Nuit noire et insomnies.

Les deux apparaissent souvent mains dans la mains. Quand le silence autour de lui se faisait trop oppressant, quand les souvenirs étaient trop présents, quand la lumière de la lune filtrant à travers les épais feuillages de la jungle lui manquait. Il savait qu’il ne pouvait se forcer à dormir, pas magiquement tout du moins. Bien qu’il les conseillait et les préparait pour ses patients, il s’était résigné à ne pas abuser des potions de sommeil qui rendaient l’esprit lourd et brumeux, sans rêves. Se connaissant trop, sachant que tout option d'échappatoire pouvait lui être fatale pour quelqu’un d’aussi farouchement contradictoire que lui. Loyal à ce combat qu’il pensait juste et nécessaire, mais également incroyablement indépendant intérieurement. Trop sans doute.

Il repoussa le drap qui le recouvrait, s’étirant avec un léger grognement. Inutile de rester allonger là à ne rien faire. Il pouvait lire, mais son esprit était trop emmêlé pour ça. Les questions s’y bousculaient déjà. Sur le pourquoi du comment de sa présence en ces lieux, surtout le comment puisque le pourquoi avait été assez simple, au final. Sur la magie qui avait permis de recréer cet endroit presque hors du temps, hors du monde. Sur la personne derrière ce projet qu’il n’avait pu cerner pendant le peu de temps qu’ils avaient passé à discuter - presque une journée entière, en réalité - mais qui tenait leur destin entre ses mains.

Enfin. Le destin d’un homme supposé mort n’avait plus vraiment d’importance, en réalité.

Il soupira alors qu’il se dirigea hors de sa chambre, parcourant les couloirs encore relativement vide. Les enrôlés dont il aurait la charge avait commencé à arriver peu à peu, mais les dortoirs étaient encore bien vide. Il avait croisé quelques uns de ses collègues - la plupart au moment même où leurs yeux s’ouvraient et leurs corps abîmés nécessitaient ses soins.

L’air frais sur son visage le fit sortir de ses pensées. Inconsciemment, ses pas l’avaient ramenés vers l’entrée du bâtiment. S’il continuait, les serres apparaîtraient bien rapidement, solution réconfortante et (pratiquement) routinière, mais il s’abstint. La plupart des plantes seraient endormies et il ne souhaitaient pas les déranger pour pallier à ses propres problèmes. Il pouvait rester là quelques instants et savourer la quiétude de la nuit, l’apparente solitude qu’elle lui offrait.

Les minutes s’écoulèrent. Peut-être même une heure, ou plus longtemps. Il s’était assis, adossé au mur du bâtiment, ses jambes longues et élancées étendues devant lui, vêtu d’une simple paire de pantalon confortable et d’une chemise en lin. Le ciel était sombre mais aucun nuage ne le couvrait. Il pouvait entendre à présent les sons des rapaces nocturnes alentours, le bruissement qu’ils provoquaient.

Il n’eut aucun mal à distinguer le bruit de pas allant plus ou moins dans sa direction. Sa baguette se retrouva presque immédiatement dans sa main, glissant depuis sa manche, son corps pivotant jusqu’à ce qu’il ait une vue claire sur l’individu qui s'apprêtait à le croiser.

Puis, ses yeux s’ajustèrent à l’obscurité et il reconnut la silhouette familière qui lui faisait face. Un sourire las tira ses traits.

“Je m’excuse pour mes manières désastreuses.” Il murmura en rabaissant sa baguette, s’excusant d’un léger signe de tête pour son reflexe. “Il semblerait que je sois plus oiseau du matin qu’hibou de nuit. Cette dernière me rend un tantinet grincheux.”

Ils avaient eu un réflexe similaire, mais les épaules de Lancelot s’étaient détendues dès qu’il avait reconnu la silouhette familière de Morrigan. Moins apprêtée que de jour, elle gardait cependant la même aura qu’il avait déjà perçu chez elle auparavant, calme et assurée, bienveillante, et cette singularité particulière qui dénotait par rapport à l’atmosphère parfois pesante du Domaine.

Si aucun d’entre eux ne pouvaient encore prétendre s’être complètement habitué aux lieux et à leurs situations, ni même se connaître d’une quelconque façon, Morrigan avait tout de même été une bouffée d’air frais au sein de l’équipe professorale, toujours charmante et enjouée. Même s’ils n’avaient encore jamais conversé, il n’avait pas de sentiments de méfiance trop accrus à son égard.

