Une pluie fine frappait le domaine, malgré la chaleur qui se dégageait du sol. Un début de la moiteur de l’été, si tôt dans la saison mais qui serait bien rapidement oublié dans la douceur printanière des jours suivant. Le temps passait vite entre les nuits à ouvrir des portes, les jours à fabriquer artefacts et baguettes pour les nouveaux arrivants, la préparation des cours, en bref le quotidien qui serait bientôt le mien. Si je n’étais pas nerveux à l’idée de parler devant un groupe de jeunes, je ne me sentais pas forcément la légitimité de le faire et je voulais leur transmettre mon art comme on m’avait transmis l’amour des choses, par des petits indices sans mots, des sensations au bout des doigts mais… mais.

Je donne un nouveau coup de marteau sur le fer chauffé à blanc, puis deux sur l’enclume pour atténuer les vibrations de mon bras. Malgré ma minceur, le travail manuel a sculpté mes muscles, me donnant une force certaine. Mes longues pinces noires suffisent à peine à diluer la chaleur de la petite lame que je façonne en douceur. Derrière moi, j’entends le feu ronfler et la présence muette d’un homme non loin. Grand, fort, blond. Arcturus. Peuplier, ventricule de dragon. L’intégrité poussée à son paroxysme, celle qui ne recule pas. Le calme de la glace qui tranche, coupe et brûle. Je lui fait signe de se rapprocher. Il a l’air toujours fasciné par ce que je fais. Je me demande s’il croit être discret ou non et puis décide que ça ne me regarde pas. D’un signe, je lui indique l’immense soufflet manuel derrière moi. Je pourrais l’enchanter pour le faire fonctionner. Mais je n’aime pas. L’imperfection de l’artisan fait partie de l’objet.

« Observe le cœur du feu, là où il est rouge, trouve son rythme et son battement et donne-lui de l’air en fonction. » Des bûches sont disponibles s’il veut le nourrir. Je n’ai qu’à peine jeté un coup d’œil à la fournaise dont pourtant je me sers. Musicien, mes oreilles me sont tout aussi utiles que ma vue et j’entends les besoins du feu. Je veux que le jeune s’y forme aussi. Je redonne un nouveau coup de marteau et voit la lame s’aplanir encore un peu. Concentré, je prononce à voix basse la formule, sentant la magie sortir du manche du marteau dans lequel j’ai inséré ma baguette.

Le feu de la forge est fort. Il peut supporter les maladresses d’un débutant et répondre en fonction, s’embrasant lorsque trop d’air lui est donné, diminuant lorsque l’asphyxie le prend. Je ne dis rien, je laisse faire, je ne juge pas. Concentré sur ma propre réalisation, je tente d’intégrer ce nouvel élément dans le grand tout qu’est la création d’un artefact. Le ronflement de la fournaise me sert à deviner ce qu’il se passe derrière moi et j’apprécie qu’il ait prit la peine de se servir de ses bras, de ses muscles, plutôt que de sa baguette. Je ferme les yeux et écoute le ronflement de la fournaise se calmer, se calquer sur le rythme qui lui est imposé par le soufflet. Ma magie fait une volute sur la lame toute fine. C’est un peu grand pour le scalpel que j’avais en tête, ce sera un petit couteau fin. Tant pis. Je fais un geste du bras vers le feu dont un bras sort pour imprégner la lame. Elle rougit, se défend. Je maintiens ce feu dans son cœur, pour qu’elle se souvienne de sa chaleur purificatrice sans qu’elle ne se déforme. Cette bataille entre la matière et la magie est la partie délicate de la création de l’artefact, pourtant simple dans ses effets. Contenir, imposer, imprégner. Je reprends mon marteau, frappant sur la volute. Mettre juste la violence suffisante. Ne pas trop en faire, ne pas traumatiser le métal, créer une harmonie. Je mets la lame dans le tonneau d’eau à disposition pour la trempe. Elle se déforme. Noircit. Elle est bosselée.

Tout ceci est parfaitement normal. Je fais signe au garçon de venir me rejoindre et pose l’objet sur l’enclume pour le montrer. La volute est toujours là par contre, brillant d’un reflet rougeâtre, comme un cœur qui bat.

