Polie, Aubépine répondit d’un sourire calme à la malice de son aînée mais ses yeux, eux, restèrent impassible. Attentifs. Concentrés. Elle non plus ne croyait pas au hasard. Elle n’avait pas encore eu le temps de vraiment observer les quelques enrôlés qui étaient déjà arrivés mais le rêve qu’elle avait fait, et qu’elle savait que son frère avait fait même s’ils n’avaient jamais réussi à en parler (elle avait essayé de son côté, sans succès), ne devait rien à rien. Elle haussa les épaules. Elle ne savait pas se mentir. Elle avait toujours eu cette capacité à regarder le monde en face, sans ciller, simplement parce que détourner le regard n’était pas dans son caractère. La guerre, elle ne l’avait pas choisie. On la lui avait imposée, depuis sa naissance, dans le conflit larvé de ses parents, la violence de son éducation, la dureté d’un monde qui ne laissait aucune place à la spontanéité, à l’envie, à l’enfance. Mourir avait toujours été une certitude, survivre un besoin. Imaginer un monde sans colère, sans danger, sans avoir besoin de toujours avoir sa baguette à portée de main, de changer de langue plusieurs fois quand on veut parler de ses réels sentiments, un monde où l’on pourrait laisser tomber son masque, se confier, se réaliser, lui était impossible. Elle se battait pour lui. Elle ne le verrait pas. Elle le savait et était en paix avec cette notion. C’était pour Sycomore, pour ses futurs enfants. C’était pour Mère qui voulait préserver une nouvelle génération.

« Je ne saurais pas vous dire, Madame. » Le développement personnel dans son sens large était le cadet de ses soucis. Elle n’était pas assez altruiste pour s’occuper de l’Autre. Certes, elle ne fermerait pas les yeux si quelqu’un se faisait agresser devant elle mais elle n’irait pas non plus, comme d’autres, aller chercher un conflit pour libérer un peuple de l’oppression ou elle ne savait quoi. Son but dans la vie, dans le monde était bien plus pragmatique, plus terre à terre. Le vaincre Lui. Car Il était leur ennemi, Il était leur responsabilité, à tous les deux. En parallèle, son cœur de sœur souhaitait que Sycomore soit bien. Qu’il se construise la vie qu’il méritait et qu’elle savait parfaitement qu’elle n’aurait pas. Parce que sa simple existence à elle avait été inattendue, un joker, existant pour compléter son frère jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin d’aide. « Cela va peut-être vous paraître cliché mais j’ai du mal avec la notion de bon ou de mauvais développement personnel. Nous sommes ce que nous sommes, chaque expérience nous façonne et nous donne des choix que nous faisons au mieux de nos capacités en fonction de nos valeurs. Ce que vous considérez comme un bon développement personnel n’est pas forcément ce que voudrait le camp d’en face, avec pourtant les mêmes louables intentions concernant la personne à aider. » Beaucoup de ses anciennes camarades avaient été heureuses de se dire qu’elles allaient se marier avec les beaux et riches jeunes gens qu’elles avaient côtoyé toutes leurs vies. Elles ne comprendraient pas à quel point elle, Aubépine, pouvait trouver ça révoltant que de passer sa vie avec un compagnon qu’on n’avait pas choisi, un homme avec lequel on ne pouvait pas partager comme elle partageait avec Sycomore. « Je pense que c’est parce que j’ai du mal avec les notions de bien ou de mal, je préfère juste et injuste. »

- Ça n'a rien de cliché. Au contraire, je trouve qu'il est sain de se détacher des avis trop tranchés qui ont tendance à nous aveugler. Le monde est bien trop complexe pour pouvoir entrer dans des cases ! Et ce serait bien triste, si nous nous limitions à ça !

Je parle d'une voix toujours enjouée et assurée. J'apprécie ce moment passée avec la jeune Aubépine. La conversation que nous avons est enrichissante.

- Tu sais, je n'attache pas une grande importance aux notions de bien et de mal d'un point de vue purement manichéen. Ça n'a pas vraiment de sens dans un monde en guerre. Même les personnes qui pensent avoir les meilleures intentions du monde peuvent commettre des actes qui paraitraient moralement très discutables. Ce que j'entends par bon développement personnel relève davantage d'un ressenti subjectif. Comme tu l'as dit, tout le monde n'a pas les mêmes attentes, les mêmes besoins, les mêmes buts dans la vie. Ce bon développement personnel consisterait à ce que chacun puisse se rapprocher au plus près de ce qui peut le rendre heureux ou épanoui. Effectivement, c'est du cas par cas. Mais s'il m'est impossible de toucher le monde entier, je peux tâcher de faire de mon mieux pour les personnes que je côtoie. Après tout, faire de son mieux, c'est ce que la plupart des gens essaie de faire, non ?

Je souris avec douceur à la jeune femme.

