La discussion concernant la visite médicale avait été notable. D’abord parce que cela s’était fait autour d’une partie de Mahjong et que le Mahjong se jouant à quatre, il avait fallu prendre deux joueurs chacun. Sycomore avait renommé ses joueurs fantômes Chrysanthème et Lys, quitte à rester dans les pseudonymes naturels . Ensuite parce qu’il avait élevé le ton sur Aubépine, chose assez rare. Le médicomage en charge de la visite médicale était le même pour tout le monde, homme comme femme et il appréciait moyen de savoir qu’un homme tripoterait sa soeur Et puis Aubépine était repartie dans son déni permanent sur son poids, qu’elle ne se voyait pas dépérir de jours en jours depuis ses 12 ans. Alors certes, il avait réussi à rattraper le coup pendant sept ans en s’assurant qu’elle prenait au moins deux repas par jour, petit déjeuner et dîner , en les cuisinant et en s’appuyant sur son aura pour qu’elle n’aille pas tout rendre dans l’heure qui suit mais maintenant qu’ils étaient au domaine, il n’était plus en charge des repas et trop loin pour vérifier qu’elle ne fasse pas de bêtise. Mais ça, elle ne l’entendrait pas , jamais. L’autre avait fait un trop gros travail de sape pendant dix sept ans pour que lui, Sycomore, sans formation en psychologie, puisse faire faire machine arrière au cerveau formaté de sa petite soeur. Aussi était il plus simple de lui parler du fait que le médecin était un homme que de son poids.

Et puis , il y avait sa peur. Il y avait son anxiété de se montrer, lui, sans sa carapace de vêtement. S’il était toujours en pantalon et chemise à manches longues, c’est qu’il y avait une bonne, une excellente raison pour qu’il le soit. Le domaine était le dernier endroit où se dévoiler aurait été la plus mauvaise idée du monde. Mais le voilà maintenant contraint, obligé, et pourtant dieu sait qu’il a tout fait pour l’éviter, cette foutu visite. C’est pour cela qu’il est le dernier à passer, en ce début de soirée. Ne pas la faire du tout mettrait sa soeur dans une situation inconfortable sans compter que c’était effectivement un ordre. Peut être qu’il aurait fallu la faire plus tôt cette visite , d’autant que maintenant, Sycomore sait une information capitale pour ses relations avec le toubib. Il sait qu’Aubépine s’est amouraché du latino et que ça, ça ne lui plaît pas du tout, encore moins avec son statut. Chrysanthème avait donc gagné à plate couture.

Ce soir, il est donc en terrain miné, ennemi, avec son pull et sa chemise boutonnée bien haut alors que les premières chaleurs de l’été se sont fait ressentir sur le domaine. Il va falloir se mettre à nu ou presque et il ne veut pas . Un frisson de peur lui remonte le long de la gorge, comme pour l’obstruer. Il retient une envie de se transformer et de fuir, s’envoler , loin. Loin de tout, du domaine, des problèmes, redevenir enfant, naître ailleurs. Il ne peut pas, ce serait horriblement puéril. Le doc ne lui inspirait pas du tout confiance, qui plus est. Qu’allait il dire, qu’allait il faire, écrire dans ce foutu dossier. Sycomore attend, préfère se reconcentrer sur son petit carnet ouvert sur sa cuisse alors qu’il est assit sur un tabouret devant l’infirmerie. Il couvre le calepin de chiffres et de symbole encore. C’est plus facile de faire abstraction des choses en se fixant là dessus, pour emplir l’esprit et le faire fuir. Rien de plus simple que de créer sa bulle ainsi, il ne manque plus qu’une tasse de thé et des gâteaux maisons dans une assiette posée non loin et cela serait parfait pour constituer l’ensemble, sa bulle de protection contre le monde entier. Pour oublier aussi qu’il a sauté le diner tant la visite le préoccupait aussi.

Le retour dans la réalité a quelque chose de brutal, de violent. Même s’il avait été prévenant, Sycomore le dévisage avec défiance comme un oiseau qui nargue un prédateur de deux fois sa taille.  Une fois encore, son esprit lui rappelle qu’il n’a pas besoin de faire beaucoup d’action pour prendre la fuite. Il suffirait. Il suffirait qu’il se lève et qu’il lui tourne le dos. Il suffirait qu’il se change, en un coup d’aile, en oiseau et qu’il s’envole loin. Il y a des mots , il manque des actes. Mère dit que les mots et les promesses pèse de plume tant qu’il n’y a pas d’acte. Elle en sait quelque chose, on promet tellement de chose aux femmes de son rang sans qu’il n’y ai finalement acte ou résultats. Les hommes promettent d’un côté et agissent de l’autre. Et c’est un homme qui se tient devant lui. Il n’a jamais eu de bon rapport avec les gens de son genre. Ils ont été toujours été dicté par la politique ou la violence. Et c’est aussi pour cela cette visite l’incommode. Il aurait fait sûrement moins de simagrées si le docteur avait été une femme. Ou pour complètement autre chose.