« Observe le rythme de la magie dans le cœur de l’objet et applique le même au feu pour qu’ils entrent en résonance. Pour mélanger deux entités qui ne sont pas faites pour se mêler, il convient d’abord d’aplanir au maximum les différences. Température, rythme, nature, forme. Comme tu mets également de toi, tu dois aussi t’aplanir pour faire le medium. Tu dois entraîner ton cœur et ta respiration à suivre. » la volute commençait déjà à s’effacer. Ce n’était pas encore assez. Il faudrait plusieurs couches pour arriver au résultat attendu. C’était normal. Doucement, je remis le tout au feu, entre les braises les plus chaudes. « Va. »

L’absence de parole entre l’enrôlé et moi-même n’est en aucun cas un manque de communication. Par le feu, je n’ignore rien de ses essais, de ses erreurs. Je le laisse apprendre par lui-même. Il y a des choses qui ne s’expliquent pas, qui doivent se sentir. Un rythme, une respiration, un craquement dans le bois. Apprendre à étendre ses sens autour de soi, à ne faire qu’un avec ce qui nous entoure, à devenir, ce que l’on cherche à créer, ce sont des apprentissages importants mais qu’aucune théorie ne permet d’acquérir. Il y faut la vraie humilité, celle d’oublier le soi pour le tout. Il a l’air d’être prêt à le faire, peut-être. Je ne perds pas de temps à le critiquer. Je le pointerais dans la bonne direction, à l’occasion, si je vois que son chemin l’a mené dans une impasse qu’il n’arrive pas à dépasser mais, pour le moment, il avance bien tout seul. Il y a tellement d’autres choses à savoir. Je lui fais signe de venir, lui montre ce que je veux. Je sais que le résultat ne sera pas immédiat. Qu’il lui faudra du temps pour me donner ce qu’il faut. Cela n’a pas d’importance, je ne suis pas pressé. Ici, dans cet endroit qui n’est ni vivant ni mort, rien ne nous presse. Nous pouvons tomber. Je le laisse continuer à regarder et, lorsqu’enfin il laisse les mots sortir, il les retient immédiatement. J’hésite à répondre alors qu’il retourne vers le soufflet. Doucement, je remets ma lame au feu. Elle reste déformée mais la chaleur dissout petit à petit le carbone noir qui s’était posé et les parties les plus fines recommencent déjà à rougeoyer. La volute veut se fondre dans la fournaise. J’ai repris ma baguette et la maintien sévèrement, essayant de la faire pulser à l’intérieur du métal, imaginant dans mon esprit les fines nervures des feuilles au printemps.

« Une bonne trempe ne gondole pas la lame. » Normalement. Et pourtant je savais que je n’avais pas atteint la bonne température pour obtenir le choc thermique dont j’avais besoin pour le fil. « Mais ce n’était pas mon but cette fois-ci. » Je retire l’acier de la flamme et la ramène sur l’enclume. Cette fois le marteau glisse autant qu’il frappe la lame. Mon geste est précis et j’y met toute ma concentration. Frapper, glisser. Frapper, glisser. Imaginer le feu emprisonné dans le métal et appelé par mes gestes et la chaleur du métal en pré-fusion. Frapper, glisser. La surface est petite et le geste délicat. Je me baisse pour mieux voir. « Que fait l’eau lorsqu’un obstacle infranchissable apparait sur son chemin ? » demande-je pour le pousser en douceur vers la réflexion que je veux qu’il ait sur les différents éléments. La forge est un tout, elle utilise le feu, l’air, la terre et l’eau pour créer. Nous y ajoutons la magie pour sceller. Il n’y a rien de plus complet ni de plus pédagogique. Et s’il m’est impossible, pour le moment, de prévoir des cours entiers à cet art, je n’ai rien contre enseigner un peu à un ou deux volontaire plus dégourdis (ou surtout plus intéressés) que les autres…

