Je me suis perdu dans la nuit et dans l’écoute attentive de ses habitants. J’aime ce monde, cette paix que je n’avais pas ressentie depuis longtemps, l’impression de faire partie d’un tout. Malgré mon intérêt pour la nature, j’avais toujours été citadin. Avant ma femme, je n’avais pas même pensé au bio, au circuit court ou aux dégats causés par les pesticides. C’était elle qui m’avait appris qu’il fallait voir au-delà de la tronche du légume et du prix au kilo. Elle m’avait ouvert les yeux sur un autre monde, un univers de combat pour sauver la planète, les gens, les ours polaires et les bébés phoques. Elle me manque tellement. J’aurais aimé qu’elle soit là, pouvoir tendre mes bras et l’entendre me parler, avec cette passion brûlante qui était la sienne et qui couvait sous ses yeux clairs. A la place, il n’y a plus rien. Rien que le vide, l’absence, et cette bague qui n’est pas celle de notre mariage. Que j’ai faite moi-même. Je dois arrêter d’y penser. Je ne sais pas vraiment comment faire. Ici, je suis seul face à moi-même. Enfin. Pas si seul. Je repose mes yeux sur mon interlocutrice dont la voix me ramène à l’instant présent.

« Je ne vous connais pas assez pour le savoir. Certains auraient continué à chanter en espérant que je comprenne à demi-mot que je suis de trop, ou bien auraient parié que le russe me soit assez étranger pour me repousser. Cela ne fonctionne que très rarement avec moi. Je ne suis pas vraiment subtil. » En réalité, je pourrais l’être mais cela me demanderait de me poser sans cesse des questions et, vraiment, je n’en ai pas le courage. Après tout, je suis ici pour faire un travail, pas pour sociabiliser et les sous-textes passif, agressif ou les deux me laissent profondément de marbre. Ce n’est pas que je n’aime pas les gens, c’est surtout que je n’ai pas envie d’entrer dans leur tête. J’ai déjà bien assez à gérer avec leurs rêves. Je retiens un soupir. « Vous avez une jolie voix. Cela vaudrait le coup de la travailler. » Et non, je ne me porte pas volontaire, ce n’est pas le but de mes paroles. D’ailleurs, il n’y a pas de but, simplement la pulsion étrange de faire la conversation alors que je ne sais pas quoi dire. « Et donc, vous parlez Russe ? »

C’est mauvais, inintéressant et j’aurais l’air fin si elle se met à converser dans cette langue. Grâce au parallèle entre l’alphabet grec et le cyrillique je peux le lire un peu, seulement mes talents en la matière s’arrêtent là et aux musiques orthodoxes…

J’ai un léger sourire à sa plaisanterie, observant la pâleur de sa peau sous la lune. Elle est plus claire encore que moi. Aussi scintillante que ces vampires qui faisaient hurler de  dépit tous les sorciers qui avaient assez de connaissance moldues pour connaître les livres ou les films qui en ont été tirés. Pour ma part, seule l’utilisation outrancière du Clair de Lune de Debussy m’avait fait grincer les dents. Je n’ose cependant pas répondre. Je n’oublie pas qu’elle vient du Congo, et que toute blague que je pourrais faire moi, avec mon statut d’européen caucasien privilégié, pourrait être mal pris. Je n’ai pas envie de la blesser, pas envie de partir sur un débat racisto-féministe, aussi je me tais, j’attends que la conversation retourne sur un terrain plus stable.

« Non, malheureusement. Mais je suis grec d’origine et ce sont des cultures assez proches. Je connais leurs chants traditionnels. » Je n’ai aucun soucis à parler de ma vie d’avant. Odysseus est bien assez pour qu’on devine d’où je viens et quand bien même, je suis mort là bas. En homme libre et connu. Personne ne me recherche, personne ne se souvient de moi, à part peut-être mon agent à qui j’ai légué tous les droits d’auteur et de diffusion que j’avais. Il les a mérités. J’espère que ça l’aidera à passer outre la culpabilité qu’il ressent peut-être. Bah. Mon anglais est à présent fluide grâce à la pâte de fruit de Zhurong. J’ai de vagues notions de français venant de mes cours et ça me suffit bien. Je la regarde. Elle a prit ma remarque pour une invitation. C’est logique. C’en était pas une mais c’est logique. J’hésite à le lui dire, puis soupire.

« Je pourrais, si vous le désirez, oui. » Nos timbres sont opposés sur l’échelle des voix mais ma flûte peut l’accompagner sans trop de souci. « Mais c’est un loisir qui prend du temps, ce que vous n’avez peut-être pas ? » J’en trouverais, moi. Puisqu’une de mes fonctions se fait en dormant et que le Domaine se remplit peu à peu, je peux sûrement tirer sur une corde. Mais elle ? Je pensais que tous les enrôlés étaient tellement fanatiques de la Cause qu’elle remplissait la moindre de leur respiration ? Je ne sais pas. C’est à elle de voir.

