume et de l'encre. "S'il y a des points en particulier dont tu voudrais discuter, des choses plus inquiétantes ou des information à approfondir, je t'écoute."

Il ne promit rien quant à l'anonymat et la confidentialité des informations discutées pendant le rendez-vous, même s'il l'aurait voulu. Il savait d'or et déjà que le Directeur, et potentiellement les autres membres de l'équipe pédagogique, devraient être mis au courant si besoin. Si son éthique le regrettait amèrement et son indépendance argumentait qu'il lui faudrait une très bonne raison pour divulguer quoi que ce soit, il ne souhaitait et ne pouvait promettre quelque chose qu'il ne pourrait tenir.

Il allait vraiment falloir qu’elle se mette à l’espagnol. Répondre en un mot, dans sa langue maternelle, au médicomage qu’elle avait bien compris ses instructions aurait eu une certaine classe mais surtout aurait peut-être pu rompre un peu cette glace entre eux qui la dérangeait au plus haut point, sans pour autant devenir trop familière, ce qui aurait été dangereux. Mais elle n’avait pas encore eu le temps de s’y mettre et elle ne voulait pas offenser les oreilles du natif en lui déchirant sa langue natale. Aussi, elle se contenta d’un bref signe de tête et se saisit du formulaire.

Le remplir n’avait rien de difficile. Sage, la jeune femme avait eu toutes les maladies infantiles qu’il fallait, ses vaccins magiques étaient à jour jusqu’à ses dix-huit ans, âge auquel elle avait décidé qu’elle ne risquait plus rien et que les hôpitaux irlandais n’inspiraient vraiment pas confiance. Elle n’avait aucune cicatrice, n’avait jamais eu ni fracture ni opération, ni marque d’aucune sorte. Elle n’avait pas d’allergie non plus. Certes, son endurance et sa force étaient ceux d’une étudiante obèse mais ce n’était pas irrémédiable et elle se promit de perdre ces hanches débiles qui l’empêchaient de faire son devoir correctement. Elle dormait correctement, généralement assez tôt le soir avec un lever un petit peu avant le soleil. Moins en été, plus en hiver. Elle marqua donc « de la tombée de la nuit au point du jour » plutôt que des horaires précis. Le crépuscule et l’aube étaient propices à la chasse, c’était ainsi. Elle ne mentionna pas de cauchemars. Ils n’étaient pas récurrents et n’avaient pas tant d’importance que cela. C’étaient ceux de son frère qu’il fallait absolument soigner. Elle, elle allait bien. Elle allait toujours bien. Seul son futur époux aurait le droit de l’abîmer.

« Je ne connais pas ma résistance à la douleur, je n’ai jamais eu vraiment physiquement mal. » elle savait cependant que sa résistance psychologique était mauvaise. Elle ferait n’importe quoi pour protéger son frère. Même l’aider Lui s’il le fallait. A la question de l’animagus, elle marqua un temps d’arrêt, réfléchit, regarda l’intéressé et décida de lui faire confiance, notant simplement « chat » sans préciser la sous-espèce. Il y en avait assez dans le domaine pour qu’elle puisse espérer rester anonyme en cas de besoin. Ayant répondu à toutes les cases mais totalement surestimé son poids total, elle lui rendit le papier. « Mon sommeil varie en fonction des saisons car je dors avec le soleil. Mais je n’ai pas vraiment de problème pour m’endormir en général et moins encore si je suis avec mon jumeau. » C’était peut-être quelque chose qu’elle aurait dû noter, ça, qu’elle avait un jumeau. Elle pencha la tête. « Nous sommes hétérozygotes alors je ne pense pas que ce soit une donnée médicale ? » Elle se redressa. « Je ne connais pas non plus mon groupe sanguin, je n’ai jamais fait de don du sang ou de transfusion. Je ne bois pas, ne fume pas, ne me drogue pas. J’attrape parfois froid l’hiver, particulièrement dans les climats humides mais rien qui ne se guérisse avec du repos et des tisanes. Je n’ai pas séjourné dans des pays dangereux…d’un point de vue médical du moins. Je n’ai absolument aucun signe distinctif…. » elle réfléchit. « Je ne sais pas trop quoi rajouter sinon. » Qu’elle avait fait de la danse toute son enfance ? Cela se verrait probablement avec l’examen physique si tant était que l’on pouvait voir sa colonne vertébrale sous la graisse. Elle prit une gorgée de thé qui eut du mal à passer sa gorge soudain serrée.

Il l’observa discrètement alors qu’elle remplissait le papier qu’il lui avait tendu, buvant de sa propre tasse. Son visage était lisse et neutre, ses traits montrant à quel point elle était concentré sur sa tâche. Étrangement, le silence qui s’était installé le gênait moins que les moments de leurs conversations où la distance se faisant grandement sentir; sans doute parce qu’ils s’étaient tous les deux habitués au silence lors de leurs matins précédents. Parfois, elle avait lu à haute voix (pour les plantes, bien entendu) et Lancelot appréciait l’intonation des différents accents selon les lectures qu’elle choisissait. Parfois, ils avaient conversé sur des sujets de magies et de lectures alors que le médicomage se penchait sur le cas d’une plante récalcitrante. Il n’y en avait eu que peu pour l’instant, mais il sentait presque déjà poindre l’habitude dans ces rituels.

