Planté devant la porte de la salle de cours, Asphodèle se sentit particulièrement stupide. Il avait beau se répéter qu’il n’y avait aucune honte à demander de l’aide, il comprenait parfaitement que sa demande allait sans doute surprendre, voire agacer le professeur.

Il venait d’arriver ici depuis plusieurs jours, mais ses tentatives pour communiquer avaient souvent été maladroites et désastreuses. Et il fallait qu’il se rende à l’évidence : il avait besoin d’aide. Alors qui de mieux qu’un professeur de communication pour l’aider à mieux s’exprimer ?

Il souffla un bon coup pour se donner du courage, puis toqua à la porte. Après un instant, il tourna la poignée et entra.

Ouf. La salle de classe n’était pas fermée. Et re-ouf, le professeur était bien là. Seul, de surcroît. Il n’aurait donc pas à se ridiculiser devant d’autres personnes. Le jeune homme entra, s’approcha et leva timidement son regard vers celui qu’on appelait Soumaworo.

- Bonjour, professeur.

Bon, ça, c’était fait. Il avait parlé d’une manière assez hésitante, mais il n’avait ni bégayé ni avalé ses mots et il ne s’était même pas étranglé jusqu’à ce que sa voix se transforme en filet aigu comme il le faisait parfois.

La suite, il se la répétait en boucle depuis qu’il avait quitté sa chambre : « professeur, j’aurais besoin de votre aide pour améliorer mes compétences en communication. Voyez-vous pour être le plus performant possible, j’ai besoin de me faire des alliés sur qui je pourrais compter en mission. De plus, faisant partie de l’intelligence, j’estime qu’il est important de s’exprimer avec aisance. Pourriez-vous m’accorder quelques minutes de votre temps pour me donner des cours particuliers ? ». Il l’avait perfectionnée jusqu’à ce que cela paraisse le plus naturel possible. Avec une tirade comme cela, Soumaworo ne pourrait pas le repousser, n’est-ce pas ?

Il ouvrit la bouche, prêt à balancer son pitch tout propre tout prêt qu’il avait bien préparé et là, son regard se perdit dans les yeux du professeur. Tout à coup, il vacilla. Il se noya purement et simplement dans son regard, perdant toute sa confiance en lui. Il allait le déranger. Il devait être en train de le déranger. Pourquoi un éminent professeur voudrait perdre son temps avec quelqu’un comme lui ? Déstabilisé, Asphodèle finit par bredouiller :

- Je viens pour vous donner des cours de communication. Euh… non… pour que vous me donniez des cours de connimucation. Euh… Pour parler…

Et plus il essayait de se reprendre, plus la détresse transparaissait sur son visage et plus ses propos devenaient incohérents. Il finit par rester planté là, les bras ballants, l’air stupide, la bouche entrouverte comme un poisson hors de l’eau qui s’étouffe progressivement. Les secondes passèrent et il commença à virer au rouge pivoine. Quelle humiliation ! Quel abruti il faisait parfois ! Il devait passer pour un simple d’esprit ou le professeur allait finir par penser qu’il était venu se moquer de lui et lui faire perdre son temps.

Le jeune homme eut brusquement envie d’être un animage capable de se transformer en petite souris et de trouver un trou où se cacher… Il se tordit les mains, baissant son regard sur ses pieds en essayant tant bien que mal de ne pas s'effondrer devant lui. Manquerait plus que ça !

Cassiopeia avait percé son code le plus facile parmi ceux qu'il avait affichés aux murs de la salle de cours. Il lui fallait à présent le remplacer par un autre, du même niveau de difficulté. Soumaworo cherchait donc un moyen amusant de dissimuler le message "Soumaworo a battu Musashi aux échecs" dans un tableau qui passerait, aux yeux d'un profane, pour de la décoration. Ce message ne serait, de plus, techniquement pas un mensonge puisque s'il n'avait jamais battu Musashi lors d'une partie d'échecs, il avait en revanche accumulé plus d'échecs à ce jeu que le professeur de stratégie. Il testait, en griffonnant sur son parchemin, plusieurs procédés de stéganographie qui ressemblaient pour l'instant au genre de gribouillis que l'on pouvait produire en testant une nouvelle plume.