Prendre une décision. Maintenant. Entrer , s’ouvrir sans mot et devenir vulnérable. Fuir, se sauver et laisser Aubépine sans défense ni allié. Sycomore avance et entre. La deuxième possibilité est inconcevable et trop lâche pour lui.  Il observe l’endroit , une fois sur le seuil, analysant rapidement les lieux et se tournant , dos au mur, légèrement appuyé contre, instaurant une distance et une barrière de protection imaginaire. S’asseoir, et puis encore. Droit, d’une raideur militaire, il ne quitte pas son interlocuteur du regard. Ses mains sont rangés dans son dos, cachant ses gestes nerveux qui trahissent son malaise et son refus implicite de la situation. L’autre pourtant semble tout faire pour le mettre à l’aise et propose une boisson chaude.

«Rien du tout. Je vous remercie.»

Un silence, un nouveau regard balayant dans la pièce pour tenter d’en identifier les menaces potentielles. Ses mains se rangent dans l’interieur des manches de son pull. Il éclairci sa gorge avant de déclarer le plus posément du monde.

«Je vais bien.»

Un autre pause , nouveau déglutissement mal à l’aise, nouvelle réflexion.

«Puis-je y aller ?»

Sait-on jamais sur un mal entendu, l’homme peut lui signer ce foutu bout de papier et lui peut quitter cette mascarade aussi vite qu’il est venu. Derrière sa politesse presque excessive se cache une requête implicite. Partir. Vite. Ne surtout pas avoir à se déshabiller, ne pas lui montrer ces marques qui lui constellent le corps. Aubépine y a échappé. Pas lui. Maman ne pouvait pas protéger en même temps ses enfants, surtout lorsque l’un des deux est une tête de mule rebelle. Et puis, si ça se trouve, l’état de son corps, même si , outre les traumatismes et les cauchemars, cela n’a rien handicapant, sera un critère de refus de sa présence ici. Laisser Aubépine seule. Plutôt mourir.  

Son visage se crispe une fraction de seconde avant de redevenir l’impassible jeune homme qu’il est , ou qu’il est censé être du moins. Lui d’habitude oiseau de proie est devenu rongeur, petit animal acculé qui craint pour sa vie. Pas de fuite possible. Cela avait sonné comme une sentence terrible et glaçante, presque détestable. Pas d’échappatoire. Réfléchis, Sycomore. Parait il que tu es censé être rusé, la ruse devrait lui permettre de fuir cette situation inconfortable. Mais là, la mécanique ne se met pas en place, ce n’est pas comme d’habitude, pas le même contexte , les mêmes enjeux. Peut être que s’il jouait sa vie, les engrenages s’actionneraient enfin et il pourrait trouver comment s’esquiver avec élégance et sagesse de cette mauvaise passe. Il tient à conserver cette distance qu’il y a entre deux, comme si la magie ne pouvait pas la traverser. C’est idiot, stupide. Tout est idiot. Vraiment, ce type ne ressemble en rien à son géniteur, il ne devrait rien à craindre de lui , au contraire. Il est censé faire confiance, c’est un médicomage. Sa mère lui a enseigné cette révérence qu’on porte aux gens qui sauvent des vies. Sa mère lui a aussi appris à cacher, dissimuler les marques sur lesquels on poserait trop de question. Les gens n’ont pas besoin de savoir, personne n’a besoin de savoir. Et puis, s’il signale son refus, que se passera-t-il ? Est ce qu’on le mettra dehors vraiment pour ça ? Quelles sont les chances, les inconnues , les arguments à faire peser. Et si jamais on considère que son passif pourrait desservir la cause . C’est peut être le cas , pourquoi demander son passif familiale.

Lentement, il finit par sortir sa baguette, donnant un léger mouvement, un murmure de sort pour attirer les feuilles à lui. Quand on le connaît, il est facile de savoir que cela lui a beaucoup coûté d’utiliser sa magie pour une chose aussi futile. Il ne l’utilise pas pour la cuisine, pas dans ses loisirs, et c’est tout juste s’il s’en sert pour se battre. Les poings font certes des dégâts moins impressionnant mais restent plus fiable, surtout avec des sorciers si prompte à sortir leur baguette pour un oui ou pour un autre. Avec la même lenteur, il sort de sa poche son petit carnet et son crayon, se servant de l’un comme appui et de l’autre pour écrire, remplissant de son écriture ronde la feuille. C’est le moment de faire un choix. Réfléchis. Enrolé: Sycomore. Antécédent : Aucun connu. Aubépine sait probablement plus de chose à ce sujet, la généalogie et les vieilleries, c’est son truc, elle ne se serait pas amourachée du prof sinon. Blessures subies par le passée . Son crayon se suspend, ses yeux s’écarquillent. Intense et long moment d’introspection. Donner un peu pour ne pas avoir à tout donner. Alors le crayon égrène, inlassablement, les blessures sous forme d’une liste pleine de virgule, commençant par les blessures circonstanciées , dont il se souvient au moins l’année. Il remonte , de manière chronologique, commence à ses huit ans. Côtes cassées, poignet foulé, coquard, estafillade,  bleus, encore des bleus , avance encore et les blessures deviennent plus en plus violente et surtout largement cantonnées aux périodes de grandes vacances scolaires, celles où ils étaient vraiment obligé de regagner le domicile, où se réfugier chez un autre de membre de la famille aurait été refusé de manière bruyante et humiliante. Il écrit encore et encore en silence , finit par suspendre son geste, une moue contrariée d’enfant passe en un éclair sur son visage , une voix étouffée, un main tremblante, une gorge sèche. .

«Je n’ai plus de place.»