Il n’était d’ailleurs pas déçu de la voir apparaître ainsi devant lui au coeur de la nuit, simplement surpris par l’heure tardive qui ne l’avait pas fait attendre une compagnie quelconque. D’un geste du bras et un léger hochement de tête, il l’invita à se joindre à lui sur les marches qu’il occupait, agitant même sa baguette avant de la ranger afin de faire apparaître une sorte de couverture pour les couvrir et les rendre plus confortable, en bon gentleman qu’il était. « Sans aucun problème. Je n’étais pas occupé par grand chose et ta compagnie ne me dérange pas. » Lui dit-il, un léger sourire sur ses lèvres.

« Courte nuit? » Il demanda ensuite, la question assez évidente au vu de l’heure et de sa présence ici, mais assez ouverte pour qu’elle puisse éviter d’y répondre franchement si elle le souhaitait. Il n’insisterait pas si elle lui racontait un mensonge ou autre histoire sans importance. Les problèmes de sommeil était, de manière assez banale, presque une habitude au sein d’une guerre comme celle qu’ils vivaient, chose qu’il ne savait que trop bien en tant que médicomage.

Je suis contente qu'il accepte ma présence. Non pas que je pensais spécialement tomber sur quelqu'un et discuter à de pareilles heures, mais je ne dis jamais non à un moment comme ça. Ce serait gâcher des occasions d'en apprendre davantage sur les autres, mais aussi d'apprendre. Parce que les autres ont toujours beaucoup à nous apprendre. Lancelot, par exemple, a une richesse incroyable en ce qui concerne les plantes et les soins. Je connais certaines plantes, mais je ne doute pas un instant que Lancelot sera à même de m'apprendre beaucoup sur ce domaine-ci, et peut-être de m'ouvrir de nouveaux horizons pour enseigner ma spécialité. En plus, je pense que je vais souvent lui donner du travail, que ce soit avec mes enrôlés ou avec moi-même. Je lui demanderais de me pardonner par avance, lorsque l'occasion se présentera.

En attendant, je prends élégamment place à côté de lui, touchée par le petit geste qu'il a fait pour ne pas que je sois trop inconfortablement installée. Ce n'est pas comme si ça pouvait me déranger d'une quelconque façon, mais je ne lui ferai pas remarquer. Je me contente d'apprécier le geste et la gentillesse qu'il y a derrière. Et puis, je suis bien contente de pouvoir enfin discuter avec lui, et peut-être apprendre un peu à le connaître ! J'ai regretté de ne pas avoir pu le faire davantage auparavant, même si ça ne fait que peu de jours que je suis ici, finalement.

- Ou peut-être longue journée. Mon cerveau n'a jamais aimé me laisser dormir en paix, mais j'aime la nuit. C'est souvent très calme, peut-être plus intime. Et je ne souffre pas du manque de sommeil, alors j'en profite.

J'aurais aimé dire que nous sommes tous perturbés par notre arrivée ici, mais finalement, je ne le suis pas tant que ça. Les deux seuls point qui peuvent éventuellement m'occuper l'esprit négativement sont les douleurs de mes articulations et de mon ventre fraîchement rafistolés, et le deuil de ma femme. Elle n'est pas morte, mais moi si, et je sais que dans ces conditions, les chances pour que je la retrouve un jour sont minimes - pour ne pas dire inexistantes. Je souris à mon collègue en le regardant.

- Est-ce que je peux à mon tour demander ce qu'un oiseau du matin fait sur les marches froides au beau milieu de la nuit ?

Du fait du poste et des responsabilités qu'il occupait, mais aussi par habitude, parce qu'en tant de guerres, observer son environnement et les personnes qui l'habitait était nécessaire, Lancelot avait noté certains détails sur ses collègues. Des banalités qui pouvaient éventuellement lui être utiles, un jour. La grâce de Morrigan s'était faufilée en haut de la liste pour des raisons qu'il ne pouvait expliquer. Sans doute un certain étonnement, trop habitué aux corps brisés, aux esprits fermés, à la noirceur de ce combat qui changeait les attitudes et la joie de vivre de chacun. Malgré le peu qu'il savait sur la jeune femme - si peu et pourtant assez, bien assez, au vu de l'état dans lequel il l'avait rencontré -, il avait une certaine admiration naissante pour elle.