Absorbé par ses réflexions, il n'entendis pas qu'on frappait à sa porte. Cependant le "bonjour" qui lui était adressé le sortit de ses pensées. Il regarda celui qui venait lui rendre visite et sentit que ses yeux viraient au doré. Il voulut faire en sorte qu'ils reprennent leur couleur d'origine, mais décida au dernier moment qu'il les garderait ainsi. Son visiteur n'avait pas pu rater le changement de couleur de ses iris, les modifier à nouveau serait admettre qu'il s'est laissé surprendre. Et puis le doré était sa couleur préférée, après tout. Pourquoi vouloir la changer?

Oh, bonjour...Asphodèle, c'est bien ça?

Il se leva et tendit sa main en salutation à l'enrôlé de l'Intelligence, le nouvel arrivant de la brigade Zouwu. Celui qui marchait comme s'il dansait. Celui qui était à demi-vélane, comme Pivoine. Cette dernière ne semblait pas user de sa nature de demi-vélane dans le domaine, mais qu'en était-il d'Asphodèle? Il espérait ne pas devoir gérer de jeunes filles affolées devant ce grand blond élancé.

Le jeune homme lui bredouilla une question qui paraissait avoir peu de sens. Il était évident qu'il s'était mal exprimé et ne voulait pas simplement "apprendre à parler" mais plutôt apprendre à mieux s'exprimer justement, afin d'éviter ce genre de déboires. Si l'enrôlé n'avait pas pris cette teinte rouge vif - au point où Soumaworo soupçonna Asphodèle d'être en réalité Cassiopeia métamorphosée grâce à une potion de polynectar - il aurait répondu quelque chose comme "mais vous savez déjà parler puisque vous venez de me poser une question!" . Mais s'il se montrait trop retors d'emblée, il ferait fuir l'enrôlé pour de bon. Et il se considérait déjà comme un mauvais professeur, il était donc hors de question qu'il aggrave son cas en effrayant ses élèves.

J'imagine que vous ne voulez pas simplement apprendre à parler puisque vous le faites déjà, dit-il en souriant à Asphodèle. Vous avez besoin d'améliorer votre élocution peut-être? Ou avez vous un autre projet?

Il paraissait vouloir cacher son visage derrière ses longs cheveux lisses, typiques des contrées les plus froides d'Europe. Soumaworo estima le temps de cuisson de ce jeune homme avenant sous le Soleil du Sénégal à quelques minutes, tout au plus.

À sa plus grande surprise, Soumaworo ne s’énerva pas. Il ne le regarda même pas comme un parfait abruti. Et pourtant, il aurait pu, vu l’air affolé et l’incapacité d’Asphodèle à s’exprimer correctement.

Bon sang, elle était pourtant parfaite dans son esprit, sa question ! Il l’avait peaufinée jusqu’à ce qu’elle ressemble à quelque chose. Et puis, au dernier moment, c’était toujours la même chose. Il s’était perdu dans le bel éclat doré des yeux du professeur et sa langue était devenue lourde, épaisse, maladroite aussi. Elle s’était presque emmêlée sur elle-même et elle avait craché des syllabes dans le mauvais ordre. Au final, le message passé avait été complètement perverti.

Pivoine, Asphodèle hocha la tête lorsque le professeur lui demanda son nom de code. Il le considéra un instant et ses épaules s’arrondirent à la suite de ses paroles. Bin voyons, bien évidemment qu’il se moquait de lui ! Qui ne le ferait pas ?

Il baissa piteusement le regard et se mordit nerveusement la lèvre inférieure. Brusquement, il eut chaud et ressentit le besoin de s’asseoir. Il tira une chaise et voulut s’y poser, mais soit le meuble lui échappa soit il le rata tout simplement. Toujours fut-il qu’au lieu de rencontrer la surface dure du siège, il s’enfonça dans le vide. Ses yeux s’arrondirent sous la panique et son corps se mut de lui-même, poussant sur son talon en décrivant un arc de cercle. Dans une drôle de chorégraphie, étonnement plus gracieuse que maladroite, il réussit à s’asseoir correctement.
Quel idiot il faisait… Même pas foutu de s’installer normalement sur une chaise !

Il lâcha un soupir et se passa une main sur le visage.

- Mon pouvoir est cassé… finit-il par avouer.

Il se reprit aussitôt, se disant qu’il allait certainement se faire virer du Domaine avec un sort d’oubliette dans le meilleur des cas si l’un professeur commençait à douter de son efficacité.

