Le calme d'une bombe

Les enrôlés qui s'entraînaient dans la salle de duel s'étaient tous éloignés de Cormoran qui s'acharnait sur une série de cinq mannequins de bois. Enchantés pour servir de cibles mouvantes, les pantins se déplaçaient rapidement, frôlant l'Occamy ou le narguant en coupant son chemin. Il s'était contraint à les faire bouger uniquement devant lui, sur une piste de duel, afin de réduire au maximum les chances qu'un sort perdu ne touche quelqu'un. Malmener des cibles d'entraînement était une chose. Blesser d'autres enrôlés en était une autre...

Depuis le bal, il avait pris conscience de toutes ses faiblesses et en avait oublié la plupart de ses forces. Il avait réalisé que la plupart des enrôlés savaient bien mieux que lui ce qu'ils faisaient. Et comment pouvait-il en être autrement? Ils avaient tous fait partie de groupes de résistants, de forces de l'ordre ou avaient affronté l'ennemi et l'avaient affaibli parfois. Quant à lui? Il était un ancien entraîneur sportif qui avait été se cacher parmi les moldus. Son esprit troublé occultait le fait qu'il avait été choisi pour rejoindre le Domaine, et que cela n'était certainement pas sans fondement. On ne recrute pas de mauvais combattants pour lever une armée, après tout. Obstinément dévoué à se dévaloriser, il inventait des excuses pour chaque argument susceptible de lui remonter le moral. Son recrutement? Une erreur de casting. Les compliments reçus des instructeurs pour certains de ses accomplissements? Ils étaient trop polis pour lui dire la vérité. Même Vyasa et Lancelot, les pires caractères parmi les instructeurs, préféraient sans doute ne rien lui dire, pensant qu'il n'apprendrait rien...

Cette impression de ne pas être à sa place n'était pas nouvelle. Mais alors qu'elle n'avait été jusqu'ici qu'une simple idée récurrente qui venait de temps à autre piquer son esprit, la voilà qui l'obsédait à présent. Il fallait qu'il prouve sa valeur à tout pris. Alors, il s'entraînait sans relâche dans la salle de duels comme à l'extérieur. Il ne suivait aucun plan, obéissant à ses inquiétudes du moment. La dernière en date était son manque de précision. Alors il avait réveillé les mannequins et les arrosait de sorts. Il avait d'abord commencé par leur envoyer des flèches. Puis il les avait repoussés en arrière un par un, avant de leur infliger des explosions localisées. L'un d'eux n'avait plus de tête. Mais il continuait d'avancer vers Cormoran, à vitesse constante.

Reducto. Expulso. Confringo

Tout cela devenait monotone. Il lui fallait changer de stratégie. Il opta pour un autre exercice, et se protégea de ses adversaires factices par un sort de bouclier dès qu'ils s'approchaient de lui. Le sort lui rappela celui qu'il avait lancé par réflexe au bal, pour le protéger lui et Andromeda. Comme il avait été stupide! Il aurait dû voir que le sort n'allait pas le toucher et réagir en conséquence, au lieu de jouer les couards et de brandir un bouclier magique. Et il perdit sa concentration. Sa protection vola en éclat et, pris de court, il se défendit.

Flipendo!

Deux des mannequins partirent en arrière. Un autre fut expulsé plus loin encore et s'écrasa contre le mur. Les deux autres étaient tout près de lui à présent. Il eut un stupide réflexe de moldu, un reste de ses années de vie de pleutre, et frappa du poing l'adversaire de bois le plus proche. L'autre reçut un coup de pied, puis il les envoya rejoindre les trois autres.

Essouflé, il décida de lever l'enchantement sur les mannequins. De la sueur collait ses cheveux à son crâne. Et à l'endroit où sa main avait frappé le bois, sa peau pulsait douloureusement. Il se demanda combien de personnes l'avaient vu frapper une tête de bois comme un imbécile...

Ah ça y a pas à dire, la sortie du dirlo elle aura eu d'l'effet. Pas forcément çui qu'y voulait, mais un effet quand même. Y a la moitié des gens qu'est à fond, la moitié qui chouine qu'elle est nulle et qu'elle aurait dû rester à la maison, à peu près tout l'monde qu'est d'accord que l'dirlo c'est un connard, et quelques-uns qui font leur vie comme avant. Pis y a les cumulards. Les cumulards y s'trouvent nuls, y veulent rentrer chez maman, mais y savent qu'y peuvent pas - ou alors ils ont une conscience pro j'en sais rien j'suis pas dans leur tête - et donc y sont à fond. Mais y sont à fond mal. Y s'prennent trop la tête. J'dis pas, y a des fois où ça aide, c'est bien, ça fait travailler. Mais trop, sans aide, sans soutien, sans putain d'direction... c'est juste bon à foncer dans l'mur sous un autre angle et pas forcément moins vite que si on s'faisait juste dorer la pilule au bord du lac.

Des comme ça, y en a beaucoup en salle de duel. J'trouve ça tellement con. On nous a pas critiqués sur notre incompétence ou not' faiblesse, 'fin j'crois pas ou en tout cas ça m'a pas marquée, c'est nos réactions qu'étaient aux fraises. Et ça c'est pas en tapant des trucs qu'ça va s'arranger. Même si ça passe les nerfs. J'le sais. J'ai eu ma dose. Mais ça résout pas l'nœud d'l'affaire.

Là aujourd'hui c'est Momo qui s'excite tout seul sur des épouvantails. J'surveille un peu. Ca s'passe pas si mal mais les pauvres. Pis lui ça y sert à... j'sais pas. Pas à grand-chose à part à s'fatiguer j'ai l'impression. L'est d'jà bon duelliste Momo. J'ai bien passé cinq minutes à mater avant qu'y perde les pédales et qu'y panique.

C'est pas lui ça.

Bon.