"C'est une bonne chose que tu aies précisé ne pas trop en souffrir. J'ai la fâcheuse tendance à proposer des remèdes à tout-va, autrement." Dit-il avec une pointe d'humour et un léger sourire adressé à sa comparse. "Il semblerait que pourchasser les gens pour les forcer à faire ce que je ne fais pas moi-même n'est pas productif pour entretenir des relations saines."

Preuve en était de l'endroit où il se trouvait à présent, de la rapidité avec laquelle les potions de sommeil lui étaient venues à l'esprit, lui qui n'en prenait jamais malgré les cauchemars et les pensées noires. Il soupira, une de ses mains se massant brièvement la nuque avant de retomber nonchalamment sur les marches en pierre. "Je pense que je ne suis pas encore tout à fait habitué au Domaine. Tout est trop... Différent. L'air est plus froid et moins humide, les bruits sont plus ténus et parfois inexistants, justement, et même si je m'en plaignais beaucoup lorsque je dormais dans la jungle, je n'arrive pas à trouver le sommeil aujourd'hui."

Je suis heureuse de pouvoir passer ce moment avec Lancelot. Il fait bon, et par une heure pareille, nous sommes tous les deux assez disponibles pour pouvoir parler en toute simplicité, sans être pressés par le temps ou dérangés par d'autres. Je ris sincèrement à sa remarque, le trouvant profondément attendrissant en cet instant précis. Je comprends que sa manie de vouloir soigner à tout prix puisse être mal perçue par d'autres, mais personnellement, je pense juste que ça démontre une grande générosité et un altruisme absolument nécessaires pour bien faire son boulot de médicomage.

- Il est toujours plus simple de donner de bons conseils à d'autres que de les appliquer pour soi. Tu es très loin d'être le seul qui fonctionne ainsi, et finalement, tes intentions sont louables. Je n'hésiterai pas à te le dire, si jamais quelque chose me fait souffrir, ou à défaut, m'incommode.

Je ris encore avec une joie que je ne dissimule pas.

- Tu ne vas certainement pas aimer ça, mais généralement, quand je commence à avoir mal, c'est souvent déjà pénible à soigner. Je crois que tu n'as pas besoin que je te fasse un dessin, parce que tu ne dois pas avoir de très bons souvenirs de mon arrivée ici.

Je ne ris plus quand il me livre qu'il n'est pas habitué au domaine. Je souris cependant toujours, avec douceur cette fois. Je m'adapte rapidement aux nouveaux environnements, et j'ai déjà connu pire que ce domaine plein de verdure, d'espace et de calme. Ce n'est certainement pas moi qui risque de m'en plaindre, même si je peux comprendre que ce ne soit pas aussi simple pour tous. Je pose doucement ma main sur l'avant-bras de Lancelot.

- C'est très différent de l'endroit que tu connais, mais tu finiras par t'y faire. Laisse-toi le temps ! Pour une fois que nous ne devons pas agir en situation d'urgence absolue, profitons-en !

J'exerce une très légère pression sur son bras avant de le relâcher. Je sais que tout le monde n'apprécie pas ce genre de contacts physiques, même si j'ai tendance à en user de temps en temps. Je pose mes mains à plat sur la couverture qui recouvre les marches froides, et me penche légèrement en avant en observant l'étrange ciel qui est au-dessus de nous. Je ne reconnais pas les étoiles qui le composent, et ma première réaction est de m'en amuser.

- Cet endroit est étrange, mais pas désagréable, pour l'instant. Il est déroutant de ne pas reconnaître le ciel sous lequel on se trouve, mais j'apprécie d'avoir à nouveau tous mes membres. C'est quand même beaucoup plus pratique !