Il se dit que le soulagement qu’il ressentit lorsqu’elle avoua ne pas connaître sa tolérance à la douleur était celui qu’il aurait ressenti face à cette réponse dans n’importe quel cas, et c’était vrai. Il l’écouta attentivement jusqu’à la fin, la plume s’agitant de nouveau dans un coin pour noter les nouvelles informations dont elle lui avait fait part, notamment son jumeau (donnée importante tant sur le plan physique que sur le plan émotionnel). La formulation ne laissait pas de doutes sur le fait qu’il était également enrôlé ici. “Quel nom utilise-t-il ici?” Il demanda en premier, sachant que la plume le noterait sans qu’il ne doive intervenir.

Récupérant la feuille, il la parcourut brièvement du regard, un fin sourire (peut-être le plus naturel depuis le début de la visite) à la mention de ses heures de sommeil et de sa forme féline - certaines remarques lui revinrent en mémoire et firent sens, de ce fait - suivi d’un froncement de sourcils au vu du poids qui était noté et qui ne correspondait pas à la carrure frêle de la jeune femme. Il ne chercha pas à le masquer, même s’il supposait qu’il s’agissait pour l’instant d’une simple erreur de jugement. “J’effectuerai une prise de sang afin de pouvoir compléter ton dossier et vérifier que tout va bien de ce côté là et qu’aucune infection n’a besoin d’être traitée, nous aurons donc la réponse à cette question rapidement. Je n’ai pas de remarque particulière quant au reste, nous pourrons vérifier certaines choses par la suite. Je te remercie d’avoir été honnête, en tous cas.” Il indiqua d’un hochement de tête avant de reposer la feuille sur son bureau. “Quant à ta tolérance à la douleur, c’est plutôt une bonne chose. Une acclimatation graduelle et contrôlée lors d'entraînements spécifiques est toujours plus efficace que des méthodes sauvages, et mon travail est facilité quand les gens qui l’inflige savent ce qu’ils font. Vous l’aborderez sans doute pendant les cours d’extraction ou de protection de l’information, et je sais déjà que l’instructrice responsable saura s’adapter. Même si je me doute que certains d’entre vous reviendront me voir à ce moment là.”

La douleur, la connaître et la dompter, était une donnée inévitable d’un tel projet. Son ton détaché le montrait, même si une légère ombre était toujours présente lorsqu’il en parlait. Inévitable de son point de vue, un poil détestable car il se souvenait bien des sensations que cela provoquait, mais nécessaire, comme toujours. Elle ne pourrait pas être épargnée, aucun d’entre eux ne le seraient. Son visage n’était pas transparent au point de montrer toutes ses émotions, pas dans cette pièce, mais elle pouvait sans doute deviner tout de même la gravité qui se cachait derrière des propos presque usuels pour le médicomage. Après un léger hochement de tête, il continua donc.

“Je te propose de passer à l’examen physique. La plupart des instruments de mesure que je vais utiliser sont conçus pour être le moins intrusif possible, et je t’expliquerai le fonctionnement de chacun avant d’effectuer chaque test. Il s’agit surtout d’un contrôle de tes signes vitaux, rythme cardiaque et fréquence respiratoire au repos et dans une situation de stress modéré, d’une prise de sang donc, d’un contrôle de ton poids et de ta taille ainsi qu’un test d’effort. Tu pourras poser toutes les questions que tu souhaites et si tu es gênée par quoi que ce soit, je saurais m’adapter.” Il expliqua simplement. “Il y a un paravent là-bas, il faudrait que tu sois en sous-vêtements pour les mesures. Je te propose de commencer par là pour que tu puisses te rhabiller ensuite pour le reste.”

« Sycomore, officier, occamy. » répondit-elle, brève, ne désirant pas dévoiler quoi que ce soit que son frère aurait pu vouloir garder secret. De par leurs rendez-vous, elle avait en Lancelot une confiance qu’elle savait qu’il ne partageait pas, sa jalousie le faisant probablement aller dans le sens inverse. C’était triste mais c’était ainsi et si elle devait choisir entre les deux, sa loyauté allait sans hésiter vers son ami de toujours. Elle espérait simplement que son crétin de double saurait voir qui était vraiment cet homme devant elle et lui donnerait, plus même que sa confiance, son estime. Parce qu’il le méritait. Cela se voyait au sourire qu’il avait à présent. Véritable, intelligent, plein de dérision et d’auto-dérision. Elle l’avait testé, elle savait que malgré la prétention de son pseudonyme, il était bien plus profond que l’on aurait pu le croire. Il devait – de ce fait – comprendre bien des choses qu’elle n’avait jusqu’ici qu’esquissé. Dommage qu’elle ait dû abattre ses cartes, elle s’était bien amusée le temps que cela avait duré. Détendue à son tour, elle remit une mèche de cheveux derrière son oreille et sourit à son tour, appréciant la chaleur qui était revenue entre eux. Ainsi, elle rata complètement le froncement de sourcil, ne revenant sérieux qu’en l’entendant prendre à nouveau la parole.