- Enfin… Je n’arrive à communiquer qu’avec mon corps.

Assis sur sa chaise, son dos se raidit jusqu’à devenir droit. Ses cuisses se serrèrent comme s’il essayait de prendre le moins de place possible et, nerveusement, ses pieds se glissèrent en pointes. Il semblait être sur le point de s’effondrer et de s’enfuir en même temps.

- Le regard des autres me rend nerveux. Je n’arrive pas à… communiquer avec eux. Ma bouche, elle ne m’obéit pas. Les phrases sont toutes jolies et bien formulées dans ma tête, mais quand j’essaye de les prononcer, ça ne fonctionne pas.

Peut-être que Soumaworo lui dirait qu’il ne pourrait rien faire pour lui, qu’il lui fallait plutôt un psychologue. Peut-être qu’il lui dirait qu’il n’avait pas le temps avec ce genre de choses, mais Asphodèle avait besoin d’essayer. Il paraît qu’on appelle aussi la communication l’art oratoire. Si Asphodèle maîtrisait cet art, s’il parvenait à s’exprimer comme il dansait, peut-être qu’il pourrait mieux s’armer et être plus performant. Il était là pour apprendre, n’est-ce-pas ? Alors… Ne pourrait-il pas maîtriser l’art oratoire ?

- Est-ce que vous pouvez m’aider à… apprivoiser ma bouche ?

Son regard se posa dans le sien, franc, vif, rempli d’attentes aussi.

Soumaworo s'efforçait de garder une attitude aussi neutre que possible afin de ne pas vexer inutilement le jeune homme qui semblait avoir perdu la totalité de ses moyens. Cependant, il ne put s'empêcher de hausser un sourcil en voyant la manière curieuse dont il prenait place sur la chaise. Il lui semblait qu'Asphodèle avait été danseur classique. Les danseurs et danseuses qui avaient été formés à cet art si difficile étaient-ils donc tous  si épris de leur art qu'ils chorégraphiaient leur vie de tous les jours?

L'enrôlé avoua piteusement que son "pouvoir" était "cassé". Et avant que Soumaworo ne puisse demander des explications, il prétendit ne pouvoir communiquer qu'avec son corps. Et effectivement, ses postures étaient pour le moins expressives. Il avait d'abord eu l'air défait, abattu, puis s'était redressé comme pour se préparer à fuir au premier signe de danger. L'instructeur décida de prendre lui aussi une chaise et de s'asseoir devant l'enrôlé, afin de ne plus le regarder de haut. Là était une des bases de la diplomatie: savoir se mettre à la hauteur de son interlocuteur, sauf si la situation imposait un déséquilibre dans l'échange. Il n'avait aucun intérêt à imposer son statut d'instructeur, bien au contraire. Il écouta l'enrôlé décrire son problème, le regard toujours doré et les sourcils séparés par la petite ride qui se creusait lorsqu'il était attentif ou inquiet  

Le problème qu'Asphodèle décrivait semblait lié à un manque de confiance, ou simplement de l'angoisse. Soumaworo n'était pas psychologue, il n'était pas la personne qu'il fallait consulter pour ce genre de soucis. Cependant, les exercices qu'il pratiquait quotidiennement pour garder la maîtrise de sa métamorphomagie pouvaient s'appliquer à de la relaxation, et il avait entendu parler de thérapeutes utilisant ce type d'exercices pour guérir certaines phobies. Peut-être pouvait-il être utile à l'enrôlé?

Heureusement qu'il n'avait pas choisi de boire un café en travaillant! Si cela avait été le cas, la question que le jeune homme lui posa le lui aurait fait avaler de travers. "Apprivoiser sa bouche"? Avait-il seulement saisi le double sens possible de cette question?

Soumaworo cligna des yeux une fois, deux fois, trois fois. Entre chaque clignement, ses iris passèrent du doré au vert, du vert au bleu, du bleu au noir. Si l'enrôlé n'avait pas fait exprès de formuler sa demande de cette manière, alors il avait en effet bien besoin d'aide. Mais dans le cas contraire, qu'essayait-il de faire? Asphodèle était à demi vélane, essayait-il de le charmer à sa manière maladroite en utilisant son "pouvoir cassé" ? Si tel était le cas, cela serait inefficace contre lui, l'enrôlé aurait dû le savoir. A moins qu'un pouvoir altéré puisse agir sur n'importe qui? Il y avait des précédents à cela. Il se souvint notamment de Yeni, un étudiant Nigerian de Ouagadou qui avait raté son parfum aphrodisiaque et que le jeune Soumaworo avait brièvement trouvé plus que sympathique, le temps que les effluves du parfum raté se dissipent...