Spoiler:

C’est assez rare de ne pas connaître la culture grecque. D’avouer ne rien savoir de l’Illyade, de l’Odyssée, des Atréides et des contes et légendes. Mon pays est l’un des berceaux de la culture occidentale. Entre Europe et Afrique, il a bercé l’enfance des nations et été à la racine de nombreuses théories encore tout à fait valide. Je suis fier de ma nation, malgré des difficultés autour du XXème siècle, parce que sorciers comme moldus ont été sculptés par le Classicisme. Ou du moins le pensais-je. Le Congo n’est pas en occident et il est possible que des esprits de terre ou de baobab aient remplacé l’Olympe et ses dieux infidèles.

« Je suis musicien. »

Bien plus que Docteur en Histoire des Artefacts, malgré ce que peuvent dire les diplômes que ma folle de femme avait affichés dans les toilettes. La musique, c’est ma passion. C’est ce qui coule en moi, ce qui m’empêche de devenir fou, de céder à l’appel toujours plus fort du néant. Est-ce qu’être grec m’a formaté à aimer les arts ? Ce n’est pas impossible, c’est une culture qui est beaucoup dans la beauté, le calme, le travail manuel. Dans le village d’où je viens, l’intellect est souvent reflété par la création. La capacité à s’adapter et à trouver des solutions originales, innovantes. La banqueroute, la fin de l’Euro, la pauvreté sous un soleil salvateur nous ont forcé à nous pencher sur le système D. Quand l’on n’a pas, l’on crée. Et, parce que ce pays est un berceau et aide à grandir, nous avons tout sous la main pour ce faire.

« Jouer me détend. C’est ainsi que je me ressource. Que vous soyez là ou non ne changera pas grand-chose à mon repos. » C’est la cruelle vérité. Je veux bien lui enseigner à utiliser sa voix, à travailler son souffle, à faire de son corps un instrument répondant à sa volonté. Tant que je peux jouer, cela m’est égal et si elle en a besoin…après tout, sa compagnie n’est pas désagréable. « Dites-moi quand vous êtes disponible et quand vous voudriez commencer. Il y a dans l’aile publique une salle de musique inutilisée, nous pourrions nous entraîner là-bas, nous ne dérangerions personne. »

Le vendredi est mon jour de relâche. C’est le moment de la semaine que je consacre en général à la fabrication d’artefacts demandant de longs temps de concentration et peu de pauses ou de cuissons. Mon emploi du temps reste léger quand on y pense. Un cours par jour, de deux heures, le reste du temps libre pour préparer les exercices, corriger les copies et payer mon écot au Projet. Mes nuits endormies servent à visiter les rêves des enrôlés et des futurs contactés, mes jours à faire des objets pour le Domaine, baguettes, étuis, artefacts divers, cueillette et rassemblement des ingrédients dans la nature…je suis libre de m’organiser comme je le sent et c’est une liberté de plus qui explique, je suppose, pourquoi je me sens mieux ici que je ne l’étais en bas. La culpabilité, le manque, la nostalgie et la solitude n’ont pas cessé, bien que cette dernière soit adoucie par la présence de Lancelot et de mes collègues, mais ce n’est plus la flaque sans fond de mélancolie qui avait mené à mon geste. La voix me reproche de me reposer dans le calme de ces lieux, malgré la population jeune et bruyante, dans l’absence de peur, chaque jour ressemblant à celui d’avant, à celui d’après. J’ai quitté un monde de destruction pour un de paix. Parfois, je me dis que je ne me suis pas raté. Que je suis bien mort sur l’Olympe de mes Ancêtres. Sauf que si cela avait été le cas, alors les femmes de ma vie seraient à mes côtés. Et je sais que ce n’est pas le cas.

« Vendredi. 17h. » cela lui laisse une heure pour souffler après les cours, et changer son état d’esprit pour appeler la musique. Chanter est naturel, c’est aussi simple que de respirer et tout enfant le fait dès que ses cordes vocales fonctionnent. Chanter juste, par contre, demande de transformer son corps en instrument. De connaître et contrôler ses muscles. C’est parfois fatiguant. Au début, je me souviens que je n’en pouvais plus des exercices de souffle à répétition. A présent, je reconnais leur importance.

« Si vous avez des insomnies régulières, vous devriez le signaler à Lancelot. Il voudra le savoir. Pour ses dossiers. » Quant à savoir s’il décidera de le soigner ou non, je ne pouvais pas le prédire. Je n’étais pas guérisseur, je ne connaissais pas ses techniques pour savoir si le symptôme nécessitait une intervention ou non. Je lui faisais absolument confiance, bien sûr. Il était celui dont j’étais le plus proche ici et nos bagues le prouvaient. « Il est d’ailleurs possible que j’annule de temps à autre pour aller l’aider sur une tâche ou une autre. Dans ce cas, je propose de reporter la séance au dimanche suivant à 14h. »