"Eh Momo." j'y lance, pour prév'nir et qu'y m'attaque pas par réflexe quoi.

J'viens vers lui, j'grimpe sur la piste, j'y balance une serviette à la tronche pour qu'y puisse s'éponger c'est une vraie serpillère le gars.

"Joli direct." j'y dis, et c'est vrai. "Ca va pas trop dur d'cogner du bois ?"

Ca fait mal aux mains c'est sûr, mais aussi l'bois ça rend pas les coups alors forcément ça peut passer pour une insulte. J'le sais. J'm'en cogne. Au mieux comme ça y m'écoute, au pire y m'attaque. Sauf que moi, pas comme un mann'quin, j'me défends. J'ai ma baguette en main d'ailleurs, toujours dans c'te salle.

"Ecoute mon bidet," j'y dis en avançant, super sérieuse, "j'sais pas c'qu'y s'y passe dans la tienne de tête de bois, mais va falloir qu'ça sorte."

Kessy faut pas faire j'te jure. Psy pour dadas.

"Passque là c'que tu m'fais avec tes épouvantails, c'est n'importe quoi."

Ouais. Psy pour dada à coups d'marteau. J'me rapproche encore, j'suis à portée d'gnon, et même si j'suis pas en garde j'suis très prête à réagir. Pis j'm'arrête et j'le r'garde dans les yeux et j'articule très clairement, sans gueuler pour une fois :

"Alors soit tu m'trouves un truc qui marche mieux qu'ça et tu r'pars dans l'bon sens, soit la prochaine fois qu'le dirlo y décide d'écrémer la promo, c'est pour ta gueule."

Là j'attends mon pain. Si j'l'ai pas, c'est vraiment qu'il est cassé mon dada.

Elle accordait peu de crédit au reproche qu'elle avait dû essuyer cette nuit là. C'était injustifié, donc gratuit et insultant. Son initiative, elle ne l'a regrettait pas. Si c'était à refaire, elle le referait.
Pourtant, ne pas considérer cette critique ne signifiait pas que tout le discours du directeur était bon à jeter. Il y avait eu du vrai dans son allocution, des blâmes blessants, portés par des mots acérés, il n'avait épargné personne. Et ce qu'il avait administré aux autres, elle avait eu l'intelligence de le considérer pour elle. Pas les traîtrises dévoilés d'Aubepine - elle n'en était pas à ce mettre tant en avant - pas les ordres oubliés par les officiers -qui est-elle pour en donner ?- mais le manque de réaction d'Arcturus, les réflexions trop conséquentes de Soumaworo, le manque d'obéissance généralisé à tous les enrôlés, de confiance. Tout ça, elle pouvait l'appliquer pour elle.
À vrai dire, elle n'a pas confiance, toujours pas, pas en l'administration de cet endroit du moins. Mais elle sait toutefois qu'elle doit encore apprendre.
Apprendre à se taire.
Apprendre à agir.
Agir sans perdre de vue ses valeurs, et se préparer à un jour devoir trancher entre valeurs et Cause. Sentiments et Cause. Ou les amputer tout de suite, ces émotions qui étouffent son jugement. Cette alternative en est toujours une à ses yeux, bien que ce soit plus facile à dire qu'à faire, en dépit des apparences.

Elle n'est pas ce qu'on attend d'elle.
Comme toujours.
Ni soldat, ni officier. Rebelle trop rebelle. Ni bêtement obéissante, ni bêtement réactive. Son protego, elle l'a préparé, jamais lancé. Elle a préféré sauver un soldat pour assurer une baguette supplémentaire que l'impassibilité abrutissante, que l'impulsivité déjà abrutie.
Mais ce n'est pas ce qu'on attend d'elle.

Ce n'est pas ce que elle, elle attend d'elle.

Alors elle a décidé. Chaque jour, une lacune. Et chaque jour en son temps.
Aujourd'hui, c'est sa réactivité qu'elle a voulu perfectionner. Forger sa confiance en un instinct défaillant de sorte à ne plus avoir à réfléchir avant de faire le bon choix.

Tout son corps lui hurle que c'est stupide.
Tout son esprit aussi.
Et elle commence à avoir besoin de se vider la tête sans que le flot de mots qui l'inonde ne vienne noyer un mannequin aussi absurde que ses motivations de sortilèges à peine grogné.

Cendre inspire profondément. Le soldat articulé est figé dans le temps dans un angle que seule la magie peut expliquer.
C'est trop facile, et ça rend tout ça encore plus absurde.

Elle est en train de vider une bouteille d'eau entière quand le choc percutant d'un poing solide contre le bois, fragile devant l'os, attira toute son attention.

Cormoran.

Cendre croit voir passer l'ombre d'une colère sur ses traits bourrus. Tendres. Elle confond les deux parfois.
Poing puis palabres s'enchaînent, à vrai dire elle n'aurait pas cru que Jaguar s'en serait mêlé. Elle n'aurait pas cru elle-même s'en mêler en fait. Et pourtant elle ne peut pas s'empêcher de ponctuer l'ultimatum de la Zouwu par une proposition.

« Affrontes moi. »

Elle regrette déjà ses mots.
Elle qui voulait travailler son instinct, là voilà qui est servie.
Elle se serait bien abstenue.

Il s'arrêta net et ferma les yeux, les dent serrées. Une seule personne l'appelait "Momo", et il n'était pas d'humeur à écouter ses remarques et ses surnoms ridicules. Il appréciait Jaguar et son franc parler. Ne disait-il pas toujours que la franchise brutale était préférable au mensonge mélodieux? Mais il venait de s'abîmer la mais d'une manière plus qu'idiote, et n'était pas d'humeur à supporter des moqueries, même gentilles.