- Même les notions de juste et injuste sont compliquées à appréhender, parce qu'elles sont souvent très personnelles. Je dirais que lorsque ça concerne les relations humaines, les émotions ou les motivations, il n'existe aucune vérité absolue. C'est aussi ce qui me plaît dans mon travail. On ne sait jamais bien à quoi s'attendre avec les autres. C'est à nous de nous adapter, de les comprendre et d'essayer d'appréhender au mieux ce qui fait leur spécificité.

« Je considère que la justice, c’est de donner la même chance, les mêmes règles et les mêmes applications à chacun sans se soucier de facteurs extérieurs comme les hasards de la nature, de la naissance, ou encore les circonstances. Le monde en lui-même est déjà fondamentalement injuste. Certains sont grands, d’autres petits, certains ont une bonne santé, d’autres non, certains sont intelligents ou doués, d’autres pas. La valeur d’une civilisation devrait se juger non en fonction de sa capacité à gommer ces différences, pas plus qu’en voulant absolument les exacerber mais en prenant chacun individu qui la compose comme faisant partie d’un tout, le laissant trouver sa place honnêtement en fonction de ce que lui décide de faire de ces injustices. Punir les manquements, cadrer les individualités pour le bien commun mais en dirigeant, avec une répression égale pour tous. Le souci de cette construction sociétale c’est qu’elle va au-delà de la nature humaine et des instincts animaux que nous avons tous de protéger notre groupe social, de lui donner des avantages et des facilités, et donc toutes les sociétés, des plus injustes aux plus égalitaires créent des fossés, des classes, des privilèges. » Elle réfléchit un moment, tentant d’appréhender au mieux les notions que lui distillaient le professeur. Elle appréciait cette possibilité de parole avec des gens plus âgés, de façon un peu plus libre. Les Professeurs d’Université Moldus avaient autre chose à faire que bavarder géopolitique, morale et philosophie avec les étudiants, ils en avaient trop. Et Aubépine avait décidément du mal avec les jeunes de son âge et leurs préoccupations. « Après vient la morale, évidemment. Peut-on imposer à quelqu’un d’être heureux et épanoui si ce n’est pas ce qu’il souhaite ? Comment le conduire à ce que l’on veut qu’il devienne ? Je suppose que c’est un questionnement de chaque parent sur son enfant. Dois-je l’obliger à se réaliser pour son bonheur ou le laisser faire ce que je pense ne le mènera qu’au malheur. Comment le guider, le conduire ? Lui imposer ou suggérer ? A quel point manipuler l’autre pour son « bien » est du domaine du développement personnel et à quel point ce n’est qu’une… quel est le mot, projection ? de nos propres désirs de réalisation à nous sur l’autre ? Est-on sur de ne jamais oublier que l’autre n’est pas nous ? »

Elle savait, elle, qu’elle était capable de tout pour que son jumeau soit heureux et épanoui. Libre, sans l’ombre qui planait sur eux depuis toujours. Elle voulait qu’il se trouve une copine, qu’il se réalise, qu’il utilise au maximum ce potentiel inouï qu’il avait, qu’elle voyait en lui. Dans l’idéal, elle se contenterait alors de s’évanouir dans la brume. Mais elle connaissait assez son frère pour savoir que, si on lui donnait le choix, il ferait l’inverse exact. Il se sacrifierait pour son développement à elle et que ce serait ça qui le rendrait heureux sur le coup. Deux faces d’une même pièce. Maintenant qu’elle avait du temps pour y penser, pour cesser de regarder par-dessus son épaule, elle se posait plein de questions à ce sujet.

- Mais est-il vraiment juste de vouloir gommer les différences individuelles au profit de l'égalité des chances ? N'est-il pas plus juste de pouvoir accepter qu'il y a une grande richesse dans chaque être vivant, quelle que soit sa naissance, son intelligence, ses capacités ? N'est-il pas juste, finalement, d'accepter que nous ne sommes pas tous faits pour être intelligents de la même manière, sans considérer qu'il puisse y avoir une forme d'intelligence meilleure ou pire que les autres ? Est-ce juste de vouloir considérer que les facteurs extérieurs devraient être ignorés, alors qu'ils nous forgent en grande partie ? Finalement, est-ce réellement cela qui a de l'importance, ou ce que nous décidons d'en faire avec notre libre arbitre ?

Je souris toujours, me laissant emporter par les mots et cette conversation aussi passionnante que riche. J'observe ses réactions et je note précieusement ses opinions, sa façon de s'exprimer, et tous les petits détails de son comportement qui parlent pour elle. Je la sens à l'aise dans cette discussion comme si nous étions des paires, et j'aime qu'il n'y ait pas de limites entre moi et les enrôlés. Je ne suis supérieure ni en savoir, ni en sagesse, et j'ai conscience d'avoir beaucoup à apprendre de chacun.

