Maintenant qu’il y réfléchissait, tout ceci s’était déroulé de manière assez improbable : Asphodèle avait eu envie de visiter un peu plus le Domaine, et Scorpion s’était proposée pour l’accompagner.

Scorpion, elle était pas méchante. Plutôt brute de décoffrage, en fait. Asphodèle l’appréciait parce qu’il avait l’impression qu’elle dirait toujours ce qu’elle pense sans détour et qu’en un sens, ça le rassurait. Il avait toujours eu un peu de mal avec ceux dont les paroles ne correspondaient pas aux pensées. Mais toujours était-il qu’il avait entendu la jeune femme lancer des pics assez incroyables à plusieurs reprises et que, par réflexe, il s’était baissé de peur de se faire éborgner au passage.

Alors, quand elle avait accepté de l’accompagner, le jeune homme n’avait pas vraiment su quoi en penser. Ils n’étaient pas particulièrement proches. Fallait dire qu’il avait peu sympathisé avec les membres de sa propre brigade jusqu’à présent, toujours collé dans les pattes de Sycomore ou perdu dans sa danse. Ce n’était pas qu’il les avait snobés, c’était plutôt que malgré les cours de communication de Soumaworo, il avait toujours du mal à aborder les gens. Et quand il y parvenait, il était bien souvent incapable de trouver des sujets de conversation assez intéressants pour vraiment développer une relation. C’était vraiment dur, mine de rien, de trouver le courage d’aller aborder quelqu’un de nouveau sans bégayer ET de trouver des sujets de conversation ensuite. Alors, ses expériences se limitaient plutôt à des échanges polis. Et Scorpion n’échappait pas à la règle.

Il déambulait avec elle dans les couloirs, se creusant la tête pour essayer de trouver un sujet de conversation et ne réussit qu’à lâcher un pathétique :

- Je me demande ce qu’on va trouver !

Rohlala… C’était vraiment pitoyable ! Il retint un soupir et grimaça légèrement. Bon sang, mais comment faisaient les gens extravertis pour capter les foules ? Qu’on ne lui sorte pas le charisme, il savait que sa présence seule pouvait attirer l’attention. Ses pouvoirs de demi-Vélane charmaient sans même qu’il n’ait besoin de faire le moindre effort. Le souci, c’était qu’il n’arrivait à charmer les foules qu’en dansant. Et admettons-le, ce serait vraiment bizarre s’il commençait à danser pour Scorpion en plein milieu du couloir. Elle allait sérieusement se poser des questions sur sa santé mentale !

Bref… Parler avec les autres, c’était à la fois effrayant et vraiment difficile…

Ils finirent par arriver au niveau des combles sans qu’il n’ait réussi à balancer la moindre parole intelligente. Il s’introduisit dans la pièce et, immédiatement, son nez commença à le brûler et à le chatouiller à la fois :

- Attttchoouuuuuu !

Merde. Son éternuement était pas franchement viril. On aurait dit une souris. Il avait tout juste eu le temps de couvrir sa bouche et son nez de sa main. Se tournant vers Scorpion, il lui fit un petit sourire désolé :

- Quelle poussière !

Et là… Il la vit. Elle était énorme. Huit pattes. Poilue. Sur une énorme toile. Elle le regardait de ses petits yeux perfides. Il frissonna de partout et s’éloigna d’un coup. Brrrr ! Pourquoi n’avait-il pas pensé à ce détail ? Euuuurk, elle était vraiment dégueue ! Il était sûr qu’il y en avait plein ici !

- Bon… Euh… Tu veux commencer par chercher par où ?

Détourner son regard de l’araignée. Détourner son regard de l’araignée… Mais pourquoi les endroits comme ça devaient être aussi flippants, bon sang ???

