Opération charme

Dimanche 15 septembre 2019
9h27

Cela faisait une semaine qu’Écume avait élu résidence au domaine. Quoi qu'élire soit un terme légèrement exagéré. En réalité, cela faisait une dizaine de jour qu'elle avait accepté de rejoindre la résistance et une semaine que cette décision avait changé sa vie. Radicalement. Tout d'abord la brune n'était plus la propriété de personne. Elle jouissait de nouveau de sa liberté d'actions. "De nouveau" étant presque impropre car c'était en réalité la première fois qu'elle avait conscience d'être libre et pouvait donc pleinement l'apprécier. Mais concrètement c'est son quotidien qui était drastiquement différent. Elle dormait dans un dortoir avec 5 autres enrôlés, ce qu'elle n'avait jamais connu. Elle passait six jours par semaine à apprendre, 8h par jour d'enseignement et 2 de plus d'entraînement, ce qu'elle n'avait jamais connu. Elle vivait en communauté, ce qu'elle n'avait jamais connu.

Enfin, elle ne résistait plus, contrairement à ce que l'offre prétendait. En temps normal, cela l'aurait profondément dérangée mais elle était absorbée par le rythme de ses journées qui lui donnait peu le loisir de penser. De plus, son énergie était mobilisée à comprendre son nouvel environnement et s'y adapter. Elle ne regrettait donc pas encore son enrôlement. Et puis, elle venait seulement d'arriver. Les missions arriveraient sans doute rapidement. Non ? L'organisation était simplement différente ici. Pas d'activité clandestine permanente - car la vie au domaine était bien trop paisible pour sembler illicite -, pas d'actions régulières. Cela se passait autrement. Comment ? Elle ne le savait pas encore mais ne tarderait sans doute pas à le découvrir.

Avec sa nouvelle vie, naissaient de nouvelles préoccupations. S'habituer à la foule, à ses nouveaux camarades de vie. S'aménager des moments pour se retrouver, se ressourcer. Chasser ses démons et sa mélancolie. Pour tout cela, elle avait besoin de temps. Or tout celui dont elle disposait, ou presque, était préempté par son enseignement. Les heures de classe et leur débordement au-delà : entraînements, exercices, rédactions, pratique, révisions. Il lui fallait des alliés avec lesquels travailler pour être plus efficace. S'appuyant sur les connaissances et méthodes des autres. Surtout, il fallait qu'elle trouve des moyens d'écrire plus rapidement. En effet, elle arrivait à échapper globalement à la lecture car elle avait toujours fonctionné ainsi. Elle arrivait à s'exempter majoritairement de l'écriture grâce à sa mémoire, entraînée par les leçons-contes orales. Pour autant, elle ne pouvait pas complètement s'y soustraire. En particulier, les rédactions n'étaient pas des examens oratoires. C'était bel et bien un écrit qui était attendu. Si elle parvenait à trouver le moyen d'écrire... sans écrire, cela lui simplifierait grandement la vie. Et pour ça, il fallait passer par de l'enchantement, des runes, un artefact. Ce genre de choses dont Odysseus était le spécialiste d'après ce qu'elle avait compris lors de son premier cours avec lui le mardi précédent.

Longuement, elle s'était interrogée sur le meilleur moment pour aller voir son instructeur. Le dimanche était son seul jour de repos à lui aussi. Il était normal qu'elle le respecte et ne le dérange pas. Cependant, une visite en semaine ne risquait-elle pas, au contraire, d'être plus fatigante du fait de ce rythme effréné ? Elle même avait terminé sa semaine épuisée. De plus, elle avait peu de temps entre deux cours pour lui parler. D'autant que le fabricant de baguette avait peut-être déjà d'autres plans pour occuper ces interludes. Non, en définitive, elle s'était dit que le dimanche était la moins pire des options. Elle était donc allé frapper à sa salle de classe. En vain. A son bureau. Silence. A la salle des professeurs. Là-bas on lui avait conseillé d'aller jeter un œil à l'atelier derrière le bâtiment Snidget ou, à défaut, d'aller voir la salle de musique. Si elle n'avait pas plus de succès ainsi, on lui avait recommandé d'attendre car l'instructeur était probablement parti en foret et qu'au vu de son étendu il y avait peu de chance de l'y retrouver. Après avoir poliment remercié son informateur, et avoir présenté ses excuses pour le dérangement, elle avait rejoint l'atelier et frappé.

"Monsieur Odysseus ?", hasarda-t-elle, espérant le trouver là.

Toute matière vivante, même morte, possède une volonté propre, une direction, un grain. Si celui du bois était facile à visualiser à travers les nervures brindilles, à comprendre à travers les cercles des troncs et à deviner sous le dessin des écorces, la pierre non plus ne faisait pas exception et, au-delà de sa structure cristalline aux arrêtes nettes et coupantes, elle recelait en elle-même un dessin. Un dessein.

Je travaillais peu ce matériau. Trop dur, trop violent pour moi. Mais, parfois, il fallait bien se rendre à l’évidence. Selon ce que l’on voulait obtenir, l’on n’avait pas toujours le choix et l’améthyste était indispensable à la création de l’artefact que l’on m’avait demandée. J’avais pris soin, cependant, d’en choisir une brute, non polie, toujours dans sa géode venue droit d’Uruguay. On disait beaucoup de choses sur cette pierre. Le plus connu étant qu’elle préservait de l’ivresse grâce à sa couleur rappelant le vin coupé. Des poèmes avaient été composés en ce sens et son violet noble rappelait le deuil des rois et les robes des évêques. Doucement, coup après coup, caresse après caresse, elle prenait la courbe que mon esprit y avait dessinée, jouant avec les minuscules éclats blancs qui striaient son cœur impur.

Un coup que je n’avais pas porté fit alors résonner le bois de l’atelier. Je levais la tête sur l’écume, à peine arrivée, déjà aspirée par le ressac de sa timidité. De la tête, je lui fis signe de rester, de s’asseoir, puis repris mon mouvement en silence. L’enrôlée n’était pas arrivée depuis longtemps. Une semaine peut-être. Ou deux. Et sa blanche innocence ne s’était pas encore salie du contact des autres. Elle apprendrait bientôt à devenir, elle aussi, gain de sable, ou de sel.

Indépendante, individualiste, inévitable avait été sa baguette dont le caractère bien trempé n’était pas pour les plus faible. Et pourtant elle avait pris un pseudonyme volatile. Essayait-elle de se cacher, de faire oublier le silence que sa baguette aimait traduire en sorts plus puissants encore ? Je l’ignorais. Elle avait été discrète jusqu’ici mais, venant d’arriver, cela n’était pas anormal. Beaucoup faisaient de même.

« Que puis-je ? » fis-je enfin, pour rassurer la jeune femme autant que pour marquer ma disponibilité d’esprit, sinon de corps. J’aimais travailler pendant que l’on me parlait. Lorsque les mains accomplissent une tâche répétitive mais précise, l’esprit se transcende et oublie le corps pour s’affranchir des considérations bassement matérielles comme le temps ou encore la fatigue. Là, j’étais aussi libre que je pouvais l’être.