- Et qu'en est-il si l'on considère justement que l'épanouissement, le bonheur et la réalisation de certains résident dans le fait de ne pas chercher à être heureux ? Que penserais-tu du fait de se mettre à disposition des uns et des autres, pour les aider - s'ils le souhaitent - à avancer sur la voie qui est la leur, sans jamais chercher à interférer avec leurs désirs profonds, sans jamais les obliger à être ce qu'ils ne sont pas, mais seulement en leur apportant le soutien nécessaire pour qu'ils puissent se réaliser là où ils doivent l'être ? Il y a manipuler une personne pour la forcer à devenir ce que l'on veut qu'elle devienne ; et puis il y a tendre une main de temps en temps pour aider quelqu'un à surmonter un obstacle qui obstruait son chemin. Le plus grand bonheur, n'est-il pas de pouvoir se sentir parfaitement à sa place, quelle qu'elle soit ?

« J’ai du mal m’exprimer. » Elle n’avait pas froncé les sourcils ni même marqué ne serait-ce qu’un temps d’arrêt. Certaines personnes s’excusaient sans cesse de contredire leur interlocuteur. Elle n’était pas de celles-là. Si on ne l’avait pas comprise, c’était qu’il y avait eu incompréhension point. Il convenait de rétablir les choses sans accuser qui que ce soit ou perdre du temps à chercher un coupable. « Il n’est pas question de gommer quoi que ce soit, simplement en donnant le même droit à tous, seuls s’expriment les volontés personnelles et le talent pour remplir telle ou telle fonction. Ainsi, naturellement, une sélection se fait mais en prenant compte le libre arbitre et le caractère de la personne. Je connais des gens brillants qui s’épanouissent mieux dans une médiocrité reposante tandis que des personnes moins solides pourtant se retrouvent dans les défis d’une position à responsabilités. Cela fait partie de l’injustice naturelle. Mais il n’y a aucune raison ni pour interdire à quelqu’un de tenter sa chance à un poste quelconque, ni pour forcer quelqu’un d’autre à en profiter. C’est ce que je voulais dire par l’égalité des droits et l’inégalité des êtres. » Au final, les deux femmes semblaient d’accord sur le sujet. En sociologie cependant, le concept était bien plus difficile à adapter que l’on pouvait le croire dans son salon, le soir, en écoutant les informations internationales. Il y avait bien plus que la simple personne à prendre en compte mais aussi la société en tant qu’esprit unique, la culture, les héritages du passé, les peurs et les coutumes. Si la géopolitique avait été une matière facile à appréhender, elle ne l’aurait pas tant étudiée à Dublin. Elle serait passé à autre chose comme les langues étrangères ou la littérature. Elle écouta la suite du laïus avec le même sourire calme, tranquille et poli.

« Je vais vous décevoir. » ce qui ne semblait pas l’ennuyer plus que ça, même si elle n’en tirait aucune joie. « Je ne suis pas, personnellement, à la recherche de l’épanouissement de mon prochain. Ce n’est pas que cela m’indiffère mais j’ai d’autres priorités. Je ne peux pas m’occuper de tous, je n’en suis pas capable alors je concentre mes efforts sur des objectifs plus ciblés, plus réalisables et je laisse le bien-être à ceux qui ont plus de cœur ou d’empathie que moi. » Oui, elle était facilement froide – désintéressée était le mot juste – et élitiste. Elle savait parfaitement que son maintien, sa démarche, et même ses choix de mots trahissaient la « pureté » de ses origines. Elle s’en fichait. Elle n’était pas là non plus pour être aimée. Elle était là pour pousser son frère dans la voie de la grandeur et l’aider à survivre à la guerre. S’ils pouvaient, au passage, égratigner l’ennemi alors c’était un plus. Les autres, à part pour noter des informations, utiliser leurs compétences ou encore s’en servir de bouclier, elle ne s’en souciait pas. Elle n’irait pas leur chercher des noises, elle pouvait même, à l’occasion, aider ou réagir pour autrui en cas de besoin, mais cela s’arrêtait là. Ils n’étaient pas ses amis, ils n’étaient pas ses proches, ils n’étaient pas son jumeau. « J’ai lu quelque part qu’un altruiste, au fond, cherchait toujours à sauver quelqu’un de précis dans chacun inconnu qu’il réussissait à sauvegarder. Vous me confirmez ? »

Je l'écoute parler et nous exprimons les mêmes idées, de manière différente. Elle ne s'est pas mal exprimée. Je tâchais juste d'appréhender ses réactions. Mais je ne fais aucune remarque à ce propos. D'ailleurs, je ne surenchéris pas sur ses dires. Je n'ai pas envie d'aborder le sujet de la pureté du sang. Pas pour le moment. Je sais à quel point ça peut être sensible pour certains, et j'ai déjà vu des tensions naître dans un groupe parce qu'un sang pur se mêlait à la résistance. Je trouve triste de voir les rejets qui naissent à cause de la situation actuelle, même entre les personnes qui ont les mêmes opinions et les mêmes objectifs sont méfiants et mauvais entre eux.

Alors je me contente de conserver ce sourire mystérieux, et je ne réponds pas non plus réellement à la seconde partie de son explication. Il y a un détail qui a attiré mon attention davantage que le reste, et sur lequel j'ai très envie de revenir. Parce qu'il veut dire beaucoup à mes yeux, et que je suis particulièrement intriguée par la réponse qu'elle pourrait m'offrir à ce propos. Parce que même son silence à ce propos sera parlant. Parce que le simple fait qu'elle l'ait formulé oralement veut déjà dire beaucoup, à mon sens.

