La chaleur augmentant, elle puise dans son froid intérieur, dans les souvenirs des hivers dans la toundra quand sortir sans gant voulait dire perdre ses doigts. Elle s’enveloppe du froid qui brûle, celui qui pique et qui endort, dans l’espoir d’assoupir la chaleur qui la recouvre. La glace fond, elle en a d’autre. Toute cette neige qui recouvre son cœur, toute la violence qui est en elle, qu’elle tient de Lui, qu’elle refuse d’habitude de faire sortir, parce qu’elle a peur. Peur de blesser l’autre inutilement, peur de se perdre dans cette colère, peur de devenir Lui, d’être ce qu’elle s’est décidée à combattre. Elle Lui ressemble, elle le sait. Bien plus que le bête physique dans lequel son frère se reconnaît. Ils sont pareil, Père et elle. La même absence totale de commisération pour autrui ou pour soi-même par rapport à la Cause. La seule différence c’est qu’ils n’ont pas la même. Bloquée ? Elle ? Elle a envie de rire à la voix. En l’empêchant de reculer, elle ne fait que l’obliger à aller devant.

Quand on ne peut pas reculer, on attaque. Fait le chat qui est elle. Elle ne peut qu’acquiescer. Ils ne sont qu’un et ont la même vision de la vie. Comment attaquer cependant. La chaleur fait fondre la glace de plus en plus vite et elle n’a pas le temps de la remettre à chaque fois. Le temps est compté. Et là, c’est comme si une autre volonté avait pris possession d’elle.

Une ombre derrière elle naquit. Elle était sombre, encapuchonnée, immense avec une voix d’homme comme un tonnerre qui gronde, emplissant tout l’espace.

« Inutile ! tu es inutile ! Tu n’aurais pas dû naitre ! A cause de toi, ton frère est faible. A cause de toi, ta mère est morte. Tu es un poison, qui grignote une vie qui ne t’appartient pas. Cancer ! Erreur ! Même pas capable d’être juste jolie ! Tu aurais du mourir à la naissance ! Tu aurais du ne pas naître ! Traitresse ! C’est de ta faute ! Tout est de ta faute ! »

Chaque mot était un coup, chaque coup, d’une violence inouïe rebondissait autour d’elle, sur le dôme, sur le sol, partout. Eruption de colère, de haine et de violence non maîtrisée. Rage intense, profonde. Ouragan d’injustice, de rébellion, de fierté. Tsunami de mépris. Vingt ans de souvenirs d’insultes, de manipulation mentale, de violence sur les autres, de culpabilisation. Vingt-cinq ans de haine silencieuse, de colère prudemment rentrée, d’une violence qu’elle n’assumait pas et qu’elle refoulait au fond d’elle-même pour ne pas y penser, ne pas se faire peur.

Avait-elle réussi à ouvrir une brèche ? Toujours était-il qu’un vent puissant la renvoya dans son propre corps, son esprit toujours en proie à Son ombre. Elle ne cria pas. C’était interdit. Elle ne pleura pas. C’était interdit. Elle serra les poings jusqu’à ce que du sang pointe de sa paume, se mordant l’intérieur de la joue, provoquant la douleur physique pour éloigner le fantôme mental. Le goût métallique de sa propre blessure l’aida. Elle ferma les yeux. Inspira. Laissant reculer, vague après vague, l’Ennemi qui était elle. Elle tremblait. Le savait. Décida de ne pas s’en soucier.

« Si vous aviez un verre d’eau, Professeur, je vous en serais reconnaissante. » Malgré tout, elle avait réussi à garder le contrôle de sa voix, de ses inflexions polies de petite fille sage. Car ce qu’elle avait appris avant tout, avec Lui, c’était à dissimuler.

Morrigan l'observe avec toute l'attention du monde. Savoir regarder, c'est apprendre à connaître, et la connaissance est la clé de voûte de son travail. Ce qui l'a toujours sauvée. Ce qui l'a maintenue hors des flots lorsque les ouragans s'abattaient sur elle, l'un après l'autre. Encore et encore, lorsqu'elle luttait contre les vagues qui valsaient non pas avec mais contre elle, pour l'emporter finalement dans les profondeurs abyssales. Elle qui finissait toujours par refaire surface. Increvable. Tuez-la mille fois, elle se relèvera mille-et-une fois. Encore.

Mais pour cette fois, ce n'est pas sa vie qui est en jeu. Il y aurait bien sa réputation, mais elle n'y porte aucun intérêt. Il n'y a aucune prétention dans ses actes et le bagage qu'elle porte. Aucune prétention non plus dans ses capacités, son vécu, ses victoires ou ses défaites. Ce n'est pas l'avis d'Aubépine qui l'importe. C'est sa survie. Comme pour donner une seconde existence à cette force qu'elle a en elle, trop lisse pour être saine. Une force qui a été sculptée par les coups, Morrigan le voit dans le regard d'Aubépine.

Oh, il est certain qu'elle se cache merveilleusement bien. Prodigieusement, même. Elle n'est pas débutante en la matière. Mais le travail de Morrigan consiste à voir les failles de ces personnes, aussi bonnes soient-elles pour dissimuler ce qu'elles gardent enfoui en elles. Alors Morrigan creuse et sculpte de son regard de glace, s'appropriant ce qui ne lui appartient pas, sans pour autant faire une quelconque remarque. Elle garde le silence et avec lui leurs secrets - les siens, nombreux, et ceux d'Aubépine.

Morrigan la voit lutter contre des fantômes et contre elle-même. Elle aime ce courage, cette détermination, cet éclat qu'elle perçoit derrière l'attitude détachée - presque austère - d'Aubépine. Et Morrigan se tait toujours. Ce n'est pas toujours en parlant que l'on gagne ses combats. La professeure est désormais accroupie, les bras enroulés autour de ses genoux pliés, le dos droit. Immobile, comme si elle pouvait demeurer dans cette position pendant des heures et des heures. Certainement qu'elle le pourrait.

Et lorsqu'Aubépine émerge de son cauchemar éveillé, Morrigan se tait toujours. Elle a un léger sourire aux lèvres, doux, compatissant, bienveillant. Rien de plus. Rien de moins. Aucune information ne filtre de son visage pâle. Aucune émotion autre, non plus. Ce n'est pas à elle de juger, ni de penser quoi que ce soit de ce qu'elle vient de voir. Elle n'est pas là pour ça. Ce serait une perte de temps. Et elle imagine que du temps, elle en manque déjà. Sa mission est d'apprendre le plus vite possible à des jeunes gens ce qu'elle a mis des années à assimiler. Des connaissances et des pratiques qu'elle perfectionne encore aujourd'hui.

Alors doucement, elle se relève, et d'un coup de baguette, elle amène jusqu'à elle un grand verre rempli d'eau fraîche. Avec douceur, elle le tend à Aubépine. Elle a à peine besoin de s'avancer tant l'espace dans lequel elles se trouvent est restreint. Elle laisse le temps qu'il faut à Aubépine pour qu'elle puisse reprendre ses esprits, et des couleurs. Alors seulement elle se permet de reprendre la parole.

- Nous avons suffisamment travailler pour aujourd'hui. Travailler jusqu'à épuisement ne fais pas partie des méthodes que je souhaite employer avec mes étudiants.

Morrigan sourit un peu plus fort, comme pour réchauffer l'ambiance glaciale de la pièce exigüe.

- Cependant, si tu as des questions ou que tu as besoin de parler sans que quoi que ce soit ne sorte jamais de cette pièce, alors je suis encore disponible pour toi.