Avant de se retourner vers Jaguar, il s'efforça de donner à son visage une expression plus neutre. Son effort fut vain, puisqu'il reçut une serviette en plein visage. Il épongea son front, puis toute sa tête comme s'il sortait de la piscine, avant de jeter la serviette de côté. Et à sa grande surprise, Jaguar ne riait pas de lui. Elle ne riait pas du tout d'ailleurs. Du coin de l'oeil, il vit Cendre qui l'avait vu elle aussi. Depuis combien de temps s'entraînait-elle sans qu'il ne la remarque? Elle aussi paraissait préoccupée depuis leur dernier bal catastrophique. En bon grand couillon, il avait été bien incapable de lui demander ce qui n'allait pas. Sa collègue de brigade n'était pas du genre à parler facilement de ce qu'elle avait sur le coeur, et même si elle le faisait il doutait de pouvoir l'aider tout comme il doutait de beaucoup de choses le concernant.

Il fronce les sourcils et plante un regard de défi dans les yeux de Jaguar. Il avait souvent l'impression que l'enrôlée Zouwu cherchait la bagarre à chaque conversation. Il n'allait pas la lui donner. Même de mauvaise humeur, il fallait bien plus pour le faire sortir de ses gonds. Il se contenta de l'écouter, sceptique, attendant qu'elle lui expose sa stratégie pour travailler la précision des sorts. Au lieu de cela, ses paroles frappent à nouveau là où il était le plus sensible en ce moment. Il baissa les yeux et soupira, sa tête esquissant des "non" résignés. Le Directeur pouvait bien l'expulser si cela l'amusait. Que pourrait-il y faire? Comment pouvait-on affronter celui qui assassinait des gens - car même si le sort n'était qu'une illusion, cela restait impressionnant - en un éclair sortant de ses doigts? Il laisserait derrière lui de nombreuses personnes auxquelles il s'était attaché, mais il ne se faisait aucun souci pour tous ces gens. Personne n'avait besoin d'un "Momo" pour survivre...

Alors qu'il s'apprêtait à répondre à Jaguar que, eh bien, tant pis pour sa gueule, Cendre la défia. Il n'avait pas vu arriver l'enrôlée Occamy près d'eux et se retourna en sursaut vers elle. Il comprit alors que sa proposition n'était pas pour Jaguar, mais pour lui. Affronter Cendre en duel? Dans d'autres circonstances il aurait accepté sans hésiter. Un duel d'entraînement était toujours une bonne occasion d'apprendre et de voir ses faiblesses. Mais Jaguar l'avait piqué au vif. Il hésita quelques secondes, puis proposa:

J'ai une meilleure idée. Deux contre un avec Jaguar, qui ne devrait rien risquer puisque je fais n'importe quoi

Il avait lancé cette pique verbale sur le même ton qu'il aurait récité son emploi du temps. Tout en remettant de l'ordre dans ses cheveux mal attachés, il ajouta:

On se répartit comme vous voulez. Les meufs contre le mec, Occamy contre Zouwu, ou alors chacun sa gueule et le dernier debout aura gagné. Vous marchez?

Ah ouais. Il est vraiment cassé Momo. Bon, va falloir trouver un aut' moyen de s'couage alors.

Et Kébri qu'arrive et qui... tente un truc, j'suppose. Ou alors elle a les mêmes soucis d'confiance et d'estime que Momo. J'sais pas. L'est pas facile à lire, Kébri, pas expansive, pas rien. Discrète et presque transparente si elle avait pas son briquet, mais fiable.

"Nan mais c'pas ça l'problème, Momo, Kébri."

Valà, c'est clair, c'est dit.

"L'problème c'est pas s'battre, quand t'as pas la tête dans l'cul tu l'fais très bien. On l'fait tous très bien, on est là pour ça sinon on s'rait avec les fouines ou les toubibs. L'problème, c'est l'travail d'équipe. C'est là qu'ça a merdé. C'est là qu'on a tous merdé, même les instrus. Les Off' ils ont merdé à organiser la réponse, nous on a merdé sur l'initiative en l'absence d'ordres, et surtout sur l'obéissance bête et disciplinée. Même si quoi qu'on veuille dire, c'est mieux d'savoir où on saute." j'commente avec, sûrement, un air grognon qui vaut bien c'lui à Titi. Citer c'connard, j'te jure. Et même y donner tort. L'expérience... "L'problème il est là. Et c'est ça qu'y faudrait qu'on bosse, au lieu d'se chercher des poils aux œufs là où y en a pas."

Sauf que les Off',évidemment, ils ont aqualicorne sur gazon. Putains d'branleurs, j'te jure.

"Sérieux les gars." Kébri comprise d'ailleurs, quand j'dis ça j'parle à tout c'qu'est dans l'groupe. "Dites-moi à quel moment, à quel putain d'moment, on a eu à s'battre j'di soir, hein ? A quel moment on a raté un tir ? A quel moment on a eu des collatéraux ? Les blessés c'était qui ? Granit qu'a fait l'con y a deux mois. Clochette qu'avait rien d'mandé. L'palouf qu'a fait blanc quand on y a dit noir. Et la limace qu'a fait sa princesse dans son coin." J'lève un doigt à chaque fois. "On. Y. Est. Pour. Rien. Alors c'est pas du PvP qu'y faut, c'est du PvE. D'la coop. Du travail d'équipe." J'élève la voix. "Et un putain d'Off' pour s'bouger l'cul et donner des ordres !"

On sait pas, des fois qu'y en ait un qui s'sente concerné.

Clochette:

Deux contre un, vainqueur au suivant, qu'importe après tout. Ce qu'elle souhaite, ce n'est qu'un peu de défi, peut-être quelqu'un sur qui se défouler. Cormoran aurait les épaules pour le supporter, le physique pour encaisser, plus de réactivité qu'une poupée de magie qui la défie à peine, elle l'espérait du moins. C'est la colombienne pourtant qui a le plus de répondant. Sans surprise, finalement.