Prise de sang. S’il le fallait. Le sien était rouge, comme tous les autres. Elle hocha la tête. Ne pas être honnête aurait été contre-productif. Il était évident qu’ils étaient régulièrement sondés au plus profond de leur être. C’était nécessaire pour garantir la fiabilité des autres enrôlés. Les cœurs même les plus solides pouvaient changer avec le temps alors mentir aurait été stupide, il l’aurait rapidement su et cela aurait pu rompre ce qu’ils avaient. Quoi que cela puisse bien être. Son sourire se teinta d’une mélancolie dissimulée quand il la congratula de ne pas connaître la douleur physique. Il y avait une chose qu’elle savait. La douleur psychologique était bien pire parce qu’elle ne partait pas. Elle avait vu les coups pleuvoir sur sa mère et son frère pour toutes les bêtises qu’elle avait pu faire. Ces minuscules manquements que l’on laissait échapper, enfant, lorsque tout contrôler est trop gros pour un cœur trop petit. Elle avait grincé les dents en même temps qu’eux. Pleuré pour eux. Plus longtemps. Car leur douleur semblait toujours finir par les quitter alors que les blessures laissées par Lui saignaient toujours en lui. Mais ça, ce n’était pas médical. Elle pouvait le garder pour elle et se dire que cet entraînement l’aiderait à supporter celui qu’il semblait qu’on allait leur infliger. Elle espérait surtout que personne ne lui laisserait de marque visible. Elle se devait de rester « pure » pour plus tard. Au cas où. On ne savait jamais. Répondant d’une gravité semblable, elle hocha la tête.

« Je comprends, ne vous en faites pas. Je ne voudrais pas porter le fardeau d’être de celle qui mette les autres et la Cause en danger. Je ne suis pas ici pour jouer et je me doute bien que l’apprentissage ne se fera pas à base de bons points et de jolies images. » Le monde slave avait survécu à beaucoup d’horreurs ces dernières décennies. C’était quelque chose que l’Europe oubliait souvent et que les autres continents ne devaient même pas savoir. La fatalité était même à la base de la doucha, l’âme slave que la jeune femme possédait au dernier degré. Qu’elle souffre. Si cela pouvait protéger les siens. Son frère. Le Domaine. Lancelot. Elle se leva en silence, passa derrière le paravent, enleva ses habits qu’elle plia poliment sur le tabouret qui traînait là. Ses dessous, noir et opaques, couvraient assez pour que la pudeur soit préservée. Elle ne portait pas de maquillage, ses cheveux lâchés tombant jusqu’au creux de sa colonne vertébrale. Par habitude, elle se tenait aussi droite qu’une danseuse étoile, ses pieds cambrés frôlant le sol. Elle était inconsciente de ses côtes, visibles, ou des salières sous son cou. Son ventre, plat, montrait presque les muscles qui roulaient dessus. Elle avait, autour du cou, un pendentif rond, montrant un chat tentant d’attraper une chouette autour d’un vif d’or. A sa cheville droite, un bracelet de billes blanches et noirs avec une attache dorée un peu ancienne. C’était tout. Comme elle l’avait annoncé, aucun signe particulier, aucune cicatrice ne dérangeait sa silhouette. Un peu gênée, elle laissa ses mains au bout de ses bras ballant, se retenant pour ne pas bêtement se cacher.

Il ne dit rien de plus sur son frère, voulant lui accorder la même curiosité et le même respect qu’il avait employé jusqu’alors, celle de découvrir les enrôlés par eux-mêmes sans porter de jugement auparavant malgré les informations qu’il pouvait posséder. Peut-être était-ce stupide, mais c’était sa manière de faire et on lui avait donné carte blanche pour cela. Ses ‘patients’ seraient forcément plus à l’aise si Lancelot ne leur débitait pas leurs vies après un seul bonjour. Elle semblait du même avis, puisqu’elle n’avait donné que son nom, sa spécialité et sa brigade, que la plume s’était empressée de noter. L’étau qui tout à l’heure semblait avoir pesé sur la pièce s’était desserré et malgré leur sujet de conversation et le sérieux de celui-ci, son sourire en coin n’avait pas disparu.

Il se contenta de hocher la tête lorsqu’elle lui assura qu’elle comprenait la gravité de sa présence sur le Domaine et la responsabilité qui pesait de ce fait sur les épaules de chaque enrôlé. Il n’en avait pas attendu moins d’elle, pas après les conversations qu’ils avaient déjà eu auparavant, aussi brèves qu’elles avaient été. Alors il attendit en silence, et son visage redevint impassible alors que le reste de la visite s’enclenchait, le masque professionnel qu’il se devait de porter à nouveau sur ses traits.