- Pourquoi serais-je déçue ?

Oui, pourquoi serai-je déçue ? Il est évident que ce dont je parle me concerne moi personnellement, et ce que je veux bien dévoiler de moi. Mon désir d'accompagner les jeunes gens et les moins jeunes également dans un cheminement complexe, qui mène sur leur voie, n'appartient qu'à moi. Son destin à elle est autre, et d'ailleurs, personne n'a vraiment la même destinée, même lorsque deux d'entre elles se recoupent sur certains aspects.

Cependant, je réfléchis un instant à sa dernière question. Elle est complexe et la réponse que je pourrais ou devrais lui offrir nécessiterait de s'y pencher pendant des heures entières. Je suis pas sûre qu'elle ait le temps ou l'envie pour m'écouter parler aussi longtemps, et m'épancher sur ce genre de sujet sensible.

- Il est bien plus difficile de répondre à cette question qu'il n'y parait. Je me contenterai donc déjà de te demander si tu considères réellement que je suis quelqu'un d'altruiste, et si oui, quelle définition est-ce que tu donnes à ce terme.

Oh. Bien joué. Le visage d’Aubépine s’éclaira une seconde d’une lueur d’intelligence lorsqu’elle comprit ce qu’avait relevé son aînée. En effet. Elle venait de se découvrir sur cette simple phrase. Trois mots qui pouvaient en dire beaucoup. Sans vraiment s’en rendre compte, elle salua d’un hochement de tête le talent de la femme qui devrait leur enseigner les bases de sa nouvelle spécialité. Les Professeur…pardon, les Instructeurs semblaient avoir été choisis pour leur intelligence acérée et la jeune femme aimait ça. Trop longtemps elle avait du traîner avec des universitaires qui étaient doués dans leurs domaines, certes, mais trop modelés par la société pour être vraiment malins. En vérité, Aubépine craignait souvent de décevoir l’Autorité. Parce que LE décevoir c’était risquer que Sycomore se fasse frapper. C’était recevoir des mots qui blessent. C’était être puni et elle n’aimait pas cette sensation de profonde impuissance alors que d’autres payaient ses erreurs. Mais Il n’était pas là. Elle le savait pourtant. Et celui qui s’en prendrait à son frère sans raison valable, quel que soit son statut, aurait une bien mauvaise surprise. Une seconde, la détermination chassa la surprise et l’admiration. Puis elle cilla et tout redevint normal.

« Parce que vous semblez avoir foi en ma génération. Je n’en suis pas une bonne représentante mais je… » je crains n’aurait pas été dans ce contexte, parce qu’elle n’en avait pas peur per se et que Morrigan était capable de relever cette approximation. « ne pense pas que nous soyons aussi altruistes que vous semblez le penser. Même ceux qui ont choisi de quitter leur monde d’avant pour venir ici. » Elle avait des motifs égoistes, égocentrés. Elle pensait que la plupart des autres en avaient aussi. Pas les même, mais les millénials n’étaient pas connus pour leur ouverture vers les autres générations. Ceux qu’ils considéraient comme responsable de tout ce gâchis. Enfin, ils n’étaient pas encore nombreux et la fée se ferait probablement son opinion toute seule. Elle haussa les épaules.

« Je ne vous connais pas assez pour avoir une opinion sur vous et n’irait certainement pas vous juger à partir de quelques minutes de discussion à l’aube. Cependant, force est de constater que l’autre prend une part prépondérante dans votre discours. De là à savoir si vous en inquiétez réellement ou l’utilisez pour cacher ce que vous êtes vous-même…je ne sais pas. » Elle-même ne s’intéressait aux gens que d’un point de vue sociologique ou géopolitique. Des pions sur un plateau, comme les innombrables jeux de stratégie qu’elle pratiquait avec son frère. « Pour moi, l’altruisme, le vrai, consiste a faire naturellement passer l’autre – dans son sens large – avant ses propres besoins. Il ne s’agit pas que d’un autre, cela c’est de l’amour mais des autres. Vouloir les comprendre, les guider, les soigner, les voir grandir, et trouver dans cela un plaisir personnel. » Alors qu’elle-même ne leur donnait qu’une indifférence polie, au mieux. Peu importaient « les autres », seul Sycomore comptait.

Elle s'arrête un moment, et je peux lire la surprise sur son regard. Il n'est pas difficile de relever des indices, très subtiles parfois, qui percent dans le discours de ceux que l'on sait écouter. Savoir parler, c'est une chose. Savoir entendre et écouter, c'en est une autre. C'est d'ailleurs l'une des premières leçons que je dispenserai aux enrôlés qui suivront mon cours. Savoir se taire, c'est avant tout savoir parler. Savoir parler, c'est un art qui prend des années à se maîtriser. C'est être conscient des mots que l'on utilise, être conscient de ses tournures de phrases, mais aussi de tout ce que l'on souhaite dire ou taire.