Eh bien, euh...
Il respira profondément et ses yeux reprirent leur couleur dorée.
Vous dites donc que vous construisez les phrases dans votre tête, mais que vous ne parvenez pas à les prononcer telles quelles car votre nervosité vous en empêche, c'est bien ça?

Soumaworo était un drôle d’homme, ne put-il s’empêcher de constater alors que le professeur était en train de buguer devant lui. Il s’était attendu à ce qu’un professeur en moyens de communication ne laisse pas autant passer d’émotions sur son visage. Asphodèle, d’ailleurs, fut incapable de les décrypter. Il fronça des sourcils en le fixant, les lèvres légèrement entrouvertes et exhala un soupir confus, à la brûlant et sucré comme une fleur au soleil.

Les yeux du professeur clignotaient. Il n’y avait pas d’autres mots pour qualifier ce qu’il se passait face à lui. Ils venaient de perdre leur jolie nuance dorée pour glisser au vert. Et au bleu. Et au noir. Chaque couleur illuminait le visage de Soumaworo d’une lueur différente et Asphodèle fut bien incapable d’affirmer quelle était sa préférée…

Que se passait-il ? Il ne fallait pas être un fin empathe pour comprendre que quelque chose avait perturbé le professeur et Asphodèle avait beau retourner encore et encore la question dans sa tête, il ne voyait pas bien ce qui aurait pu le troubler ainsi. Était-ce le fait qu’il lui demande de l’aide ? Ou que son pouvoir déraille un peu ? Peut-être était-il troublé par son sang de Vélane ? Asphodèle voyait parfois des hommes frémir lorsqu’il se rapprochait un peu trop d’eux. Pourtant, il n’avait même pas essayé de battre des cils et il n’avait pas saisi ses doigts afin de l’hypnotiser. Le jeune homme en vint à se demander s’il ne sentait pas tout simplement un peu trop fort. Malheureusement, vérifier son odeur corporelle alors que le professeur le fixait risquait d’être une tâche un peu trop délicate. Il avait pourtant pris sa douche le matin-même et il n’avait pas particulièrement sué depuis…

Soumaworo ouvrit enfin la bouche et bégaya. Puis, il prit une longue respiration avant que ses yeux ne reprennent leur couleur initiale. Dorée. Peut-être qu’il préférait celle-ci finalement, se dit Asphodèle. On aurait dit le soleil et elle illuminait la peau café clair du professeur.
Il ne put s’empêcher de remarquer son trouble. L’air expiré par Soumaworo avait été lourd, chargé d’une tension que le danseur ne connaissait que trop bien. Un petit pli apparut au coin de ses lèvres, mais il se garda bien de sourire. Pourtant, il ne put retenir ses yeux de se plisser un tout petit peu plus et de pétiller. Il… était mignon, ce professeur à essayer de se calmer de la sorte. Asphodèle ne devrait certainement pas penser ainsi d’un instructeur, surtout au vu des circonstances, mais… Il ne s’était clairement pas attendu à une telle réaction et il se sentit flatté. Une douce chaleur se répandit dans son être et calma son cœur.

Le professeur était aussi un être humain. Il était tangible. Assis face à lui, capable de se troubler aussi. Et… cela rassura Asphodèle qui sentit son rythme cardiaque se calmer. Le blond se rassit correctement sur sa chaise et ses épaules se redressèrent enfin. Il répondit aussitôt :

- Je… Oui, c’est ça. Je ne sais pas si c’est uniquement la nervosité…

Il aurait plutôt utilisé le mot « angoisse », mais il le tut et continua plutôt :

- Naître hybride dans un monde comme le nôtre, eh bien… Ça n’a pas été facile tous les jours. Mh… je ne veux pas dire que je suis le seul à avoir souffert, mais c’est simplement que ça a rendu plus difficile la communication avec les autres. Je sais que je suis censé être en sécurité ici et qu’on va tous travailler à rendre ce monde meilleur, mais… parfois… eh bien…

