Il y a toujours eu quelque chose de grave dans l'idée même de mort. On doit certainement ça aux sociétés occidentales qui font passer cet acte pourtant d'une banalité éclatante pour quelque chose d'incroyable, de terrible, quelque chose qu'il faut craindre par-dessus tout - par-dessus même la vie. La mort, c'est devenu ce que l'on redoute le plus ; ce qui fait peur aux enfants dans les histoires les plus sordides, et les sujets des principaux films et autres divertissements d'horreur. Et pourtant, j'ai appris à déconstruire cette idée. A regarder la mort en face, à m'en faire une bonne amie, jamais très loin de moi. J'ai appris à apprécier le contact de son souffle glacial, et le voile noir qu'elle traîne toujours derrière elle.

Oui, il y a pire façon d'occuper sa mort. Je ne pense pas qu'il n'y ait que le vide, après la mort. Je l'ai trop souvent frôlée, trop souvent vue et embrassée, pour ne pas me rendre compte qu'il y a quelque chose derrière tout ça. Et même si je me trompais, même s'il n'y avait plus rien, ce ne serait pas si différent. Pourquoi se fatiguer à craindre l'inévitable ? Pourquoi se fatiguer à redouter ce qu'on ne saurait que repousser encore et toujours ? Comme je viens de le faire, comme les autres instructeurs présents ici l'ont fait aussi. Encore une fois, j'ai regardé la mort, et avec un sourire, je lui ai dit pas aujourd'hui. Pas parce que je ne veux pas qu'elle m'emporte. Mais parce que je sens que je peux encore apporter quelque chose à ce monde.

- J'imagine que nous le saurons bien assez tôt. Et quand bien même ! Avons-nous besoin de connaître parfaitement ce que nous réserve l'avenir pour nous y plonger corps et âmes ? Je pense ne pas me tromper en affirmant que la réponse à cette question est non. Sinon, ni toi ni moi ne serions là aujourd'hui.

Et je vois son regard sur mon poignet, sur mes cicatrices encore fraîche, que Lancelot a magnifiquement soigné. Cet homme a un véritable don. Je ne sens presque plus aucune douleur, presque plus aucun de ces fourmillements étranges qui, pendant un court moment, ont remplacé mes membres arrachés.

- Le médicomage est très talentueux. Je ne pensais pas que mes membres allaient pouvoir être attachés à mon corps à nouveau, dis-je encore sur le ton de la plaisanterie. J'ai connu plus d'une personne dans notre monde qui aurait aimé pouvoir bénéficier d'un tel talent.

L’instructeur ne manque pas de remarquer que son regard sur les cicatrices de Morrigan n’est pas passé inaperçu. Ça ne le pousse pas à en détourner les yeux, ce n’est pas quelque chose d’honteux et qu’elle sache qu’il les regarde ne le gêne pas. Vyāsa prend une lente gorgée de thé alors que sa compagne lui parle du talent du médicomage qui a su rassembler ses membres et replacer le tout en ordre. S’il y a bien un sorcier que tu respectes, c’est bien Lancelot.

« L’homme ne manque guère d’efficacité et nul doute que son labeur fut ou ne sera difficile avec plus d’un des instructeurs. On notera toutefois que rien ne semble l’arrêter et que notre présence ici ne tient probablement pas au bon état de nos corps lorsqu’il les a récupérés. »

L’idée tire un léger sourire en coin à l’instructeur en utilisation et soin des créatures magiques. Nul doute que le connaissant, le malheureux ait dû cracher tant de jurons que sans même le savoir, tous les instructeurs en ont appris de nouveaux, avant même de se réveiller à l’infirmerie.
Tu termines lentement ta tasse, songeur.

« Certes, ne pas connaître le futur ne nous empêche pas de remplir nos rôles, mais je n’aime pas vraiment être laissé dans l’ignorances de la plupart des mécaniques du Domaine. Même si cela devrait protéger ces lieux si jamais nous devions être capturé, interrogé et torturé. L’ignorant est certainement une meilleure protection que la seule volonté de ne pas livrer le domaine, mais ce n’est pas pour autant que j’aime ça. »

Tu n’aimes pas être la fourmi ignorante qui ne fait que remplir son petit rôle en ignorant le reste. Ce n’est pas dans ton caractère, mais visiblement, ça ne changera rien aux confidences qu’on pourrait te faire au sujet de tout ce projet. Ce qui ne t’empêchera pas pour autant de chercher de toi-même le plus d’informations possibles.

Morrigan ne connaissait encore que peu cet homme étrange, à l'instar de tous les membres du personnel qui peuplait désormais le Domaine. Elle ne savait rien, ne connaissait rien. Pour autant, elle éprouvait une grande sérénité - de celle qu'il est difficile d'expliquer rationnellement. Peut-être avait-elle une plus grande tolérance au changement et à l'inconnu à cause de son métier. Peut-être avait-elle simplement appris qu'il valait mieux être prêt à tout, peu importe les circonstances. Prêt à tout comme elle l'avait été au cours de sa vie. Elle s'était longuement préparée à mourir, à disparaître, à être annihilée. Elle avait longtemps médité sur la douleur, elle avait pris le temps d'en apprivoiser les moindres parcelles, jusqu'à ne plus la craindre. Et ici, rien n'avait changé.

Sa mission n'était visiblement pas terminée, et elle avait encore beaucoup à faire, à transmettre et même à apprendre - elle en était persuadée. Morrigan était une battante. Elle aimait se considérer comme une force de la nature, de celles qui n'ont plus de failles ignorées. De celles qui maîtrisent parfaitement qui elles sont, à tel point qu'elles sont parvenues à apprivoiser leurs forces comme leurs faiblesses. Morrigan n'avait plus l'intention de se laisser surprendre. Ou plutôt, elle n'avait plus l'intention de craindre de se laisser surprendre - il n'y avait pas de raison que cela arrive, puisqu'elle était prête à toutes éventualités.

Morrigan ne put retenir un sourire lorsque Vyasa aborda la capture, l'interrogation et la torture. Elle prit le temps de porter son thé à ses lèvres, sans cesser de sourire, même lorsqu'elle but.

- Si je puis te donner mon avis, je crains que l'ignorance ne soit pas une si bonne protection que l'on pourrait croire, face à la torture. Mais, même s'il y a une importante part d'ombre dans notre présence ici, n'as-tu pas déjà une petite idée de pourquoi nous sommes présents en ces lieux ?

Elle n'avait cessé de sourire. Des idées, elle en avait plein, et il était probable que ce soit le cas de Vyasa également. De plus, leurs connaissances n'avaient pas disparu après leur mort. En tout cas, pas les siennes. Elle se souvenait de tout ce qu'elle avait gardé secret en son âme depuis toujours. Elle gardait encore enfoui en elle toutes les informations les plus compromettantes auxquelles elle avait eu accès dans sa vie - et également toutes celles plus sombres qui avait tordu son cœur un jour ou l'autre. Avec le temps, Morrigan avait compris que la plupart du temps, l'ignorance n'était qu'une question de point de vue. Après tout, ne savons-nous tous pas quelque chose ?