Je l'écoute donc me répondre, faire attention à ses mots, les chercher avec plus de soins. Je ne m'enorgueillis pas, et mon expression ne change pas. Je n'éprouve aucune satisfaction particulière. Je fais simplement ce que je sais faire de mieux, et c'est très bien ainsi. Elle me parle des attentes qu'elle me prête, de ce que représente l'altruisme pour elle, de ce qu'elle pense de ma propre démarche. Je souris.

- En ce cas, nous pouvons penser que c'est plutôt une bonne chose, tu ne crois pas ? N'y a-t-il pas davantage de chances que vous soyez efficaces et dévoués à la cause si vous le faites au moins en partie pour des causes plus personnelles ?  

Je me penche très légèrement en sa direction, et à mi-voix je souffle :

- Peut-être que finalement, être altruiste n'est pas si altruiste que ça.

Je suis curieuse de savoir quel sens elle va donner à cette phrase-ci. Elle pourrait paraître obscure, mais à mon sens, elle pourrait être très révélatrice. Je n'en dis pas davantage, restant totalement neutre sur mes propres pensées et sur mes opinions à ce sujet. Je ne fais pas non plus de commentaires quant à ce qu'elle pense de moi - ou les attributs qu'elle me prête. Il est vrai que comprendre les autres est mon travail depuis presque toujours. Pour le reste, nous verrons.

« Peut-être » répond-elle tranquillement, ayant retrouvé son calme sous son masque de poupée. Elle n’est pas assez altruiste pour se soucier de l’altruisme ou non de sa démarche. En réalité, elle se fiche de savoir dans quelle case on peut la mettre, quelle étiquette on va lui coller. Rentre dans le moule et modifie-le de l’intérieur lui avait appris Mère lors de leurs discussions secrètes, volées aux hommes de la famille. Et c’était ce qu’elle faisait, parce qu’elle aimait son frère, d’un amour qui était loin d’être corporel mais n’avait aucune limite. Elle avait décidé que ce serait lui, l’homme qu’elle ferait grandir depuis les ombres. Lui qui atteindrait un jour le but qu’ils s’étaient fixés tous les deux. Ils voulaient vivre. Survivre. Arrêter leur bourreau personnel, sauver leur génitrice qui avait pris tous les risques pour eux. Et, s’ils le pouvaient, arrêter d’autres monstres, d’autres bourreaux pour que d’autres ne supportent pas ce qu’ils avaient vécu. Pour que les ceintures ne servent plus qu’à retenir les pantalons. Elle hausse les épaules.

« Est-ce vraiment important de connaître les vraies motivations de chacun ? » En réalité, cela l’était. Pour savoir quelles étaient leurs faiblesses, parce que savoir c’était pouvoir, et pour les manipuler, également, à faire les choses non plus par devoir mais par nécessité. L’humain restait au final un animal qui était motivé par trois choses, survivre, prospérer et protéger l’espèce. Ces moteurs étaient puissants, animaux et parlaient au chat en elle. Si elle pouvait atteindre le chat en chacun de ses camarades, alors elle pourrait les pousser à faire ce qu’elle voulait. Alors elle aurait le vrai pouvoir. Et les motivations assumées, conscientes, étaient un jalon sur le chemin de ces…elle ne trouvait plus le mot anglais. De ces moteurs. La métaphore était bancale, tant pis. Ce qu’elle voulait savoir, cependant, avec une naïveté naturelle mais feinte, c’était à quel point Morrigan allait assumer la part de manipulation qu’il y avait en chacun d’entre eux et plus encore chez les officiers et les intelligences, ces deux spécialités qui se servaient des autres pour arriver à leurs fins. « Ou de se demander si ce que l’on fait est bien ou mal ? Est-ce bien de faire le mal pour une bonne cause ? On parlait tout à l’heure justement des limitations de ces deux termes, bon ou mauvais. Juste ou injuste. Quelque part, légal et illégal ont plus de sens car ils s’appuient sur des règles qui sont les même pour tous mais ce qui est légal n’est pas forcément bien ou juste. Ici, comme nous sommes sensés avoir tous plus ou moins le même objectif final, nous pourrions partir sur une base de bien et de mal communs mais, sincèrement, ce n’est pas ce qui me motive. J’ai passé l’étape de faire les choses pour être appréciée ou pour en retirer des félicitations ou encore pour être quelqu’un de bien…ou de mal. Je suis. C’est ainsi et cela continuera jusqu’à ce que je ne sois plus. C’est simple. Naturel. » sans complications d’humains.

Nous nous sommes arrêtées de marcher. Nous avons atteint les abords du lac, et c'est ici que nous discutons ensemble, tandis que le soleil pointe ses premiers rayons. Ils décorent l'eau calme d'un millier d'étincelles, qui n'attirent pas mon regard une seule seconde. Je suis focalisée sur Aubépine, sur sa façon de se mouvoir, ses expressions, ses intonations. Cependant, cela ne m'empêche pas d'éprouver un grand calme.