Kébri ?
Cendre réprime un froncement de sourcils évocateur, davantage par incompréhension que par contestation. Elle en a eu des pelletés des surnoms sans queue ni tête, énoncés dans des murmures ou jetés à la figure, mais celui-ci, il lui vient d'où ?

Sa réflexion se stoppe, bifurque et rebondit sur les mots de Jaguar qui coulent sans s'interrompre. De nouveau, la brune se demande ce que la zouwu fait en infanterie, elle qui, à défaut de trahir une sincère bonne volonté, n'hésite pas un instant à remonter les bretelles des plus couards, donner un coup de pied au fondement des plus démotivés. Elle pourrait avoir la trempe d'un officier, si son vocabulaire n'était pas si familier.

Sa logorrhée tient du vrai. Beaucoup de vrai. Mais encore une fois, tout n'est pas blanc, tout n'est pas noir. Les officiers ne sont pas seuls fautifs, pas plus que leur manque de collaboration. Le travail d'équipe fut inexistant, et elle pourrait en énumérer quinze des raisons qui justifient qu'aucun des enrôlés n'en ai soutenu un autre. De fait, le problème vient-il des enrôlés, de leur travail d'équipe, ou bien d'ailleurs ? Plus haut, à mieux regarder leurs enseignements, ou bien à l'horizontal, en analysant leurs rapports sociaux, au cas par cas, peut-être. S'il faut agir, c'est sur plusieurs plans.

Changement de programme, parlons stratégie, collaboration, la réactivité attendra, ou bien en est-ce un aspect inattendu, qu'importe.

« Si y'a pas d'Off, deviens le. »

C'est aussi simple que ça. S'adapter, c'est comme ça qu'on survit. Aucun officier n'a jamais pris la moindre décision cette nuit là, alors l'un d'eux aurait dû le faire.
L'aurait-elle fait, elle, pourtant ? À y réfléchir, l'idée ne lui aurait même pas traversé l'esprit, elle en a conscience. Elle n'aurait pas eu le temps, son attention d'un côté accaparée par Pivoine et Odysseus, de l'autre par le Directeur et ses initiatives meurtrières, ses sens brouillés par la magie, l'adrénaline, avec le recul elle n'est même plus sûre d'avoir correctement jugé les enjeux. Après tout, à écouter la diatribe de clôture, elle était complètement à côté de la plaque. Sans parler qu'elle serait incapable de déterminer le rôle qu'a pu jouer les trois quarts des acteurs de cette scène humiliante. Ce n'est pas une excuse. Dans l'idéal, oui, il aurait fallu agir. Autrement. Meilleurement.

« On peut pas improviser un travail collaboratif à nous trois - même si ce serait déjà un premier pas - si les cent cinquante autres suivent pas ça vaudra pas trois poils de porlock. Tu veux du travail d'équipe ? Il faut des équipes. Il faut des leaders, des difficultés, des merdes à surpasser qui tisseraient une cohésion. La confiance, ça se donne pas au premier venu, le Directeur pourra en réclamer autant qu'il le voudra, s'il la gagne pas le résultat sera toujours le même. »

Le coup de gueule de Grincheuse, il aura aucun impact s'il en reste là. Il faut voir plus grand. Impliquer le plus possible d'enrôlés, pourquoi pas des brigades entières, demander la supervision des instructeurs. Faire quelque chose, et le faire bien.

A quel moment on a eu à se battre? Cette question arracha un sourire en coin à Cormoran. Un rictus fatigué, accompagné d'un regard qui soutenait celui de Jaguar par pure habitude, à défaut de volonté. Il avait eu à se battre quand il avait fallu immobiliser Soumaworo. Ce dernier s'était gentiment laissé faire, ne se débattant que par ses mots. Mais s'il avait vraiment décidé de trahir, Aubépine aurait pu mourir, et ce n'est pas lui et son hésitation qui y auraient fait grand chose. Quant au reste, eh bien il aurait dû comprendre d'où venait le chaos. Il aurait dû aller lui-même parler aux officiers, à défaut de pouvoir en être un lui-même. Il n'aurait pas dû planter Andromeda comme il l'avait fait, mais il aurait également dû aller au devant du danger au lieu d'attendre que les sorts viennent vers eux. Il y avait tant de choses qu'il aurait pu faire et qu'il n'avait pas faites. Il ne servait à rien de regretter ce qui ne pouvait être défait, c'était là quelque chose qu'il comprenait très bien. Mais l'impression d'être un soldat au rabais restait présente. Et il ne savait plus que faire pour faire partir cette voix dans l'arrière-boutique de ses pensées, celle qui lui ressassait tous ses échecs.

Puis ce fut au tour de Cendre de frapper là où ça faisait mal. Si tu n'as pas d'officier, deviens-le. Il s'était souvent senti un peu "au-dessus" des autres membres de l'infanterie, de par son âge et ses années passées à donner des conseils aux gens. Il se mettait souvent en avant lorsqu'il fallait remonter le moral des autres enrôlés, lorsque quelqu'un avait besoin d'aide pour s'améliorer. Mais depuis le fiasco du bal, il avait compris à quel point il avait été stupide de se croire utile autrement qu'en tant que bête dagyde faite pour recevoir les sorts ennemis. A quoi bon essayer de se placer en leader si on ne comprend pas ce qui se passe? Les officiers sont des stratèges, des intellectuels. Lui, il n'était qu'un bourrin bas de plafond. Il ne pourrait pas être officier même s'il le voulait. Cendre avait raison. Il leur fallait des leaders. Et il ne serait pas l'un d'entre eux...

Ouais, t'as raison Cendre. Sans leader, on va nulle part.