Il ne serait pas exagéré de dire que l'arrivée de Scorpion au domaine s'est faite sans fioriture. Elle-même d'ailleurs, et contrairement à ses habitudes, n'en exhibait pas une seule. Effacée l'irlandaise fière réhaussée par un corset strict. Disparue la traumatologue au regard brûlant de glace et de charbon. Anéantie la sorcière prodige à la médicomagie respectée. La femme qui avait rejoint le portoloin se réduisait à une éclopée rachitique dans un large pull criard, sans serre-taille, sans maquillage et sans baquette. À poils. C'était ainsi qu'elle se sentait. Ce jour là, et depuis. 

Scorpion n'a aucun effet personnel. Pas de vêtements - aucun d'ailleurs ne lui appartenait ce jour là, qu'il s'agisse de ce pull dérobé à un patient en réanimation le jour de son départ ou le slip en coton qu'on lui avait collé sur les fesses. Pas non plus de bijoux. Ni de khôl. Ni de papier. Ni de baguette. Juste une foutue prothèse et sa colère. 
Depuis, la colère est passée. Sa sensation de nudité, son absence d'identité toutefois, persistent. Elle a bien songé à se procurer quelques accessoires, le tout pourtant présente ses limites, car pour peu que l'on veuille quelque chose autrement qu'ainsi, c'est le casse tête. Les elfes refusent toute collaboration, l'influence des instructeurs a autant de limites que de principes -quelle idée d'en avoir ?- et Cloporte lui-même ne devrait pas être en mesure de tout trouver. La métamorphose étant, au demeurant, trop temporelle, ne lui convient pas, il ne lui restait, à ses yeux, aucune autre option. 

L'idée que le domaine puisse cacher des trésors entre ses murs n'a rien d'absurde, Scorpion s'était toutefois persuadée que l'endroit serait forcément nettoyé de tout objet jugé accessoire. C'est une caserne après tout, les enrôlés sont ici pour se former, pas pour lambiner. Pourquoi aurait-on laissé quoi que ce soit à leur portée ? 
Il semblerait toutefois que d'aucuns aient prêté l'oreille là où elle n'avait pas attardé celle qui lui restait. Alors qu'elle était restée pour étudier, une conversation évoqua l'existence de coffres entiers remplis de merveilles, laissés, offerts, juste au dessus de leur tête.
Bien sûr qu'elle mordit.

___

Son pied de carbone claque sur les marches de l'escalier alors qu'ils montent jusqu'au tout dernier étage. Une porte les y domine, verrouillée. 
La médic avait appris un peu plus tôt que l'accès aux combles était interdit. Une information qu'elle avait dû complétement effacer de son esprit, peu concernée par ce genre de règles. Maintenant, elle constate que l'interdit s'outrepasse avec une facilité déconcertante, à croire que les responsables du domaine souhaitent les pousser au vice. 
L'instant suivant, ils pénètrent dans les combles. 

L'endroit est immense, il sent bon la moisissure, le bois et la poussière.  Elle fait un pas grinçant, c'est le parquet cette fois qui couine, sa botte laisse une empreinte dans la saleté anthracite. Elle avance, et ses pas résonnent dans le silence, taquinant l'air frais qui s'infiltre entre les murs. Les odeurs, la température et les sensations lui rappellent les séances d'étude avec Madame et Turaco qui les écoute de l'entrebâillement de la porte. Elle s'y sent bien. Parler ne lui semble pas nécessaire, au contraire du mâle qui lance la discussion. Il y a quelque chose, dans sa voix et dans ses manières qui semble le crisper. A-t-il mal quelque part ? 

« Je me demande ce qu’on va trouver ! »

« Des araignées. »

Et d'autres petits insectes amusants. Leur étude est fascinante, pour peut qu'on ait l'oeil, leur présence seule pourrait indiquer ce qu'ils pourraient dépoussiérer. En parlant de poussière. Et d'araignée. Le plus drôle, finalement, ce n'est pas l'insecte, mais l'humain qui le découvre. Un sourire moqueur se dessine sur les lèvres de la zouwu qui ne juge même pas pertinent de l'accompagner d'un commentaire. 