Ses doigts s’agrippèrent les uns aux autres et se serrèrent très forts. Il réprima un frisson glacé et reprit la parole avec difficulté, les yeux baissés sur ses pieds :

- Je perds mes moyens. C’est instinctif. Quand on me regarde dans les yeux, je perds le contrôle et ma langue trébuche. Alors, dans ces cas-là, les mots qui sortent de ma bouche ne sont plus les miens et j’ai comme des blancs. Je… Je suis censé travailler en équipe ici, mais si je n’arrive pas à me connecter aux autres, si je n’arrive pas à communiquer avec eux, eh bien… J’ai peur qu’on me considère comme inutile et qu’on me renvoie.

Et ça, il ne le supporterait pas.

Naître hybride revenait à grandir avec une sentence de mort. Soumaworo était bien placé pour le savoir, puisqu'il avait aidé les sbires de Nzinga à gérer les désagréments légaux qui empêchaient - non, ralentissaient - la localisation et l'interpellation d'hybrides. Il avait contribué au maintien d'une immense toile d'araignée faite pour les retenir. On avait réussi à le convaincre qu'il s'agissait de la sécurité des sorciers. Mais, petit à petit, chaque principe de ses anciens supérieurs s'était révélé mauvais. Alors, au fil des années, Soumaworo avait fini par douter de celui-là aussi. Les hybrides en tant que tels n'étaient pas dangereux, même si certains pouvaient l'être. Tout comme les sorciers, les animagi, les métamorphomages....

Pour la première fois, il se trouvait face à une des conséquences directes de ses actes passés: un demi-vélane brisé, qui avait perdu toute assurance ou sans doute n'avait jamais appris à la développer. Pas étonnant que Sagittarius le déteste autant! Tout ce qu'il avait fait par la suite, l'espionnage, les messages codés, avaient sauvé des gens mais n'avaient pas réparé le mal qui avait déjà été fait.

Si vous avez été convié ici, c'est que vous ne serez pas renvoyé de sitôt

C'était techniquement la vérité. A sa connaissance, le Domaine ne renvoyait personne. Mais il pouvait faire disparaître ses occupants...

Je crains d'être incapable de comprendre ce que vous vivez, n'étant pas hybride moi-même
C'était quelque chose que Seyna lui avait appris: toute l'empathie du monde n'était pas suffisante pour réellement voir quelque chose par les yeux d'un autre. C'était pour cela qu'elle voulait donner la parole à ceux qui n'avaient pas le droit de la faire entendre. Instinctivement, sa main droite se posa sur sa main gauche, celle qui portait son alliance.

Mais je peux peut-être aider pour d'autres choses. Vous dites que vos problèmes surviennent quand on vous regarde dans les yeux?

Asphodèle fixait ses propres pieds. Il refusait de croiser son regard, et sa démonstration de changement de couleur d'iris en rafale n'avait pas dû aider. Mais l'instructeur maintint sa respiration régulière et son apparence stable. Il avait compris depuis longtemps que la culpabilité n'était utile qu'enfermée à double tour dans un recoin obscur de son esprit. S'il la laissait s'exprimer, alors sa raison et son jugement en seraient affectés. Son esprit aborda la situation comme il abordait n'importe quel problème: éliminer les blocages un par un, en trouvant leur point faible. En l'occurrence, il y avait cette histoire de regard.

Je vais vous partager un conseil que j'ai entendu il y a longtemps, donné à quelqu'un qui n'aimait pas soutenir les regards non plus.
Cela serait peut-être dérisoire, mais autant essayer.
Lorsque vous voulez regarder quelqu'un, fixez votre regard sur son nez au lieu de ses yeux. Votre interlocuteur croira que vous regardez ses yeux alors qu'il n'en est rien. Voulez-vous essayer? Ce sera déjà un premier pas.
Il souriait doucement, mais ses sourcils formaient un V inversé au-dessus de ses yeux dorés.