Il avait bien fait. Lorsqu’elle réapparut, ce fut d’abord une vague de surprise qui toucha le médicomage, et quelque chose de plus sourd, peut-être un brin de colère. Pas contre elle, cependant, pas vraiment. Elle était si frêle, et frêle était le mot poli qu’il se forçait à utiliser au lieu d’un autre bien moins joli. La possibilité d’une malnutrition sévère lui sauta immédiatement aux yeux, et toutes les conséquences que cela pouvait entraîner. Sa posture était droite, et il pu lire qu’elle était gênée. Lancelot se demanda si elle avait conscience de la gravité de son état de santé. Se demanda si elle était voulue ou si elle y avait été contrainte par manque de nourriture - à nouveau, un grondement sourd qu’il étouffa. Parfois, des traumatismes pouvaient grandement influencer les habitudes alimentaires. Les deux situations lui déplaisaient, mais il ne pouvait que leur faire face. Le poids qu’elle avait noté sur la feuille lui revint en mémoire, faisant pencher la balance vers quelque chose de plus insidieux que l’absence de nourriture là où elle se trouvait avant, et non, décidément, il n’aimait pas ça.

Il ne dit rien, cependant. Il lui offrit un léger signe de tête en guise d’encouragement avant d’attraper le mètre magique et de le déplier, reculant d’un pas et prenant une longue tige doté d’une boule métallique au bout. “Ce mètre va prendre tes mesures. Essaie de rester immobile, si tu peux, ça lui facilitera le travail. Pendant ce temps-là, je vais simplement te scanner avec cet objet. Il m’aidera à calculer certaines choses, ta masse musculaire ou ton poids exact, par exemple. C’est indolore.”

Le mètre se mit au travail alors que Lancelot restait plongé dans ses pensées en prenant ses propres mesures, laissant le scanner à une petite distance de la peau d’Aubépine et le déplaçant le long de ses muscles. Il ne voulait pas partir du principe que, mais se doutait tout de même. Ne voulait pas la confronter de front, mais savait qu’il devrait y faire quelque chose. Et pas juste parce qu’un bon soldat se devait d’avoir assez d’énergie pour se battre, non. Pas juste pour ça.
Le mètre s’enroula autour de sa taille, de ses bras, de ses cuisses, prenant toutes les mesures qu’il était possible de prendre avant de venir se reposer sagement dans la main du médicomage, qui le tapota avec sa baguette. Un long filin d’informations apparut, confirmant certains de ses calculs, avant d’aller se poser sur la feuille du dossier d’Aubépine. Lancelot exécuta le même geste avec l’objet, lui donnant ses propres résultats. Ses mesures étaient donc consignées.

Un léger silence alors qu’il cherchait une formulation, la plus simple possible. “Sais-tu si tes mesures ont beaucoup changé ces derniers mois? Ton poids, notamment.”

Il la comprenait et la salle avait retrouvé l’ambiance chaleureuse qui les caractérisaient quand ils étaient seuls. Ou du moins les quelques fois où ils l’avaient été. Sans rien dire, il avait compris qu’elle ne voulait pas en dévoiler davantage et n’avait pas posé de question. Il était resté neutre, avait noté, était passé à autre chose. Pas de question débile à base de « vous devez beaucoup vous ressembler ! » alors que des hétérozygotes n’étaient ni moins ni plus proches que des frères et sœurs. Pas d’interrogation sur des maladies en même temps ou des transmissions de pensées ou un langage commun. Non. Il semblait toujours la traiter comme un être humain unique au lieu d’être uniquement la moitié de l’autre. C’était plus rare qu’on ne le pensait. Alors, pour le remercier, elle se glissa derrière le paravent, se changea, ressorti. Et là…

Voilà. C’était toujours pareil quand on la voyait. Personne ne restait indifférent face au gâchis qu’elle faisait de sa beauté naturelle. Alors certes, même avec une corpulence normale, elle ne serait jamais canon. Trop petite, trop brune, ses yeux trop marrons, sa bouche plus large que pleine mais elle aurait pu avoir des formes. Pouvoir séduire avec une taille de guêpe et des hanches juste comme il faut. Elle rougit devant ce qu’elle sentit passer sous le masque. Et, pour la première fois peut-être, elle baissa des yeux gênés. Plus que les autres médecins, ce regard là ne lui faisait pas du bien. Elle se promit de se reprendre en main. De se remettre au régime. De reprendre sérieusement le sport. De moins manger. Moins souvent. Elle hésita à charger Sycomore et ses tentations sucrées qu’il aimait à lui faire et à lui tendre mais elle savait déjà que c’était être de mauvaise foi que de rejeter la faute de son jumeau.

Elle était grosse parce qu’elle n’avait pas de volonté, voilà tout.