« Bon… Euh… Tu veux commencer par chercher par où ? »

D'un informulé, elle fait saillir de sa baguette une lueur argentée qui pulse doucement dans les ombres. Elle dessine des silhouettes, des bras de chaises et des piles de cartons qui semblent bien lourds.

« Autant commencer par le commencement. » elle demande d'un ton taquin : « Je suppose que je passe devant ? » 

Les fils de soie qui luisent aux extrémités illuminées par son lumos témoignent des toiles d'araignées qui décoreront certainement le visage de celui qui s'y aventurera en premier sans prêter attention. Autant épargner Rapunzel. 

Sans attendre de réponse, elle s'avance, farfouillant dans les premiers cartons à portée.

C’était marrant, cette question d’identité via le style vestimentaire et la manière de se comporter. Asphodèle avait connu Scorpion comme cette fille aux pulls trop larges, au look naturel et à la prothèse plutôt impressionnante. Il n’aurait jamais imaginé une jolie brune sophistiquée au regard de braise auparavant. Mais… est-ce que cela aurait vraiment changé quelque chose dans sa perception de la jeune femme ? Son regard chaud, elle le gardait. Brûlant, même. Piquant. Comme son pseudonyme. Elle était en colère, Scorpion. Tout du moins, elle l’avait été au début. Il avait été frappé par la passion qui l’habitait et il s’était senti fasciné par elle. S’il avait aimé les femmes, Asphodèle serait tombé fou amoureux de cette femme. Elle avait une aura tellement impressionnante et un corps si marqué qu’il avait d’abord frissonné. Et puis, il s’était fait à son apparence avant de tomber sous le charme de sa franchise. Au moins, il savait à quoi s’en tenir et ça le rassurait. Il savait qu’elle ne ferait pas de faux-semblants, qu’elle n’irait pas lui sourire pour le poignarder dans le dos. Il savait qu’il pourrait lui faire confiance. Et il commençait déjà à avoir confiance en elle, en réalité.

C’était pour cela qu’il n’avait pas peur d’entrer dans cet espace du domaine interdit. Oh et puis quoi encore ? De toute façon, l’administration était une sorte de chaos incontrôlable. Ils avaient perdu un Directeur et ils venaient à peine de le remplacer avec une dame qui ne s’étaient toujours pas prononcé par rapport aux missions. Etaient-ils censés rester ici sagement à continuer d’accumuler des connaissances sans rien faire de concret ?
L’idée d’en apprendre davantage sur le Domaine le titillait. Puisqu’ils étaient coincés ici, autant apprivoiser cet endroit qui ne leur voulait pas toujours du bien.

Enfin… Apprivoiser cet endroit, c’était une chose, mais combattre de féroces tisseuses à huit pattes, ça, il n’était pas bien sûr d’y être prêt. Son regard était toujours hypnotisé par la créature avec bien trop d’yeux lorsqu’il entendit la voix de Scorpion.

Ah bah !

Bien sûr qu’elle n’allait pas le rater sur ce coup-là ! Il se mordit la lèvre inférieure et détourna son regard un instant du petit monstre pour observer sa condisciple qui s’interposa en chevalière servante. Bon… Il exagérait peut-être un peu, mais bon dieu que c’était dégoûtant ces bestioles-là ! Trop de pattes, trop d’yeux, trop de… Brrr !

Elle s’avança sans trop le taquiner à ce sujet et il se sentit reconnaissant de cela, la laissant braver les toiles d’araignées en la suivant de près.

- Lumos !

Ne pas regarder les araignées. Ne pas regarder les araignées. Ne pas regarder les… arrrrrg !
Il la suivit et commença à fouiller aussi.

- En fait, on cherche quoi ? Enfin je sais que tu ne sais pas… Mais… On sait à quoi sert cet endroit très exactement ? Wahouuuu t’as vu la tête de cette cape ?

Il sortit une cape violette richement brodée de fil doré.

- Tu sais combien ça coûtait ce pigment à l’époque ? C’est certainement la cape d’une personne très importante !

Concentration 1 – Asphodèle 0. Ça commençait bien, cette histoire !