Asphodèle releva son regard vers le professeur, alors que ce dernier le rassurait quant au fait qu’il ne serait certainement pas renvoyé du Domaine. Il ignorait si Soumaworo lui parlait ainsi pour l’aider à se détendre ou s’il était réellement sérieux. Il avait vu ce qu’il s’était passé au Bal, les allégations de traîtrises contre le professeur des moyens de communication également. Il avait décidé de ne pas y croire, car le Directeur lui avait semblé irrémédiablement et instinctivement détestable et qu’il avait été la source de ce chaos. Quand il avait appris que tout ceci n’était qu’un test, il ne s’était pas senti davantage rassuré…

Peut-être était-il naïf, mais le jeune homme avait du mal à croire que des adeptes de Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom aient été sélectionnés. Ce serait comme admettre que la petite voix qui l’avait contacté n’était pas infaillible et qu’elle avait choisi des personnes un peu au hasard. Asphodèle voulait se sentir spécial. Il voulait croire qu’il avait sa place ici. Qu’il pourrait changer les choses !

Il apprécia que le professeur ne cherche pas à se mettre à sa place. C’était comme reconnaître qu’effectivement, il avait souffert et qu’il avait le droit de le dire. Une vague de soulagement le prit, chaude et réconfortante, détendant son ventre. Alors, seulement, il s’assit dans le fond de sa chaise et prit une grande inspiration. Il se sentait en confiance. Soumaworo n’allait pas le rejeter violemment ou le remettre à sa place. Il pouvait se confier ici et peut-être se réparer petit à petit.

- Merci, souffla-t-il timidement.

Et il hocha la tête lorsque le professeur lui demanda si c’était bien le contact visuel qui le dérangeait. À vrai dire, ce n’était pas uniquement la cause de sa paralysie sociale. Il avait aussi du mal à affronter de nouvelles connaissances. En vérité, il ne savait pas vraiment quoi leur dire alors il se contentait généralement de les observer en répétant mille et une fois une phrase d’accroche qui ne sortaient jamais correctement.
Mais comme disait son père : petit à petit, l’oiseau fait son nid. Alors, commencer par vaincre sa peur du regard des autres pouvait déjà être un premier pas significatif.

- Regarder… le nez de mon interlocuteur ? répéta-t-il lentement, l’air surpris.

Ses yeux s’étaient écarquillé tout d’un coup. Mais quelle drôle d’idée que de fixer le nez de son interlocuteur ! Est-ce que l’autre n’allait vraiment pas s’en rendre compte s’il se mettait à loucher ?

Asphodèle battit des cils très vite. À plusieurs reprises, l’air un peu interloqué. Il finit par se dire que son professeur devait avoir une bonne raison de lui donner un conseil aussi incongru et qu’il ferait mieux de s’y essayer. Après tout… Qu’avait-il à perdre ? Il était seul dans cette salle de classe avec Soumaworo, sans aucun témoin. S’il se rendait ridicule, il n’y aurait que l’instructeur pour s’en souvenir !

Alors, il fronça des sourcils et se concentra sur le nez triangulaire de son professeur. Au début, bien évidemment, ce fut un peu évident. Puis, il se détendit et se rendit compte que si les yeux dorés de Soumaworo étaient effectivement toujours dans son champ de vision, sa vue se concentrait beaucoup moins sur eux. Il ne faisait plus attention à son expression faciale et il comprit que ce serait ainsi une manière pour lui d’effectivement se détendre.

- C’est vraiment saugrenu… Mais ça fonctionne ! s’extasia-t-il.

C’était vraiment incroyable. Un grand sourire éclaira son visage et durant une seconde, rien qu’une petite seconde, il éclipsa la lumière de la pièce alors que son pouvoir se réveillait en puissance.

- Merci, professeur !

Puis, son regard bleu glissa dans celui de Soumaworo. Et si son éclat se ternit un peu et que son expression se teinta de timidité, il parvint à soutenir ses jolis yeux. Parce que Soumaworo ne s’était pas moqué de lui. Parce qu’il l’avait aidé.

- Vous êtes un bon professeur. Peu importe ce que… le Directeur a dit. Moi, je crois en vous.

C’était un peu maladroit, un peu naïf aussi, mais c’était sa manière de le remercier et de lui montrer son soutien.

Soumaworo n'avait que rarement eu l'occasion de voir quelqu'un d'aussi timide qu'Asphodèle. A le voir ainsi cligner des yeux comme si on lui braquait une lanterne dans le visage, il se demanda si l'enrôlé n'était pas tout simplement trop timide pour pouvoir faire de réels progrès. Certaines personnes étaient très à l'aise avec les inconnus, d'autres moins, et d'autres ne pouvaient tout simplement pas s'en sortir dans les situations qui impliquaient des relations sociales. Cela ne signifiait pas qu'ils n'étaient bons à rien ou stupides comme on pouvait le dire parfois. Les gens ont juste des aptitudes différentes. Asphodèle en avait forcément, sinon il n'aurait jamais été recruté. Il lui suffirait de trouver les siennes et tout irait bien.