Et bien elle se souviendrait de ce regard. Elle en trouverait, de la volonté et elle sculpterait sa silhouette comme il le faudrait. Et pas seulement pour le médicomage mais parce qu’elle était sérieuse quand elle parlait de faire de son mieux pour le domaine et celui-ci n’avait pas besoin de gros tas, juste de gens en bonne santé. Elle se força à relever la tête, laissant le mètre enchanté la mesurer sous toutes les coutures et le globe faire son travail de globe. Il l’avait dit, ce n’était pas invasif. Et pourtant, cela faisait mal. Elle se sentait jugée, jaugée, nue. Même si elle l’était techniquement, ce n’était pas le sujet. Ses phrases lui revenaient en tête. Qu’elle était laide. Qu’elle ne trouverait jamais un mari. Inutile si elle n’est pas donnable à un allié potentiel. Inutile, même nuisible, qui a volé à son frère de la place dans le ventre de leur mère. Qui mangeait leur nourriture. Qui se goinfrait de leur nourriture et pour quoi ? Pour ne même pas être capable d’être jolie. Elle ne pu supporter ces yeux qui se superposaient à ceux du médicomage. Et même si elle entendait bien que ses paroles à lui étaient douces, c’était à peine si elle s’en rendait compte sous le bruit de ses souvenirs.

« Non, je…je suis désolée, Docteur, je n’ai pas fait attention depuis ma sortie de l’université. Je me disais qu’il me suffirait de faire comme d’habitude. J’aurais du me douter que ce ne serait pas assez. » Elle en voulu à Sycomore et ses « mange ». Aux chocolats chauds des pubs de Dublin même s’ils n’étaient pas fréquents, pas plus d’un par trimestre. Clairement, c’était déjà trop. Perdue, elle sentit un froid intense la prendre et croisa les bras, ses mains montant au niveau presque de ses épaules. Jeune chat piteux, mouillé, seul. Elle inspira pour affronter cette vague. Expira. Inspira encore, utilisant l’air avalé pour se forcer à se redresser, à regarder la vérité, Lancelot, en face. Il n’y avait plus de trace de sourire soudain. Plus de masque, ou si peu, juste ce qu’il fallait pour ne pas craquer. Et une profonde détermination. « Je vais me reprendre en main, promis. » Et perdre ces kilos en trop !

Le moment était complexe, délicat. Aubépine était gênée, il comprenait pourquoi. Son visage à lui était toujours impassible, peut-être un peu strict, mais tout de même une lueur de bienveillance dans son regard. Son ton sérieux était une nécessité. Conscient qu’il ne s’agissait pas de la réprimander, conscient qu’il s’agissait de conséquences simples: son état de santé ne lui permettrait pas de tenir longtemps, de tenir son rôle en tant que membre de l’Intelligence, en tant que résistante, en tant que vivante. Conscient également qu’il souhaitait la voir vivante au-delà du rôle qu’elle devait jouer, pensée qu’il avait déjà surpris dans un coin de son esprit, qu’il ignorait aussi. S’attacher était éventuellement inévitable, même s’il contrôlait les variables qui déterminerait la profondeur de cet attachement.

Ce n’était pas le sujet ici.

Elle fit une promesse et Lancelot l’écouta, ne l’interrompit pas, tout en sachant qu’il ne la croyait pas entièrement, malgré la bonne volonté qu’elle mettait dans ses paroles. Qu’il ne devait pas la croire et se laisser endormir, pas s’il voulait prendre soin d’elle. Et il le devait parce qu’elle lui faisait confiance et parce que c’était son rôle ici. Tout du moins, elle semblait conscient du problème. En confrontant les différents faits qu’il avait désormais devant les yeux, ne pas insister aurait été une grave erreur qu’il ne pouvait se permettre. Il ne jugeait pas, contrairement à sa nature habituelle, et savait pertinemment qu’il ne pouvait pas soigner les causes d’un tel mal avec le temps limité qui lui était offert. Mais il agirait, quoi qu’il arrive.

Alors il hocha la tête, doucement, avant de parler à nouveau.

“Ce n’est pas un reproche. C’est ton corps, et tu es en charge de le maintenir en vie, ce n’est pas ma place de m’interposer à ce sujet. Mais c’est préoccupant pour ta santé, et mon devoir est d’essayer d’enrayer la situation et de t’aider à mettre en place des solutions. Je doute que tu puisses tenir longtemps à ce rythme, surtout avec les cours qui vont te demander beaucoup d’énergie, et je ne souhaite pas devoir te forcer à rester à l’infirmerie pour te surveiller.” Il expliqua simplement, son ton calme et se voulant rassurant pour ne pas la braquer ou la brusquer, mais ferme tout de même. Un équilibre difficile à tenir. “Ton déficit calorique me semble important et si tu perds plus de poids, tes organes et tes muscles pourraient sévèrement en pâtir et les complications s'accélérer.”

La voyant frissonner, il fit un petit geste vers le paravent. “Si tu souhaites te rhabiller, tu peux. Je peux effectuer le reste des tests même si tu es vêtue.”