Le rire de Morrigan était inattendu mais pas incongru, assez à sa place dans cette nuit calme et silencieuse. Inhabituel. Il n’avait plus entendu quelqu’un rire de façon si spontanée, si franche, depuis longtemps. Habituellement, lorsque des rires saisissait les résistants qu’il avait côtoyé par le passé, ils étaient à peine murmurés par peur que quelque chose vienne les troubler. Par superstition, peut-être. Par respect pour les blessés, les morts, les malchanceux, les disparus. Être heureux ne durait jamais bien longtemps, et la guerre forçait tout le monde à minimiser ses éclats. Mais Morrigan semblait passer au travers de tout ça. Et Lancelot ne pût donc retenir son sourire en l’entendant, une pointe d’admiration pour cette bonne humeur qui ne semblait jamais faiblir.

“Et moi qui allait te féliciter d’être une patiente exemplaire.” Il feignit un soupir. “J’ai bien peur que la plupart des personnes présentes sur le Domaine, enrôlés comme instructeurs, me donneront du fil à retordre en matière de soins. Mais je suppose que c’est la raison pour laquelle j’ai été amenée ici, au final.”

Toujours le même fin sourire amusé et mystérieux dont il ne se départissait pas souvent pour accompagner ses propos, comme si même le sujet délicat de la santé des membres du Domaine n’était au final pas dénué d’une pointe d’humour. C’était sa façon à lui de répondre aux accents rieurs de Morrigan. Le contact physique qui s’en suit ne le trouble pas, sans doute parce que le mouvement est délibéré et pas menaçant pour un sous. Étrange, parce que peu de personnes s’était permise de l’approcher d’aussi près ces dernières années, mais pas quelque chose qui l’agace.

“Je n’arrive pas à déterminer si j’ai le mal du pays ou si l’absence de menace ou de conflit direct est encore trop nouveau pour moi.” Il admit après un temps, laissant sa tête se poser sur le pilonne derrière lui pouvoir pouvoir observer les étoiles étranges qu’il ne connaissait pas encore, devrait déjà connaître en ayant été le premier à arriver ici. “Tu as beaucoup voyagé? Tu sembles plutôt à l’aise avec le fait d’être dépaysée.” Il demande doucement, l’observant.

Le moment est agréable. Lancelot est un homme doux dont j'apprécie déjà la compagnie, et avec qui j'ai une sensation d'intimité très prononcée, certainement due à l'état dans lequel je lui suis arrivée. Que peut-il y avoir de plus intime que de voir une personne dans le plus vulnérable de ses états, morte et réduite en pièces ? En tout cas, je ne crois pas que beaucoup de personnes puissent se vanter de m'avoir vue ainsi ! Cette pensée m'amuse beaucoup, et d'ailleurs, l'amusement ne quitte plus mon regard, nourri par celui de mon collègue.

- J'ai bien peur de ne pas répondre aux critères de la patiente exemplaire, pardonne-moi. Je compenserai autrement, histoire que tu ne me détestes pas trop rapidement.

Je lui fais un clin d’œil qui aurait certainement eu plus d'impacts en plein jour, mais dont il faudra se contenter pour l'heure. Je ne crois pas qu'il m'en tiendra rigueur. Et sinon, qui puis-je ? Je redeviens un peu sérieuse lorsqu'il s'ouvre à moi sur ses hésitations, et je les prends très au sérieux. C'est souvent dans ses doutes, ses peurs et ses colères que l'être humain se dévoile le plus. En l'occurrence, pas dans le but de m'en servir contre lui, mais seulement pour m'aider à l'écouter et à lui répondre au mieux.

- Nous vivons beaucoup de nouveautés et de changements d'un coup. C'est normal qu'il faille du temps pour s'adapter. Et ce n'est pas si grave de ne pas savoir parfaitement ce que l'on ressent ni pourquoi. Beaucoup s'agacent lorsqu'ils ne comprennent pas une situation, alors qu'il suffit simplement de se laisser le temps, et d'être bienveillant avec soi-même. Tu te feras à tout ça, ou au moins, tu finiras par comprendre ce qui te met dans cet état.

Je lui souris à nouveau, malicieuse.

- Ou peut-être te contenteras-tu de l'accepter.

Je relève les yeux en direction du ciel, les jambes repliées contre ma poitrine, mes bras les enlaçant. Je laisse le temps au silence de s'installer avant de répondre à sa question.

- Je pense que ma capacité d'adaptation est moins liée aux déplacements que j'aurais pu faire dans ma vie qu'à mon activité professionnelle qui exigeait que je me sente naturellement à l'aise où que je sois.