Elle trouve un chemin. En effet. Comme le feu s’élève, le vent se faufile et la terre se répand, l’eau se divise en milliers de petits canaux qui envahissent les environs jusqu’à ce qu’un chemin plus facile et plus rapide se révèle. Elle se regroupe alors et y lance toute sa force et toute sa destructivité. « La trempe a emprisonné le courant de feu. » Je le laisse faire le raisonnement tout seul. Voir s’il arrive à assimiler le feu à l’eau, à se dire que lui aussi, quelque part, est sous forme liquide dans sa cage de fer refroidie par l’eau et qu’il va être appelé par l’air, plus proche du côté aiguisé de la lame. C’est tout. Il n’y a rien d’autre à exprimer et je me tais, le rythme seul du marteau sur l’enclume battant le temps autour de nous. Coup. Glisse. Coup. Glisse. La fatigue dans mon bras est une douce chaleur qui me rappelle que, quoi qu’il me soit arrivé, mon corps est toujours en vie. J’avais longtemps rêvé d’une forge comme ça, que je pourrais travailler. Et d’un fils qui s’occuperait du soufflet. J’avais donné mes gains à une cause. Ma femme m’avait offert une merveilleuse petite fille qui ne se fatiguerait jamais à donner son souffle à la braise. L’autre camps me les avait enlevées trop tôt, trop vite, trop fort. Coup, glisse. Coup. Glisse. S’est-il rendu compte que mon rythme est lié à celui de la flamme qu’il nourrit et qu’il peut suivre ce que j’imprègne sans peur de se tromper ? Je tends mes sens à l’écoute. J’oublie mes propres sons, la sueur qui fait briller mon front, la chaleur qui se propage dans la pince en métal. Déjà, tout est trop froid. Je réutilise la chaufferie. Le feu appelle le feu qui veut rejoindre son foyer. J’incante en silence le sort correspondant, une nouvelle couche d’impossibilité sur la volute qui noircit de contrariété.

Nouveau silence, pensif, que je laisse lui aussi frayer son chemin dans les méninges de l’élève. Le mouvement du soufflet en est presque meilleur maintenant qu’il y applique moins d’attention. Les muscles savent toujours avant la tête écouter les éléments qui les entourent. C’est parce que nous sommes à moitié animaux et que l’on se croit pur esprit. Je continue mon manège. Je tape, je glisse, je remets dans le feu, je recommence. De temps en temps, un petit éclat rompt la ligne parfaite du fil et je fois frotter pour aplanir la différence. Je retire à nouveau ma lame et lui fait signe de venir me voir. En prenant la parole, il a perdu son synchronisme. Ce n’est pas grave. Je ne suis pas pressé.

« Le feu, comme l’eau, cherche toujours une voie. Mais comme il est aérien par essence, il a tendance à s’échapper par le haut. » Je fais un geste du marteau baguette qui fait briller la volute en bleu et montre d’infinies rigoles rouges qui s’en échappent jusqu’au bord de la lame. Le haut, lui, reste gris. On se croirait dans un delta ou un marécage. Pourtant, le sort ne fait rien de plus que de montrer les canaux de magie qui se dispersent. « Je tape, je glisse, j’appelle l’air à chaque coup. Le feu se nourrit d’air, il le cherche, il le suit et, descend. Seulement, pour cela, il faut que la voie la plus facile soit bouchée. » je frôle la volute du bout du doigt. Cela reste très chaud et je me sers de cet index. « La trempe a figé le métal sur la volute. A capturé l’essence du feu que j’y avais mise mêlée de magie. » Je le laisse terminer, pour voir ce qu’il a compris de mes explications.

Je hoche la tête. « C’est cela. » Un nouveau coup le temps de réfléchir à la suite. Je n’avais pas prévu de faire un cours de forge magique aussi tôt dans l’année mais je sais ce que je fais alors le partager ne devrait pas être trop compliqué. Je réfléchis. Les notions sont simples. Les mots…compliquent toujours tout. « Il est important que les canaux soient les plus fins possible pour que la chaleur communiquée à la lame soit à la fois facilement modulable et homogène. Cet outil sera utilisé au soin qui demande beaucoup plus de doigté que simplement détruire ou abîmer. Pour une arme, de gros canaux ne sont donc pas un problème puisque la douleur est l’effet recherché. » Et je ferais des armes. Je le sais bien. Monsieur le Directeur n’est clairement pas homme à s’embarrasser de bêtises comme l’éthique ou mes états d’âme lorsqu’il a un besoin spécifique pour le Projet. Cependant, j’ai l’impression qu’il n’est pas sûr de lui, le jeune homme. Peut-être que je suis allé trop vite. Il est important en effet de ne pas négliger les bases. Et ce qu’il y a de plus basique, en forge comme en magie…ce sont les éléments qui la composent.