Elle note le rendez-vous hebdomadaire, repousse d’une phrase négligente le conseil que je lui donne, me fait une promesse que je ne la vois pas tenir du tout. Je n’insiste pas. J’ai fait mon devoir en lui disant de se confier au personnel compétent, le reste n’est plus de mon ressort. Etre de la nuit depuis toujours, je ne me sens pas la légitimité d’ordonner aux enrôlés de dormir. Ils ne sont plus des enfants, ils sont assez grands pour prendre soin d’eux sans que l’on soit derrière leur dos. Cela, je l’ai bien compris. Le rôle du Domaine n’est pas de materner, il est d’endurcir. A chacun ses soucis et ses responsabilités. Un silence s’installe que je le laisse sonner entre nous. Pour un musicien, l’absence de bruit est une note en soi et le rythme est essentiel aux respirations d’une conversation. Et puis nous ne sommes pas seuls. Le clapotis de l’eau, les chants des grenouilles, le bruissement des feuilles, tout nous rappelle que le monde n’a pas besoin de nous pour tourner, que nous ne sommes pas son centre et que nos bruits ou leur absence n’apporte ni n’enlève rien à la nature environnante. Dans la Salle de Musique nous n’aurons pas cela. Nous serons accompagnés de craquements et du chant d’une vieille demeure qui se retrouve soudain remplie après des années d’abandon. J’aime ces sons. Ils sont…indescriptible. Ils sont la vie. Ils sont la mort. Ils sont ce qui nous entourent. Je soupire. La soirée, encore ? Les soirées sont les moments que l’on passe souvent entre nous. Ils sont pour certains synonymes de la fin du travail. Même le dimanche. Je ne vois pas l’intérêt d’échanger un vendredi soir pour un dimanche soir, cela ne ferait que déplacer le problème, au final. Je comprends son raisonnement, évidemment et je sais que je vais devoir plier mais cela me fait retenir un soupir. Les jeunes et leurs certitudes. Alors oui, évidemment, je pourrais lui dire que c’est comme ça et pas autrement, j’en suis conscient. Seulement, quel intérêt.

« 21 heures. » C’est tard. Après le diner, quand les plus matinaux des habitants du Domaine vont se coucher. Comme elle est vespérale, la fille de la lune, cela ne devrait pas lui faire peur. Je verrais avec Lancelot pour le prévenir, qu’il ne s’inquiète pas. J’imagine déjà ses moqueries sur le sujet. Qu’importe ce qu’il pense, je sais ce que je fais, je sais que je n’ai aucune intention de séduction malgré mon incapacité à oublier la transe dans laquelle elle m’a plongé par erreur un peu plus tôt dans la soirée. Et quand bien même il devait se passer quelque chose, je n’étais pas de ceux qui confondent sexe et amour. Et ainsi, je pourrais clore complètement ma journée et me forcer, au moins un soir par semaine à m’endormir avant le coucher de la lune et faire mon devoir dans les rêves des autres.

« Vous savez où se trouve la salle en question ? » Que je sache si nous devons nous retrouver devant le bâtiment principal, pour le premier cours ou si je peux l’attendre en me dérouillant les doigts sur le piano. Qui doit être désaccordé. Nouveau soupir. Allons, je saurais arranger ça. Au moins vaguement.

« Vous n’avez pas répondu à ma question. »

Encore une fois, j’ai laissé le silence se remplir de pensées entre nous. Mes yeux sont perdus dans la nuit au point que je ne remarque pas ses mouvements. L’air a une odeur particulière dans l’obscurité. Il est plus pur, plus frais. Je me demande si c’est différent dans les déserts. Est-ce la présence humaine et animale qui, le jour, corrompt jusqu’à l’atmosphère entre nous ? Certes, il y a des animaux la nuit et quelques humains perdus comme cette jeune fille et moi mais à l’échelle du Domaine, c’est négligeable. Je lève la tête vers ces étoiles étranges qui dérangeaient tellement Polaris. J’aime les nouveaux dessins qu’elles marquent dans le ciel nocturne. J’imagine des instruments de musique. Une lyre. Il est vrai qu’elles sont plus pâles et la lune descend. Il est très tard. Trop pour aller dormir. Lorsqu’elle sera partie j’irais à la forge m’épuiser un peu et je dormirais au lieu de préparer mes cours. Je n’aurais pas supporté d’être enrôlé ici. Trop de règles. Etre d’air, je ne supporte pas qu’on me mette en cage. Ma femme l’avait bien compris et me laissait mon indépendance. Je soupire.

« Mais cela n’a pas d’importance. Vous me répondrez plus tard. Allez vous coucher, Pivoine. »

Je ne propose pas de la raccompagner. Si elle a peur, si elle est perdue, elle peut encore me le dire. Dans le cas contraire, je n’ai pas envie de donner de mauvaises impressions. Et puis j’ai envie de sentir l’ambiance ici lorsqu’elle sera partie, de voir si son impression résiduelle reste longtemps ou pas. Je suis curieux de choses qui n’intéressent que moi, je le sais. Mais je sais aussi que dormir cette nuit c’est passer plus de portes et cela ne m’attire pas du tout ce soir. Je veux rester avec le sentiment d’avoir retrouvé quelque part, quelqu’un qui me ferait sentir comme devant ma fille. Comme devant ma sœur. J’ai abandonné celui de re-vivre ce que le ressentais pour ma femme.