Je ferme les yeux un instant, le sourire toujours aux lèvres, laissant l'éclat céleste baigner ma peau nue. Lorsque je reprends la parole, ma voix est pleine d'humour.

- Par ailleurs, aussi loin que mes souvenirs remontent, je n'ai jamais été quelqu'un de très contrariant.

Le clien d'oeil le fait rire doucement. Ils semblaient tous les deux adeptes de ces gestes qui créent une atmosphère plus complice parfois, qui donnent au change pour sa part. Des sourires qui cachaient quelque chose et qui ne révèlaient rien ou presque, aussi. Lancelot ne le faisait pas de manière malicieuse, plutôt par habitude, parce que la guerre, parce que l'ennemi, même s'il avait toujours été du genre à ne pas se dévoiler trop vite. Pourtant, Morrigan saivait mettre en confiance. Par ces mots qui rassurent, par ces remarques qui n'étaient pas incisives, qui ne cherchaient pas à forcer quoi que ce soit. Il savait d'avance qu'elle ferait un bon élément rien que par cette empathie qu'elle semblait pouvoir accorder à tous. Il savait également qu'elle pouvait être redoutable; l'état dans lequel son corps était arrivé au Domaine et ce qu'elle avait dû endurer en était la preuve.

"Me connaissant, ça sera plutôt la deuxième option, oui. Contrairement à toi, je sais que je peux être une personne très contrariante. N'engageons pas un défi pour savoir qui risquerait d'en avoir marre de l'autre en premier, je pourrais gagner et tu t'en mordrais les doigts." Il sourit franchement, ce n'était pas quelque chose qu'il comptait cacher et surtout pas à ses collègues. Sa fierté, son intransigeance, ses attitudes pouvant être aussi froides que chaudes, sa méfiance s'affichant parfois trop franchement aussi, autant de caractéristiques qui feraient que ses collègues puissent ne pas apprécier sa présence dans cette communauté qu'ils seraient forcés de partager. Malgré tout, il savait aussi qu'il ne serait pas le seul dans ce cas.

Après cette journée enfermé à l'intérieur, l'air frais de la nuit lui faisait du bien. Sa posture était détendue alors qu'il ferma les yeux à son tour pour apprécier cette atmosphère paisible.

"Est-ce que cela te manque, du coup? Ton ancien travail?" Il demanda en premier. "Enfin, je suppose que forcément, le manque est là. La question serait plus adéquate de te demander ce qui te manque, vraiment."

Je n'ai jamais été quelqu'un de compétitif. Je suis têtue et j'aime atteindre mes objectifs, tout comme j'aime repousser mes limites. Cependant, je n'ai jamais été du genre à me comparer aux autres. Il y a déjà beaucoup à faire en me comparant simplement à moi, et j'ai conscience que les limites que je peux avoir sont très différentes de celles des autres. Chaque personne est unique, dans ses forces et ses faiblesses, dans ses désirs et ses démons. Défier quelqu'un pour lui prouver que l'on est meilleur que lui n'a, à mon sens, pas le moindre intérêt. Je souris donc à Lancelot, paisible.

- Entendu, je ne prendrais pas le risque de te défier !

Après tout, nous n'avons rien à nous prouver. Il est comme il est, et je suis comme je suis. Qu'il se dise contrariant ne m'inquiète pas le moins du monde. J'ai toujours su m'entendre avec les personnes qui m'entouraient, même celles avec les caractères les plus tempétueux. Il n'y a aucune raison que ce soit différent ici, alors même que le contexte nous pousse à être encore plus proche les uns des autres. C'est l'entraide qui va nous permettre de faire du travail de qualité. J'ai confiance en les talents de Lancelot, et je pense qu'il ne doute pas des miens. Que demander de plus ?

Inexorablement attiré, mon regard se tourne à nouveau en direction du ciel. Je prends une grande inspiration, nourrissant mes poumons de l'air frais de la nuit. Sa question ne me prend pas au dépourvu, mais je prends tout de même le temps de réfléchir à la réponse que je veux lui offrir. Est-ce que mon ancien travail me manque ? Oh, certainement. Et en même temps, l'enseignement est un domaine dans lequel je me plaît énormément, jusqu'à présent.