Il recula et se redressa un peu. A mesure que sa patience souffrait, ses poings se serraient et son regard se faisait incendiaire. Mais le ton de sa voix restait égal tandis qu'il pointait du doigt tour à tour chacune des enrôlées qui étaient venues lui rendre visite pendant qu'il se défoulait sur des pantins.

Mais vous en voyez quelque part, vous? Vous voyez un moyen d'en trouver? Vous savez comment on peut y arriver autrement qu'en se gueulant dessus? Moi, pas. Alors je suis peut-être trop con, trop bourrin...
Il tenta de dissuader du regard toute tentative de jeu de mot équestre
... ou j'ai raté un truc. Mais je suis paumé. Et j'aime pas ça. Alors je viens me défouler pour oublier...

"Que je ne pourrai jamais protéger ceux auxquels je tiens, parce que tout cela me dépasse" aurait-il dit s'il n'avait pas été si fier.
...qu'on a eu de la chance et que ça se reproduira peut-être pas

Ah, bien, on arrête d'broyer du noir et on r'branche les neurones. On va finir par arriver à un truc, si on continue comme ça, c'est cool.

C'qu'est moins cool, c'est l'bon vieux "vas-y on t'regarde" et le broyage de noir continu côté dada.

"Y a déjà des Officiers Kébri. Normal'ment. Ca d'vrait pas êt' not' rôle d'faire leur taf. Ca passe pas très bien quand c'est la guerre tsais, un péon qui s'prend pour un chef."

Sauf que visiblement, les "chefs", z'ont t'jours aqualicorne sur gazon. Et moi ça m'intéresse pas d'donner des ordres putain. J'ai d'l'expérience ouais, un peu, plus que certains c'est clair, mais pas pour donner des ordres. Pis l'arrière, c'est pas ma place. Ma place c'est à m'battre, à tirer, à protéger et à tuer.

J'ai jamais rien su faire d'autre.

J'croise les bras, j'toise Momo d'puis une presque-tête plus bas. Entre potes, vaut mieux avoir l'air trop assuré qu'se dégonfler comme un ballon qu'a pris un coup d'aiguille.

"On a pas eu d'la chance, Momo. C'était un exercice. L'but c'était pas d'nous buter, c'était d'nous mettre la gueule dans la merde. Pour qu'on voie c'qui va pas, et qu'on agisse en fonction. Par contre la prochaine fois, si y a une prochaine fois, y a des risques qu'ça en soit pas un." Là. Au risque d'me répéter un peu, d'ailleurs. "Et pour gérer, faut pas qu'on garde l'nez dans l'fumier trop longtemps." Comparaison équine mise à part. "S'défouler c'est bien, c'est cool, j'suis la première à l'dire et à l'faire. Mais ça fait un moment là, alors va falloir arrêter un peu et s'concentrer sur les trucs à vraiment travailler, tu crois pas ?"

Y a un truc qui m'titille, d'ailleurs. J'grogne, toujours bras croisés :

"Ptet qu'en vrai l'exo il s'est jamais terminé. Ptet qu'on est encore en exo là, à la minute où on cause." Jaguar a fait de son mieux, mais elle l'a fait seule. Bah ouais ducon, y avait personne d'autre. "L'dirlo il en a rien à branler qu'on y fasse confiance Kébri, y veut qu'on obéisse et c'est tout."

Et même si à mon avis c'est une belle connerie, on va pas épiloguer là-d'ssus. Vaut mieux pas causer des faux Avadas informulés sans baguette, d'mes soupçons... d'mes idées. J'suis pas aussi débile qu'on peut croire, j'sais très bien qu'parler d'ce genre de trucs c'est un coup à s'retrouver dans l'même état qu'Granit. Où qu'y puisse être, c'con-là, tout c'qu'est sûr c'est qu'on y a pas payé des vacances au Club Med...

"En mission on s'ra pas par paquets d'cinquante j'pense. Pas avant un moment. Des p'tits groupes, trois, cinq... discrets, mobiles, précis. Frapper et r'partir. On a pas les effectifs pour mieux qu'la guérilla pour l'instant. Travailler p'tit, ça va l'faire. Mais t'as pas tort Kébri, tôt ou tard faudra voir grand. Encore plus. Interbrigades, interspés. L'Domaine tout entier. Alors autant commencer tout d'suite."

Sauf qu'on en r'vient au problème de départ : putains d'branleurs d'Officiers d'mes couilles. J'grogne, bouche fermée, sourcils froncés.

"On peut s'faire une réu d'brigade, chaque brigade dans son coin. On peut lancer une réu tout court, s'il faut, avec tout l'monde, et les instrus avec. C'est pas interdit, autant qu'je sache. On peut même aller pourrir Musashi, histoire qu'y s'coue un peu les Off', tout ça. Mais j'pense pas qu'ça soit l'bon plan." Pourrir Musashi, j'veux dire. Être intelligent c'est censé êt' son boulot merde ! "Mais faut savoir quoi y dire, à c'te réu. Pas juste grogner qu'ça s'passe pas comme on veut, gnagnagna, sans rien avoir à proposer." J'tapote un peu ma baguette sur mon bras. "Z'avez eu des échos des autres ? Des aut' spés j'veux dire, des aut' brigades ?"

Oublier ? Oublier qu'on a eu de la chance ? Curieuse façon de dire les choses. La chance n'a rien a voir là dedans. On a de la chance quand, lorsqu'on lance un dé non pipé, la face qui se confronte au ciel est un six. On a de la chance quand on tire de la pioche deux valets, trois, selon la version du poker que le groupe a choisit de jouer, et qu'un full vole la mise d'une figure. On a de la chance quand l'aléatoire nous fait une faveur, qu'aucun chiffre, aucune volonté ni prédiction n'explique la victoire. Le reste, ça n'a rien à voir là dedans. Cet exercice, une chance ? En réfléchissant ainsi, c'est toute cette formation qui représente une chance. Mais de fait alors, le domaine, l'enseignement, la théorie comme la pratique, ils font tous partie du contrat, il n'y a aucune force supérieure à louer. Commencer à remercier chaque initiative, et bientôt, ce sera envers les mangemorts qu'il faudra être reconnaissant de bien avoir voulu nous attaquer.
C'est absurde.