Elle écouta. Avec cette attention particulière qu’elle avait lorsqu’elle apprenait quelque chose, quand il s’agissait de retenir une donnée. Si le début ne la surprit pas, elle était par ailleurs d’accord avec le principe, une certaine incompréhension passa sur son visage, comme un nuage devant la lune, aussitôt arrivée, déjà partie. Comment ça, déficit calorique ? Elle fronça les sourcils, non de désapprobation mais bien sous le coup d’une intense réflexion. Elle avait du mal entendre. Il avait dit qu’il fallait perdre plus de poids, pas qu’elle devait arrêter de. C’était déjà son manque de motivation et sa gourmandise qui la trompaient. Il était fatiguant de devoir se surveiller tout le temps mais c’était nécessaire. Elle était tellement idiote qu’elle mangeait parfois au point d’en vomir. Surtout les douceurs de son frère auxquelles elle avait du mal à résister. Elle le lui cachait bien-sûr. Elle ne voulait pas l’inquiéter pour des bêtises. Oui, elle avait dû confondre. Ce n’était pas grave. Elle s’était engagée, elle tiendrait. En plus, malgré la présence d’une petite cuisine dans les quartiers des enrôlés, il n’y avait pas tellement de moyens de grignoter entre les repas. Si elle sautait le petit déjeuner sous un prétexte quelconque : travailler, faire du sport, lire, pas se réveiller…elle trouverait. Elle hocha la tête et retourna sans hâte mais sans une seconde supplémentaire se rhabiller derrière le paravent.

Même là, elle avait l’impression que le jean soulignait tous ses défauts. Elle préférait de loin les jupes qui laissaient deviner, tout en élégance au lieu de montrer ses complexes aux yeux de tous.

Pourquoi avait-il fallu que son seul début d’ami soit médicomage ?!

Elle aurait du suivre le conseil de son jumeau. Insister pour que ce soit une femme. Pour la première fois peut-être depuis qu’elle était arrivée au Domaine, elle laissa échapper un soupir bien audible de sa cachette. Elle n’aimait pas quand il avait raison. Elle irait s’excuser dès l’entrevue terminée.

Elle savait que le poids allait être un problème. Stupides coutumes et stupide elle à comprendre pourquoi c’était important. Elle serait bien plus heureuse à faire son adolescente rebelle. Ce second soupir, elle l’étouffa et retourna, la mort dans l’âme, dans la pièce. Elle était toujours pâle, les traits tirés par l’effort que cette simple visite faisaient naître en elle. Dans son esprit.

« Je ne souhaite pas non plus vous coincer ici à me surveiller. Dites-moi ce que je dois faire et je le ferais. » elle devait faire taire cette voix qui lui répétait que si c’était si simple, elle l’aurait déjà fait. Baillônner les sarcasmes et les souvenirs qu’Il y avait gravé. Elle devait le faire pour la Cause. Pour Le combattre. Parce qu’elle n’avait pas le choix.

Parce qu’elle ne voulait vraiment vraiment vraiment pas être coincée en retrait comme un fardeau à accaparer le temps d’un homme qui pourrait être plus utile ailleurs, avec d’autres.

Parce qu’elle voulait aussi qu’il passe du temps avec elle pour le plaisir, pas pour le devoir. Mais ça aussi, elle l’étouffa aussitôt.

Elle semblait réellement prête à l’écouter, son ton était sincère. Pas de protestation défensive, pas de déni, pas qu’il ne puisse constater en tous cas. Il savait qu’il n’aurait pas dû l’être, savait que pour que sa mission sur le Domaine se passe le mieux possible, une distance aurait été plus profitable. Mais pour ça, il aurait fallu choisir quelqu’un d’autre que lui. Il avait passé deux ans à s’isoler du reste du monde précisément car placer une distance entre les humains qu’ils côtoyaient et l’aide qu’il leur apportait était tout bonnement impossible.

Oh, bien sûr, Lancelot s’attachait peu au final. Sur le principe. Il souriait doucement et disparaissait après que son travail soit fini, la plupart du temps. Il haussait un sourcil inquisiteur, soupirait, trouvait une solution et se retirait. La plupart du temps.

Mais il reconnaissait les exceptions lorsqu’elles lui faisaient face, et l’une d’entre elle venait de disparaître derrière le paravent pour se rhabiller. C’était à cause de leurs conversations matinales, de leurs jeux de mots, de la douce complicité qui avait pointé le bout de son nez dans leurs échanges. De sa vivacité d’esprit et du calme apparent de son tempérament. Il aurait dû le voir venir, mais rien ne servait à pester. C’était une des rares choses sur lesquelles il n’avait au final aucun contrôle. Même sans cet attachement, sans cette petite chose particulière, il aurait fait un travail exemplaire. Il le ferait pour tous les autres. Mais cette petite étincelle-là, inévitable, il devrait la porter. C’était là, il s’inquiéterait donc, y mettrait plus d’énergie que de raisons.

Bon. Faisons avec.