- A vrai dire, je ne sais pas réellement s'il me manque. Je dirais que je ne suis pas quelqu'un qui s'attache facilement à une situation. J'aime le changement et l'imprévu. Finalement, c'est ce qui me plaisait le plus dans mon travail ; le fait de devoir m'adapter à des situations sans cesse nouvelles, de devoir composer avec toutes les situations qui se présentaient devant moi - ça, et la sensation grisante de me sentir utile dans ce que je faisais. C'est, finalement, des aspects que je retrouve ici.

Je marque une pause, toujours souriante.

- Si, peut-être que l'adrénaline me manque. Ici, nous travaillons moins dans l'urgence, et le danger est moindre. J'aimais bien cet aspect-là de mon activité. Mais je ne sais pas si je suis si mécontente que cela d'avoir un peu de répit.

Un sourire fut tout ce qu'il trouva à réponse à l'exclamation de la jeune femme. Il était agréable de se rendre compte que ses collègues avaient passé l'âge de défier par défi et pouvaient entendre raison. Peut-être allait-il pouvoir se faire à la proximité déjà trop présente. L'air était frais, l'ambiance douce. La voix de la quadragénaire plaisante à l'oreille. Il appréciait qu'elle se donne la peine de développer, d'expliquer, de faire la conversation. Elle semblait accepter sans difficulté de se retrouver là, de changer totalement d'activité.

Le silence s'installa et il ne désira pas le rompre. Il repensa à la jungle, à ces moments où il avait été seul avec Circa, ou quasi. Si quelque chose devait lui manquer plus que le reste, ce serait probablement cette tranquillité. Il n'avait pas hâte de voir arriver les enrôlés. Quant aux urgences, l'état dans lequel débarquaient les collègues lui donnait toute l'adrénaline dont il pouvait avoir besoin. Au moins, il ne soignait pas les rhumes et autres échardes. Pour le moment. La réalisation qu'il allait aussi devoir faire le quotidien le frappa d'un coup. Il se redressa un peu, ouvrant les yeux.

"N'as-tu pas peur qu'il soit plus difficile de pratiquer ton art sans urgence, sur des innocents, en quelque sorte ?"

Il ne la jugerait pas, quelle que soit sa réponse. Ce n'était pas dans ses habitudes. Il avait fait tellement pire. Mais il se disait qu'il fallait bien relancer la conversation et puisqu'elle semblait disposée à parler d'elle, c'était toujours quelque chose. Son regard se perdit dans les étoiles, différentes, dans le ciel. Il n'était pas certain de s'y habituer un jour.

Je prends le temps de réfléchir à sa question, notamment parce qu'elle est très intéressante. Elle mériterait certainement des heures de réflexion profonde, quoi que la réponse instinctive me soit évidente. Je décide de la garder pour moi pour le moment, et de plutôt tourner mon regard en direction de mon collègue. Ma voix se fait plus sérieuse, quoi que toujours emplie de cette même douceur que certains qualifiaient de réconfortante, autrefois.

- Et toi, n'as-tu pas peur qu'il soit plus difficile de soigner des blessures sans importances et des maux sans gravités ?

La question est sincère, et j'attends sa réponse avec curiosité. Est-ce qu'il ne parait pas plus futile de faire des actes que l'on pourrait juger comme étant moins important, lorsque l'on a passé une partie de sa vie à n'être poussé que par l'urgence et les conditions extrêmes ? N'est-il pas plus difficile de s'adapter à des situations paisibles lorsque l'on ne sait plus dormir sur ses deux oreilles sans demeurer aux aguets ? Je ne le sais pas. J'imagine que je le saurais rapidement, à mesure que je m'habituerai à ma nouvelle vie. Ou peut-être ne m'y habituerais-je jamais. Ca non plus, je ne le sais pas.

- Je vais quand même essayer de répondre partiellement à ta question, plutôt que de me contenter de te renvoyer la balle. Je te dirais que je ne crois pas qu'il m'appartient de juger si les gens sont innocents ou coupables. Suis-je meilleure qu'un autre simplement parce que je fais du mal au nom de ma vérité et de ce en quoi je crois ? Au-dehors, mes adversaires aussi faisaient du mal au nom de leur vérité et de ce en quoi il croyait. Les enrôlés sont-ils plus innocents qu'eux ? Sommes-nous plus ou moins coupables parce que nous croyons et nous avons décidé de nous battre ?