Ses questionnements sont intéressants, même si nous avons déjà abordé une partie de tout ça plus tôt. C'est le signe qu'elle réfléchit à ce que nous disons. Comme dans chaque rencontre, il y a aussi certainement une part d'elle qui me jauge, et qui essaie de savoir comment je me positionne dans notre monde et dans notre guerre.

- Ta question même me pousse à croire que tu connais déjà la réponse.

Peut-être que ma réponse va la décevoir. Ou peut-être qu'elle va comprendre où je souhaite en venir. C'est une jeune fille intelligente. Malgré notre rencontre très récente, ça me semble évident. On ne pose pas ces questions à quelqu'un si on pense que ses motivations profondes n'ont pas d'importance. On ne cherche pas à savoir pourquoi il agit. Parce que chercher à savoir quelque chose dont on n'a pas besoin est une perte de temps autant que d'énergie.

Il n'y a aucun changement dans mon attitude, et je la regarde toujours avec le même sourire doux et bienveillant. Je suis quasiment certaine qu'elle sera un bon élément. La petite incertitude qui reste est purement circonstancielle. On ne peut jamais prévoir entièrement les réactions des gens lorsqu'ils sont confrontés à des situations extrêmes, surtout lorsque c'est la première fois - mais même après. Même lorsque les situations se ressemblent, elles ne sont jamais totalement identiques. Il suffit parfois d'un détail pour que tout bascule. Une infime variation, un point sensible qui est atteint par mégarde, un petit rien...

- Je me permets cependant d'ajouter... Je ne crois pas qu'il y ait de vérité absolue quant au bien ou au mal. En partant du principe que nous avons tous un point de départ et un objectif fixé à atteindre, plusieurs cas de figures peuvent se présenter. Certains vont avoir besoin de se poser ces questions, et vont toujours faire en sorte d'utiliser des moyens qui vont leur paraître le plus juste possible pour atteindre leur but, peu importe le temps que ça peut leur prendre. D'autres vont privilégier une plus grande efficacité, ou une plus grande rapidité, et vont moins faire attention à l'éthique - bien qu'il soit tout à fait possible de penser que la fin justifie les moyens, et donc que si ton but te parait juste, les moyens employés le seront aussi. Par conséquent, tu es la seule qui devrait savoir ce qu'il en est vraiment pour toi.

Mon sourire s'étire un peu plus.

- Et je crois que tu détiens déjà ta réponse.

Elle sent le regard de son professeur sur elle. Pour la laisser en paix avec cette intrusion, la jeune femme pose le sien sur le lac que l’aube fait étinceler. Il n’a pas la couleur profonde de ceux de son pays natal, le bleu pur du Danube qui l’a bercée toute sa vie. Il est plus vert, plus sale, plus habité. Elle a envie de piquer une tête, de chasser les grenouilles qu’elle entend chanter. C’est à ça que sert l’aube, à chasser. La beauté et le calme de l’endroit ne l’endort pas vraiment. Si elle aime les beaux paysages, elle les préfère sauvages, escarpés. Ici, tout est policé, lissé, fait pour inspirer confiance et cela a tendance à la rendre nerveuse. Sans rien ajouter, elle laisse l’instructrice développer sa pensée, se retenant de hausser les épaules. Les gens et le bien. Et l’éthique. Et la justice. Elle ne cherche pas si loin. Elle fait ce qu’elle doit pour être en accord avec elle-même. Et pour que Sycomore survive. C’est tout ce qu’elle veut. Qu’il sorte vivant de cette guerre. Qu’il soit heureux. Qu’il rompe le cycle des mariages malheureux et que leurs descendants puissent se faire une vraie place dans le monde. C’est un but qui est. Animal et instinctif. Elle est en paix avec cette notion. Elle ne cherche pas à être meilleure que les autres et ne pense pas l’être. Sa froideur n’est pas de la hauteur, non. C’est de l’indifférence. Elle n’a pas besoin d’eux. Elle n’a besoin de personne, finalement que de son frère. Alors oui, elle aime discuter, écouter les avis des autres, comprendre les motivations des peuples. Elle a été élevée pour être une femme exemplaire. Et dans son milieu, c’est aussi une diplomate, quelqu’un qui sait pousser un homme, une femme, des hommes, des femmes, dans la direction nécessaire à la Famille. Elle détourne les yeux pour les poser sur la quadragénaire (ou quinca ? Elle n’a jamais été douée pour donner des âges aux gens) et lui fait un sourire chaleureux et poli. Un gentil sourire de gentille fille, intelligente et bien élevée.

« En effet et je vois que vous ne me donnerez pas la vôtre. Aussi je propose que nous changions de sujet. »

Mais sur quoi, là est la question. Doucement, elle tend les livres qu’elle portait à l’irlandaise pour la laisser s’installer.

« Si vous souhaitez que nous le fassions. Si vous préférez rester tranquille à lire, je n’aurais aucun souci à reprendre mes actvités du côté des serres. »

Et lire pour les plantes. Et cet homme qu’elle avait rencontré la veille et qui ne reviendra peut-être pas. D’un autre côté, discuter est toujours agréable. Elle fouille dans sa besace et tend également la dernière partie des livres. D’un coup, son épaule est plus légère. Oui, il existe des sorts pour alléger un sac mais vraiment, n’est-ce pas un peu de la triche ?