Essaies d'oublier d'avoir merdé plutôt. Toi. Moi. Nous tous.

Et encore, dans quelle mesure se sont-ils rétamés ? On apprend de nos erreurs, et d'autant plus de celles des autres. Rien que pour ça, Cendre préférera toujours rester l'observatrice, ça évite bien des peines. Ils ont appris, un point c'est tout. Maintenant, il faut se corriger.

"Pas notre rôle de faire leur taff" ? Comme si elle allait attendre bien sagement que ses supérieurs l'envoient - d'une parole ou d'un silence - droit vers la faucheuse. Qu'ils se bougent le train, ou qu'ils laissent leur place. Elle n'est pas un pion qu'on sacrifie le temps de se faire la main.

Jaguar poursuit. Comment peut-on parler aussi longtemps sans avoir la sensation de se vider tout entier ? Les informations coulent, encore, sans que quiconque ai le temps de rétorquer quoi que ce soit. Le début, le milieu et la fin, ce sont les trois choses que le cerveau retient, le reste a tendance à passer à la trappe, voilà qui promet une réponse limitée. Comment a-t-elle commencé déjà ? Kébri, Kébri, dirlo et interbriguade. La majeure partie de la rhétorique de la française est - sera - muette, des pensées presque plus rapides que la lumière qui s'estompent dès que Jaguar reprend sa logorrhée.
Dernière question : "qu'en pensent les autres ?". Bonne question. Elle n'a jamais été très douée en communication, et l'observation a ses limites. Beaucoup d'enrôlés ont le même comportement, ce brouillon mélange apathique de culpabilité et d'irritation, attitude typique du soldat qui a perdu une importante bataille, qui s'en veut d'avoir survécu à la place des autres. Ce n'était pourtant que un exercice. Personne n'est mort, si on oublie le porté disparu dont elle a oublié le prénom, et personne n'a été directement blessé.

« Y'a pas besoin d'être légilimens. La majorité oscille entre le remord et la volonté. On est beaucoup à vouloir faire mieux, et à chercher comment le faire. Mais on revient au problème qu'on vient d'évoquer, si tout le monde le fait dans son coin ça avancera pas. »

Alors le discours.
Le contexte est posé, reposé, déposé, ça mériterait un brevet. Ce qu'il manque, c'est du concret. Les points à reconsidérer.

« On a eu droit à plusieurs axes "d'amélioration" durant le bal. Certains sont assez personnels. »

Mention spéciale aux officiers qui n'ont pas eu assez de répondant, à elle même dont les intentions ont été complètement méprises -comme toujours- ou encore à tous ceux qui ont servi d'inspiration aux avada informulés du metteur en scène.

« Mais là on parle de réunion inter-brigades ou inter-spécialités. Travail de groupe, cohésion, confiance, obéissance. Les bases du travail d'équipe sont pas acquises, et tu l'as dit toi même, on ne nous enverra pas à cinquante dehors. On ne se connait pas suffisamment, alors que certains sont là depuis bientôt six mois. »

Elle, entre autre, a la sensation de connaître personne.

« Sauf que pas de se connaitre, ne pas savoir travailler ensemble c'est mortel. Envoies trois types sur le terrain, trois qui ne se connaissent pas, aucun capable de faire des concessions, ça va être explosif sans faire le moindre dégât au camp adverse. Je ne te parle même pas d'envoyer trois soldats qui manquent d'initiative. Les off' savent-ils un minimum qui coller avec qui ? Et nous ? Avec qui travailles-tu efficacement ? Et toi Cormoran ? »

Ils pourront dire ce qu'ils veulent. Une fois qu'une équipe fonctionne, personne n'y gagne à la diviser. Qu'ils sachent un minimum qui mettre avec qui -en prévoyant d'autres options au cas où- et ce sera déjà un grand pas.

Quiconque traînait dans l'entourage proche ou même éloigné de Jaguar finissait par s'en prendre plein la figure de sa part. Cormoran encaissa ses remarques sans broncher, soutenant son regard par dessus ses cernes. Ce qu'elle disait était plutôt raisonnable, il lui fallait bien l'admettre. Elle avait raison: les échecs, il fallait s'en relever au plus vite et en tirer les enseignements qui s'imposaient. Encore quelque chose qu'il avait souvent dit aux autres mais n'était pas capable d'appliquer à sa propre vie...

Mais quand elle parla de "se concentrer sur les trucs à vraiment travailler", il secoua la tête et recula de quelques pas en jurant entre ses dents. Là était justement le problème! Il avait fait ce qu'on lui avait demandé, il avait obéi, à retardement certes mais il avait fait son travail. Il avait même tenté de s'occuper des autres aussi, en protégeant Andromeda du faux sort qu'il avait cru réel, en motivant Cassiopeia, en communiquant ses informations à Arcturus lorsque cela avait été nécessaire. Et pourtant il avait encore le sentiment qu'il aurait dû faire mieux. Qu'il aurait dû en faire plus. Mais quoi? Qu'aurait-il pu faire? Et comment?
On en revenait au point de départ: il leur avait manqué des leaders courageux, et il n'avait pas pu prendre cette place.

Il faillit répondre à Jaguar que cela lui allait bien de parler d'obéissance au Directeur alors qu'elle n'était pas fichue de respecter les instructeurs. Mais il se tut. Après tout, c'était peut-être sa manière à elle de respecter les gens: leur donner des surnoms ridicules. Momo, Kébri, Limace, Palouf,...Néanmoins, parler d' "obéir et puis c'est tout" avait quelque chose d'étrange, d'anti-Jaguaresque. Il comprit qu'il s'agissait encore d'une de ces situations où il valait mieux ne rien dire et attendre de comprendre davantage.