Lorsqu’elle revint, il lui offrit un léger sourire. Pas désolé, pas de pitié, pas condescendant, il se serait baffé lui-même. Pas de petit air de médecin rassurant non plus. Un simple et léger sourire comme ceux qu’il lui offrait parfois sans le savoir. “Continuons avec les autres tests, et nous essayerons ensuite de trouver des solutions pratiques et graduelles pour le moment, d’accord? J’aimerais avoir les résultats de la prise de sang pour savoir quel apport te conseiller en premier.” Il proposa, lui désignant sa chaise pour qu’elle puisse se rassoir et puisant dans sa sacoche en cuir situé au pied du bureau un autre objet, plat, doté d’une petite aiguille et d’un contenant. Il s’agenouilla en face d’elle pour pouvoir accéder à son bras plus facilement. “Pour les prises de sang. Je vais devoir t’en prélever plus que ce que j’avais prévu pour que les analyses soient les plus complètes possibles. Si tu te sens sur le point de faire un malaise ou autre, préviens moi. Est-ce que le dos de la main te convient?”

Il sourit. Curieusement, cela la calma un peu, rajouta un soupçon de rouge sur ses joues pâles. Elle ne lui fit pas l’affront de lui répondre par un masque. Des sourires, elle en avait à la pelle, pour tout un tas de situation et elle savait en jouer. Mais, en réalité, il n’y en avait pas beaucoup qu’elle ressentait et, aujourd’hui, elle n’avait pas le cœur à faire semblant. Elle lui rendit un regard, donc. Intelligent, toujours un peu désolé, reconnaissant aussi, sans aucun reproche ou aucune haine. Pendant un bref instant, elle lui laissa voir ce qu’elle pensait vraiment. La boule dans sa gorge, la honte et les souvenirs douloureux, le regret qu’il sache, la reconnaissance de son geste, la sympathie qu’elle éprouvait pour lui, la détermination à aider la Cause et à Le défaire, la promesse de faire de son mieux. Cela dura un instant. Puis, elle battit des paupières et la fenêtre se referma. Naturellement. Elle s’assit, bien droite, gracieuse, son port de tête dégagé par un chignon mal fait qu’elle avait noué rapidement pour plus de praticité. Il s’agenouilla à ses pieds. Doucement, elle le regarda. Elle eut l’envie lancinante de passer sa main dans les boucles de son front pour les libérer un peu. Ses cheveux étaient dans un chaos total, pas très différent de ceux de son frère. Elle se retint. Elle n’était pas là pour ça. C’était bien dommage.

A son tour, elle laissa échapper un fin sourire. L’ironie de la situation la frappait soudain. Un chevalier, à genou près d’elle assise, qui lui demandait sa main. Elle ne rougit pas, évidemment, elle savait que c’était purement médical, que la transposition qu’elle avait faite dans sa tête était purement fantasmagorique mais cela lui faisait du bien, cela faisait passer la boule qu’elle avait dans la gorge. En prenant cette position…et bien quelque part il avait repris le rôle qu’elle lui avait donné près des serres. Celui du Noble Chevalier qui protégeait la « forêt » des malandrins et de ceux qui pourraient leur vouloir du mal. Aux plantes. Quelque part, il était le gardien de son jardin secret. « Je ne sais pas si j’aurais l’audace de vous confier ma main, Sire Chevalier » fit-elle quand même, de façon totalement délibérée après quelques longues secondes de réflexion ; Elle lui tendit l’objet de sa convoitise, comme on le disait dans les romans à l’eau de rose qui se croyaient bien plus littéraires qu’ils ne l’étaient. L’examen n’était pas agréable, c’était entendu mais elle le laissa faire, se retenant simplement de porter la piqure à ses lèvres une fois l’aiguille retirée. Reflexe de chat. Au lieu de ça, elle le laissa la manipuler comme il l’entendait. « Vous aurez les résultats rapidement ? »

Ils avaient leurs mécanismes à présent pour se forcer à naviguer entre les moments de tension et les autres, ceux qu'il appréciait, et Lancelot se sentit pour la première fois plutôt soulagé d'avoir choisi ce nom de code spécifiquement par rapport à d'autres. Même s'il savait bien que si ça n'avait pas été une remarque sur son statut de Chevalier, ça aurait été autre chose. Il l'espérait en tout cas, et la savait assez pleine d'esprit pour que ça soit le cas. Concentré sur sa tâche, il se permit un léger son amusé à ces mots alors qu'il manipulait doucement la main qui lui avait été tendue. Fine, trop fine, et il savait que l'appareil pincerait plus de ce fait, faisant attention en le plaçant contre la peau pour ne pas accentuer la légère douleur de l'aiguille qui la traversait. L'anesthésiant autour de l'aiguille restait très léger, juste assez pour que la cicatrisation soit accélérée par la suite.