Mes réponses n'ont pas l'air de lui convenir, et je ne peux m'empêcher de me dire que c'est parfait ainsi. Je me contente d'un léger sourire doux, sans répondre à ce sujet. Je ne suis certainement pas ici pour donner mon avis ou influencer ceux qui le demandent. Je suis ici pour les aider à apprendre le secret. Quelle professeure serais-je si mes propres secrets étaient dévoilés ? J'en ai appris suffisamment sur la jeune femme pour me penser satisfaite. Elle aussi en sait bien assez pour savoir quel genre de professeure je vais être.

Les abords du lac sont toujours paisibles - quoi que ponctués d'un millier de sons provenant de la nature et des nombreuses créatures qui la peuple. Je reprends mes livres avec douceur, vérifiant que leurs couvertures sont toujours intactes et que leurs pages n'ont pas été cornées. Je les conserve contre moi sans cesser de sourire en la regardant.

- Tu m'as bien aidée, et je t'en remercie. Je ne voudrais pas abuser de ton temps si tu as autre chose à faire. Cependant, tenir une conversation avec quelqu'un m'est toujours extrêmement agréable, et je suis toujours disponible pour recevoir et écouter quelqu'un qui en aurait besoin.

J'insiste sur ce point. Je ne voudrais pas la laisser aller si elle a quoi que ce soit à me dire sur le sujet. Je veux être présente pour les enrôlés qui le souhaitent. Je veux qu'ils puissent avoir suffisamment confiance en moi pour s'ouvrir sur leurs problèmes sans risquer de les voir être dévoilés au grand jour. C'est à ceci que je voudrais être associée : une personne fiable à qui l'on peut parler sans craintes.

« Je vous en remercie. » La politesse, toujours. C’est le miel des peuples. Etre poli avec quelqu’un, qui ou quoi qu’il soit est toujours un bon moyen de le faire s’ouvrir. Cela ne coûte pas grand-chose. Des années d’entraînement ont rendu ces moments naturels. Elle arrive même à les penser et même une légilimens ne pourrait rien redire à ce genre de petites phrases. Elle soupire. « Je ne faisais rien de particulier, je lisais. J’aime l’aube. » C’est le moment de la chasse. « ainsi que le crépuscule. Ce sont des moments de transition et de passage, je les trouve apaisant. » Et le chat l’empêche de faire autre chose que de sortir, si possible de chasser. Il semble sans cesse affamé alors que l’on mange bien assez. Je pense qu’il partage sa gourmandise. Mais surtout, cela lui permet de s’isoler. Certes, le Domaine est bien moins peuplé qu’il ne le sera par la suite mais je ne suis pas très communautaire. Je hais le communisme de toutes les pores de ma peau. Cette idéologie a détruit mon peuple, l’a fait sombrer dans la pauvreté et la corruption. Parfois, je pense que les Russes ne sont pas fait pour une démocratie. Ils ne l’ont jamais connue. Des Tsars ils sont tombés dans la dictature et si, avant l’Avènement, les apparences étaient respectées, les résultats n’avaient rien de démocratique. Parfois, l’esprit de la jeune femme s’égare sur la reconstruction post-guerre. Elle remet une mèche derrière son oreille, regarde son professeur, une nouvelle question à l’esprit. Une qui pourrait lui en apprendre beaucoup sur son aînée et sur le Domaine en général.

« Je me demande. Si nous réussissons, si nous survivons à cette victoire, la plupart des gouvernements tomberont. Nous passerons d’une guerre politique et idéologique à des guerres civiles. Il faudra recréer les pays, redéfinir les frontières et les régimes politiques. Dans cette hypothèse, qui, à votre avis, devrait s’y mettre et pour instaurer quelle forme de gouvernement ? » Une question hautement hypothétique et pourtant profondément importante. Si le monde devait s’auto-détruire par trop de liberté, la victoire n’aurait mené à rien. Quant à la possibilité d’une défaite…elle est évidemment très probable. Seulement ils seront alors tous morts ou reconditionnés dans des camps de reproduction pour elle et son frère et là, plus rien n’aura d’importance. Au-delà des probabilités, ils ont tous ici fait un pari. Celui d’une victoire possible, d’un miracle.

Elle n’a pas besoin qu’on l’écoute. Elle préfère être celle qui le fait. Mais puisqu’elle propose, puisqu’il y a le temps, puisqu’il n’est jamais inutile d’apprendre à connaitre ceux que l’on sera obligés de cotoyer, elle veut en savoir plus. Elle ne s’en cache pas, ce serait prétentieux et stupide. Savoir ce que l’autre est prêt à partager ou non est tout aussi intéressant. Finalement, quand on y pense, diplomate et espionne ne sont pas des carrières très éloignées. Sy avait raison d’insister pour qu’ils choisissent ses spécialités même si elle se serait aussi bien vue Officier. Au moins, c’est elle qui prend les risques et son jumeau qui reste derrière à planifier. Il aura plus de chance de survivre.