Pendant que Cendre et Jaguar discutaient de la marche à suivre pour améliorer la situation, il cherchait à donner un sens à ces idées noires qui l'avaient assailli. Dans le meilleur des cas, c'était simplement le contrecoup des drogues moldues qu'il ne prenait plus. Dans le pire des cas, il faisait juste preuve de lucidité chaotique. Il massa ses temps avec ses index et majeurs, les yeux fermés et le visage crispé. C'était pour cela qu'il était venu se défouler: pour ne pas avoir à faire face à tous ces monstres dans sa tête.

Il fut tiré de sa réflexion par Cendre qui lui avait demandé quelque chose. Il ouvrit les yeux, recollant les bribes de conversations que son attention avait captées.

Avec qui je travaille efficacement? reformula-t-il pour s'assurer qu'il avait bien reconstitué la question entendue à moitié. Euh...
Quelques semaines plus tôt, il aurait dit qu'il s'en sortait avec n'importe qui dans l'infanterie, et quelques personnes qu'il avait appris à connaître côté intelligence. Quant aux officiers, il n'en avait encore rencontré aucun avec qui cela ne colle pas. Mais aujourd'hui, il remettait en doute jusqu'à sa notion de "travailler efficacement".
...putain, j'en sais rien. Sérieusement, j'en sais rien du tout
Il empoigna son visage dans ses mains et fit quelques pas pour tenter de contenir son envie de fracasser à nouveau les pantins d'entraînement. A mains nues, à coups de sorts, cela lui était égal. Il se sentait prêt à exploser, et il fallait à tout prix qu'il se contienne car il refusait de faire subir son humeur à ses collègues. Lorsqu'il se tourna à nouveau vers les deux enrôlées, ses yeux étaient rouges d'avoir trop été pressés par ses mains maintenant serrées, l'une autour de sa baguette, l'autre en poing les ongles dans la paume de la main.
Cendre, tu veux toujours m'affronter? fit-il, la voix un peu rauque. Et toi Jaguar? Si on voyait si je suis déjà efficace tout seul?
Il n'y avait nul défi dans sa question. Il voulait sincèrement savoir s'il était encore utile à la Résistance...

Un coup elle parle qu'y faut qu'on s'entende tous, un coup qu'y faut commencer p'tit. Et j'fais pareil, au fond. C'qu'est intéressant dans l'affaire, c'est qu'ça montre à quel point on est tous paumés.

Et d'ailleurs ça manque pas, Cormo il a aucune foutue idée d'avec qui y bosse bien. J'pourrais donner des noms, pour lui. J'pourrais grogner, et d'ailleurs ça passe pas loin, qu'y faut pas s'demander pourquoi l'aut' il a dit qu'on était pas prêts, si on est pas foutus d'citer un binôme. J'pourrais même juste y dire qu'il a qu'à brancher son neurone trois s'condes pour réfléchir, mais visiblement il a essayé et ça a pas marché. On va pas l'enfoncer encore plus. J'vais pas dire qu'y m'fait pitié quand il est comme ça, mais j'ai envie d'y filer une tape sur l'épaule, version géant, histoire de.

D'ailleurs tiens, là. Pendant qu'y s'tourne pour chialer ou ch'pas trop quoi faire genre réfléchir sur son moi intérieur et la place du monde dans la vie ou ptet juste chercher un binôme hein, gnon d'affection virile dans l'épaule. J'ai mal au poing mais lui, dans son état normal, y a pas d'quoi l'faire broncher.

"Moi j'm'en sors bien avec Ticon." ...attends merde c'est quoi son vrai pseudo à lui, j'm'en sers jamais. "Tura. Turaco. Médic, Occa." Même si c'est pas l'top d'bosser avec son plan cul, j'peux pas dire qu'ça marche pas. "Titi aussi, quand y fait pas sa tête de con et qu'y bavasse pas des trucs à gerber sur ses baguettes." J'hausse les épaules. "En vrai j'm'adapte pas mal aux ordres et aux équipes. Mais à choisir j'préfère y aller franco. On m'a d'jà traitée d'bulldozer." j'ricane, sourire en coin pour alléger un peu l'atmosphère.

Faut dire qu'j'ai pas mal d'bagage. Ca aide à s'adapter, mais ça enlève pas les préférences.

Et Momo qu'a chialé ou j'sais pas quoi mais putain ça va pas fort.

"On verra ça quand t'auras soufflé." j'y dis, à Momo, et c'est pas une question. "Tu viens d'passer trois heures à marraver ces pauv' types," j'y dis en montrant les mannequins massacrés, "Kébri et moi on est plus fraîches, c'pas fair-play." Kébri encore elle bossait aussi, mais moi surtout j'suis fraîche comme la rose. J'cherche ses yeux rouges et j'y dis, sur l'même ton rentre-dedans qu'd'habitude : "Et en attendant mon bidet, mets-toi bien ça dans ta tête de bois : t'es un vrai. T'as ta place ici. Et si y a quelqu'un qui dit l'contraire, j'y fais sauter l'dentier." J'me rapproche, je toc-toc son front. "Même si c'est toi."

C'est principalement Jaguar que Cendre regarde. Parce que c'est Jaguar qui parle, parce que c'est Jaguar qui répond. Pas qu'elle ignore l'animagus, mais ce n'est pas lui qui débat. Pourtant il est là, légèrement en retrait, et elle le voit du coin de l'oeil. Elle le voit qui porte ses larges mains à son visage, ses doigts qui viennent presser ses tempes comme pour faire barrière à ces idées qui forcent contre son esprit pour envahir son corps tout entier. Elle le voit qui se débat silencieusement avec ses démons, des doutes qui l'assaillent, parce qu'elle a posé une malheureuse question à laquelle, elle-même, n'est pas foutue de répondre.