L'objet en lui-même était simple d'utilisation, le contenant à l'intérieur plus grand qu'il n'y paraissait, les yeux attentifs de Lancelot contrôlant la dose de sang prise afin d'éviter à Aubépine de s'évanouir en plein milieu. Il releva les yeux à la question et hocha la tête. "Je devrais avoir les résultats à la fin de notre entretien, si tout se passe bien. Dans le pire des cas, je sais où te trouver si ça prend plus de temps et que je dois en discuter plus tard avec toi." Il y avait les serres le matin, où elle venait désormais, mais pas que. Ils partageaient en effet une salle commune, même si Lancelot y passait très peu de temps au vu de ses responsabilités, et qu'il n'avait pas souvenir d'y avoir vu Aubépine très souvent non plus. Peut-être, maintenant que l'espace était décoré pour plaire à tous, cela changerait, mais il en doutait. Quelque chose lui disait qu'elle passerait sans doute plus de temps chez les Occamy, maintenant qu'il savait qu'elle avait un frère là-bas et qu'elle avait elle-même avoué préférer sa compagnie à d'autres. Une pointe de curiosité à ce sujet s'était formée dans son esprit, même si son attention était pour l'instant entièrement sur la jeune femme.

"N'essaie pas de te relever pour le moment." Il lui indiqua alors que lui-même se remettait sur pied, pointant sa théière afin que l'eau boue à nouveau et lui offrant quelques secondes plus tard une tasse de thé sucré. Sur une petite table basse, il déposa également une assiette avec des morceaux de fruits et des biscuits que les Elfes avaient mis à sa disposition ce matin spécifiquement pour les prises de sang, mais il ne la forcerait pas à en prendre si elle ne voulait pas. "Bois au moins le thé, si tu veux bien. Avec ce que je t'ai prélevé, ton corps a besoin de se réhydrater. Il est légèrement sucré au miel pour que ton énergie ne vacille pas trop lorsque tu sortiras." Il dit simplement, toujours avec le même sourire simple sans jugement avant de se détourner un moment afin de remplir diverses fioles dans un coin de la pièce du contenu qu'il venait de prélever, tapotant avec sa baguette pour lancer le processus, les sorts à peine murmurés.

Elle frémit lorsque l’aiguille entra en elle, moins de douleur ou de surprise que d’une réaction simple de ses nerfs. Soulagée de le voir sourire, elle fit de même, puis le laissa se concentrer sur son travail, regardant devant elle, dans le vague, masque de jeune femme poli bien en place, inconsciente de son maintien presque régal qui était un aveu de la pureté de son sang. Personne ne l’avait jamais laissée s’affaler comme une jeune femme de son âge. Elle se portait, même assise. Même fatiguée par la perte de sang dans ce tube qui ne semblait jamais finir de se remplir. Heureusement, l’analyse semblait rapide, au même titre que celle de l’infirmerie de son collège. Une autre raison pour ne pas avoir confiance en la médecine moldue et ses délais interminables. Elle était de ceux qui préféraient savoir tout de suite et faire avec que de se cacher la tête dans le sable et ne pas voir. Elle avait un problème, il l’avait dit, elle le savait. Peut-être avait-elle du diabète ou du cholestérol. Plus vite il saurait, plus vite il lui donnerait ses instructions, plus vite ils pourraient oublier cet épisode. Elle voulait le déranger le moins longtemps possible. Cela dit, c’était vrai, ils étaient condamnés à se croiser. Les serres était leur moment, celui hors des conventions, elle ne voulait pas que son poids vienne s’y mettre comme un énorme tiers entre eux. Par chance, il y avait toute leur brigade. La salle commune. Son bureau s’il souhaitait le faire de façon plus formelle. Les cours de sport qui allaient se mettre en place et qu’elle craignait un peu. A part la danse et un peu de musculation douce pour garder un minimum de force et d’endurance (et perdre le poids superflu) elle n’en faisait pas beaucoup.

Enfin, l’examen était terminé. Il se releva, lui intima de ne pas l’imiter et lui servit un thé. Par réflexe, elle le sentit, démêlant à l’infusion les effluves délicieuses de miel. Elle aimait bien cette façon de sucrer. C’était moins agressif, plus sain que le sucre raffiné. Elle prit une petite gorgée, comme un oiseau, presque rien, mais assez pour sentir le nectar sur sa langue puis couler jusqu’à son estomac. Si c’était le Médecin qui l’ordonnait, elle pouvait bien se faire plaisir, non ? SA voix retentit au fond de son esprit, grognant, insultant, toujours là. Elle reposa la tasse pour éviter le mal au cœur et attrapa un petit bout de fruit qu’elle croqua du bout des dents, cette fois encore mâchant longuement pour en extraire tout le gout. Il ne la regardait pas manger, c’était un soulagement. Elle n’aimait pas qu’on l’observe. Une histoire de chat, on mange seul et en cachette pour ne pas se faire voler sa proie.

Petit à petit, elle ingurgita comme ça la moitié de la tasse et un quart du morceau de fruit. Son estomac protestait. Avec ce qu’elle avait pris le matin même, cela faisait beaucoup. Repas de Sycomore ou non. Elle ne savait pas quoi dire, voilà. Elle avait envie de partir au plus vite. Et puis elle se sentait très bien. Elle le regarda lancer ses sorts, discrètement, entre deux mini-gorgées.

« Cela doit vous changer des soins dans la jungle… » lança-t-elle sans réelle conviction mais éduquée pour ne pas laisser les conversations mourir et être agréable à la compagnie.