« Qu’est ce que le feu ? » Vaste question à laquelle il peut réfléchir en continuant le soufflet. Sans lui dire qu’il peut repartir, je laisse la visualisation du flux magique se dissiper, continuant tranquillement mon travail de fourmi. C’est long et les muscles de mon épaule commencent à gémir un peu. Je les laisse faire. Peu m’importe, ils trouveront un second souffle.

Presque. Il commence par décrire le feu puis passe à une définition plus scientifique et termine par ce qui se rapproche le plus de la vérité. Toujours en tapant, je ne me force pas à hocher la tête puisqu’il est derrière moi. Je réfléchis encore à mes mots, sachant que le silence qui s’installe entre nous lui permet d’approfondir ce qu’il vient de m’annoncer. Il n’y a rien de plus compliqué que de comprendre les quatre éléments primordiaux. Même les Elemages ont parfois du mal à mettre des mots sur leurs éléments.

« Le feu est un élément. C’est le seul des quatre qui réagit comme un être vivant et a besoin à la fois de se nourrir, de respirer et de se propager, c’est-à-dire de se reproduire. Un feu sans air étouffera. Un feu sans combustible s’éteindra. Le feu réchauffe et brûle, il guérit et détruit. Il éclaire mais aveugle. Comme tous les éléments, il fait partie de chacun de nous, de chaque chose sur terre, même de façon infinitésimale. La magie est semblable au feu. Elle est en tout et en tous, a des niveaux différents, elle coule, elle se nourrit et cherche à s’étendre. C’est pourquoi le feu est la première matière dans laquelle on peut glisser du pouvoir, la plus facile mais aussi la plus incontrôlable. C’est la chaleur, non le feu, qui fait fondre et nous permet de mouler les choses. Si je décide de chauffer le métal magiquement, sans feu, il deviendrait aussi liquide qu’il le fait dans la fournaise. Il serait même plus précis puisque je pourrais contrôler sa température, parfois même au degré près. Alors pourquoi utiliser le feu ? »

C'est un nouveau silence entre eux. Chaque pause dans leur conversation entrecoupée est emplie d'une nouvelle signification. Une nouvelle fois, je le laisse réfléchir, s'imprégner de mes mots alors que je continue mon travail, imposant à l'acier les propriétés que je veux lui conférer. Ce n'est pas très naturel. Contrairement à ce que l'on pourrait croire et malgré mon amour de ce qui n'a pas été sculpté par l'homme, j'apprécie de modeler de petits bouts à l'image de leur nouvelle utilité, de donner d'autres buts à des morceaux d'éléments ramassés sur la terre. J'aime créer et j'apprécie cette part de mon nouveau métier. Après avoir passé tant d'années à regarder les oeuvres d'anciens maîtres dans des musées, à étudier la théorie, à prendre des formations moldues de forge et d'ébenisterie, je trouvais un nouveau plaisir à utiliser mes mains d'une façon qui ne m'étais pas habituelle.

"C'est une partie de la réponse. Pour imbiber de feu, je dois en effet l'insérer dans l'instrument et ils doivent faire connaissance pour fusionner ensemble." Oui, on ne pouvait faire un artefact de chaleur sans que le feu n'y plante ses racines. Mais ce n'était pas tout. Je ne forgeais pas que des pièces devant supporter chaleur et feu. Je trempais une seconde fois la lame dans le tonneau d'eau claire, la même qui avait supporté la première trempe, et qui donc ne l'était plus tellement, claire. Cette fois, l'acier resta brillant et fort. On y voyait, plus pâles, presque blanches, les volutes tracées par l'élément.

"La seconde c'est que tout ce qui vit, tout ce qui est, contient les éléments. Le fer représente la terre. Il est modelé par le feu, le vent du soufflet et l'eau qui le trempe. Utiliser la chaleur est possible évidemment et c'est ce qu'il se passe dans les usines moldues mais l'objet alors créé, aussi parfait soit-il, n'aura ni coeur, ni âme."