"Avec qui travailles-tu efficacement ?"

Dans les faits, Cendre travaille avec tout le monde. C'est un soldat qui sait mettre ses sentiments de côté pour effectuer une mission, qui sait taire ses besoins vitaux, qui sait s'adapter et prendre des initiatives. Bien qu'elle ai une assumée préférence pour les expéditions en solo, elle sait prendre sur elle et faire équipe. Ce qu'elle ne sait pas cependant, c'est avec qui est-ce qu'elle forme la meilleure équipe.

Dans son esprit défilent mentalement les différents enrôlés avec lesquelles elle a déjà travaillé, infanterie, intelligence ou médic tous confondus. Certains binômes ont fournis des résultats plus probants que d'autres, l'alchimie pourtant n'a pas été mesurée suffisamment de fois pour qu'elle le prenne pour acquis. Voilà donc un autre point sur lequel elle promet de se pencher : un coéquipier.

« Cendre, tu veux toujours m'affronter? »

Elle le détaille, ses yeux rouges pressés par ses doigts gourds, et les cernes qui se détachent de l'irritation provoquée, son souffle encore court. Est-il seulement en mesure de les affronter finalement ?
Cette fois, la nirimage prend conscience, véritablement conscience, que Cormoran est peut-être bien en train de perdre pied, qu'il en est peut-être pas encore à se noyer, mais qu'il est en train de couler. Et s'épuiser au point d'oublier comment remonter à la surface, ce n'est pas vraiment une solution.
Leur petit trio conspirateur ne pourra rien tirer d'une crêpe occamy déshydratée, un truel n'est décidément pas une bonne idée. Regonfler l'animal est une nécessité qui s'impose. Mais elle n'a pas le temps de dire un mot que Jaguar s'en charge déjà. Et elle s'en tire bien, du peu que Cendre sache. Ce ne sont pas ses méthodes, la sorcière préfère l'énumération de faits afin de convaincre que la promesse d'une implication personnelle dans la défense des valeurs des cormorans, mais pourquoi pas.
Elle enchaîne néanmoins :

« Tu es efficace tout seul. Tu ne serais pas là sinon. »

Allez Cendre, tu peux mieux faire.

« Ceci dit, sans vouloir t'offenser, tu ne seras pas efficace là, tout de suite, en effet. Pas en te dénigrant, ni en t'épuisant à la tâche. Tu vas juste te manger un mur. Ou deux nana pas contentes qui vont te démolir parce que tu seras pas en état de les affronter. Et crois moi, c'est pas ça qui va t'aider. On devrait plutôt se faire une partie de bavboules. »

Une partie de bavboules. Pas si con, finalement. Il se détendrait peut-être, déjà.

Le coup de poing de Jaguar sur son épaule était bien moins douloureux que de l'entendre lister sans aucun problème les gens avec qui elle travaillait bien. Elle n'avait pas de problème avec cette simple question, bien entendu. Même qu'elle en rigolait. Et, petite cerise sur le gâteau, Elle n'avait pas cité son nom. Cela confirmait ce qu'il pensait de lui-même. Et pourtant, il se souvenait d'entraînements et d'exercices où il avait bossé avec d'autres enrôlés et où tout s'était bien passé. Mais il ne pouvait pas faire confiance à ses bons souvenirs. Ils étaient faux, porteurs de déception et de fausses joies.

Cendre paraissait avoir autant de mal que lui à trouver avec qui elle travaillait efficacement. Cela aurait du le rassurer, mais au lieu de cela il se reprocha de ne pas être capable de l'aider. Et c'est ce moment que choisit un autre souvenir pour se manifester.
"T'as raison, t'es vraiment un nullos! T'as pas réglé la faim dans le monde et t'as pas réussi à courir plus vite que le TGV, n'oublie pas!"
C'était un truc que lui avait dit son ex Théa, une moldue parmi ceux qui gagnaient à être connus, un jour où il déprimait comme il le faisait en ce moment. C'était pour lui faire comprendre par l'absurde à quel point il déconnait. Et il le comprit encore plus lorsque Jaguar se mit à le menacer de lui faire sauter le dentier.

Mais cela ne fut pas suffisant pour qu'il puisse contrôler le mouvement réflexe que le geste de Jaguar déclencha. Lorsqu'elle appuya sur son front avec son index, il la repoussa brusquement en arrière. Une pression du plat de la main sur le sternum, juste assez pour la faire reculer et peut-être chanceler, et sans toucher sa poitrine. Un des avantages dans le fait de n'avoir que des soeurs, c'était qu'on apprenait à chahuter avec les filles sans toucher les points sensibles.

Désolé! Merde...désolé. Un ... sale réflexe. Merde, j'suis trop con..., balbutia-t-il les mains levées pour signifier son absence de velléité de bagarre.

Il secoua sa tête, le regard rivé sur le sol. Cendre essayait de désamorcer sa crise, à présent. Depuis combien de temps avait-on été aussi patient avec lui? Il avait pris l'habitude de désamorcer ses propres crises de déprime tout seul, en se défoulant ou en s'enfuyant sous son autre forme dans un endroit loin des villes moldues. Il avait voulu le faire en s'en prenant à Jean-Granit le pantin et à sa troupe de copains en bois. Peut-être devait-il juste souffler et suivre le conseil de Cendre et Jaguar. Se calmer d'abord, aviser ensuite.

Z'avez raison, les meufs. Je...

Il n'osait pas les regarder en face. Surtout pas Jaguar, après ce qu'il avait fait par réflexe. Son regard oscillait entre le sol et un point dans l'espace situé entre les deux femmes.

Je crois que je vais pas bien du tout. Je sais pas ce que j'ai. Mais ça va pas du tout...