Elle décide de rester un peu avec moi, et sa question, quoi que complexe, n'est pas dénuée d'intérêt. Ce ne sont pas tous les enrôlés qui s'intéresse de si prêt à la géopolitique, et là encore, ça signifie beaucoup de la part d'Aubépine. Beaucoup plus qu'elle ne veut en laisser paraître, assurément. Je souris toujours, alors que je m'assieds tranquillement sur les abords du lac.

- Tu es consciente qu'il faudrait plusieurs heures pour répondre correctement à cette question, n'est-ce pas.

Ce n'est pas une question que je lui renvoie. C'est une affirmation. Je sais qu'une jeune femme capable de poser une question de ce genre ne peut pas ignorer à quoi pourrait ressembler une réponse. Et encore moins une réponse qui vient d'une instructrice. Je pense qu'elle se doute que la plupart des instructeurs avait au moins un pied dans la résistance avant même la création du domaine - ou en tout cas, avant qu'ils n'y soient conviés.

- Il s'agit malheureusement d'un temps que nous ne possédons pas ; il faudrait, en outre, prendre en considération des facteurs qui sont trop éloignés de mon expertise personnelle.

Je souris toujours alors que je pose mes livres soigneusement à mes côtés.

- Vouloir refaire le monde est une idée incroyablement séduisante, à laquelle peu de personnes savent résister, c'est vrai. Je crois que beaucoup de personnes qui sont de notre côté du combat rêvent certainement d'un monde où personne n'a besoin de se battre pour exister, d'un monde où personne n'a besoin de se cacher pour être. Mais ce qui importe n'est ni ce que tu penses, ni même ce que je pense, mais ce que pense ceux qui auront le vrai pouvoir entre leurs mains - et ce qu'ils veulent en faire. Qu'est-ce que tu veux faire du pouvoir que tu as maintenant entre tes mains, Aubépine ?

Elle ne répond pas à la question. C’est dommage. Si elle est en effet consciente que cette question touche à beaucoup de sujets, elle aurait été curieuse d’entendre le point de vue de l’adulte sur la question et surtout de pouvoir noter les points qu’elle semblait vouloir privilégier puisqu’il était évident qu’on ne pouvait tout balayer en quelques minutes ni même quelques heures. Morrigan est avenante et elle sourit beaucoup. Elle semble abordable et pourtant elle ne révèle pas grand-chose, elle renvoie comme un miroir, pensant se protéger. Et, quelque part, cela marche bien mais une telle distance, même cachée, doit apporter beaucoup de solitude. En venant au Domaine, Aubépine a décidé de faire confiance. On lui a pris sa baguette mais on lui en a donné une autre. Ils sont coupés du monde. Ils ne contrôlent pas ce qu’ils mangent, ni ce qu’ils boivent. Ils ne sont pas encore conscients de ce qui les entourent. On les a séparés, elle et son frère même si, pour le moment, elle dort toujours dans ses bras. A un moment, l’on doit décider de se donner totalement ou de se perdre. Elle a décidé de donner. Un peu. Elle gardera toujours au fond d’elle ce qu’ils sont, son frère et elle, d’où ils viennent, leurs noms, leurs études, tout ce que la silhouette du rêve savait déjà.

« Cela dépend du maintenant en question. Là, tout de suite, je n’ai pas de pouvoir dans les mains. A peine celui de tout être humain de construire ou de détruire, de faire ou de défaire, d’être ou de se fondre. Je vous l’ai dit, je veux simplement vivre. Etre moi-même. » Au détriment ou non d’autrui, cela ne l’intéressait guère. La seule chose plus importante que sa propre réalité était l’avenir de son double d’âme. Tant qu’il vivrait, elle aussi, quelque part. Quant au reste… il était impossible de changer un pouvoir sans se battre et il n’y aurait jamais de société parfaitement égalitaire, sans discrimination. Elle avait vécu le communisme. Elle avait vu cette utopie débile se désagréger sous ses pieds. L’égalité. Le pouvoir. Des illusions. Le pouvoir, de toute façon irait à ceux qui ont défait celui en place, c’était évident. Ou a des dictateurs utilisant des failles dans les systèmes et leur charisme pour se faufiler au premier plan. Il fallait choisir les premiers et éliminer les seconds. Une bonne monarchie se passait de dictature.

« Je pense que refaire le monde est un passage par lequel nous passons tous, quelle que soit notre génération ou notre époque et tous nous essayons, je suppose, à nos niveaux et selon nos croyances jusqu’à ce que l’expérience, la vie, ou que sais-je ne se charge de nous faire oublier les utopies pour nous concentrer sur le quotidien et la construction à notre échelle de notre propre avenir. C’est ce qui me questionne. Qu’est ce qui a fait pour que vous, les instructeurs, ayez toujours cette étincelle en vous, malgré tout ce qui a pu vous arriver avant votre venu au Domaine ? Comment avez-vous réussi à surpasser la vie ? »