Puis le jeune homme parvint à soutenir son regard, ou plutôt à en donner l'illusion grâce à la technique qu'il venait de lui expliquer. Visiblement il n'avait pas cru que cela fonctionnerait! Sa réaction provoqua un petit rire amusé chez l'instructeur.

C'est ce que font de nombreuses personnes qui ont l'air très à l'aise pour parler en public. Il m'arrive de le faire moi-même lorsque je fais face à quelqu'un de très important. Et...
Quelque chose changea dans la pièce. Etait-ce la lumière? Etait-ce le son presque imperceptible d'un de ses dispositifs expérimentaux qui venait de cesser, révélant ainsi à quel point le calme réel était préférable au silence apparent mais tapissé d'un bruit de fond continu? Ou était-ce simplement Asphodèle qui paraissait plus calme et Soumaworo qui se voyait soulagé d'avoir pu l'aider? En tout cas, l'instructeur perdit, l'espace d'une seconde, le fil de sa pensée. Il n'y avait plus de guerre, plus d'enrôlés à préparer, plus de dispositifs sur lesquels travailler. Il n'y avait plus qu'un bonheur tel qu'il ne l'avait pas connu depuis longtemps, qui prenait la place de tout le reste. Et ce bonheur, il était lié à Asphodèle, assis en face de lui. Sans comprendre pourquoi, et sans s'en préoccuper, Soumaworo était simplement heureux qu'Asphodèle soit avec lui, et ne voulait pas qu'il s'en aille.

Mais quel que soit le phénomène qui venait de se produire, il ne dura que l'espace d'une seconde. Tout redevint normal, et Soumaworo retrouva ce qu'il voulait dire.
...vous seriez surpris du nombre de gens qui semblent très assurés mais ne le sont en réalité pas du tout

Que lui était-il arrivé? Il venait de regarder un enrôlé comme il lui arrivait, jadis, de regarder son épouse. Un homme, certes à l'allure androgyne, mais un homme tout de même. Mais quoi qui ait pu se passer, c'était terminé. Même si une légère réminiscence de cet état passager s'alluma brièvement alors qu'Asphodèle affirmait croire en lui, malgré ce que le Directeur avait pu dire.
C'est gentil

Il baissa les yeux et sourit, avant de reprendre son assurance et de se redresser.
J'ai toujours peur que les enrôlés s'imaginent que j'étais de mèche avec le Directeur. Mais je peux vous assurer que je n'avais pas prévu de me faire ligoter comme je l'ai été! Et j'espère que personne n'essaiera de le refaire
Il bougea ses épaules, comme pour se rassurer sur l'absence de cordes enserrant son corps.
Mais trêve de mauvais souvenirs! Y'a-t-il une situation en particulier où vous aimeriez pouvoir vous exprimer oralement avec aisance?

Asphodèle fut surpris d’entendre que de nombreuses personnes avaient recours à ce stratagème pour parler en public. Il ne savait pas vraiment pourquoi, mais il s’était toujours imaginé que les autres étaient tout simplement meilleurs pour communiquer. L’idée qu’il ne soit pas le seul à être intimidé lui fit un drôle d’effet. Ainsi, il existait donc des moyens pour surmonter sa timidité ?

Malgré lui, une lueur d’espoir se mit à briller fort dans ses yeux et son pouvoir s’éveilla sans même qu’il y fasse attention.

Il ne comprit donc pas la réaction de son professeur et s’imagina simplement qu’il venait de se perdre dans ses pensées. Après tout, comment pourrait-il ne serait-ce que songer faire de l’effet à un instructeur ?

Le blond sourit de plus belle et le remercia. À sa manière. Il rétorqua aussitôt :

- Loin de moi l’idée de critiquer le Directeur, mais je n’ai pas bien compris la nature de son test et ce qu’il essayait réellement de démontrer. Nous venons tous d’arriver ici et nous nous attendons certainement à ce que les gens qui nous entourent soient dignes de confiance. Quel est l’intérêt de briser ces relations alors que nous devons justement… travailler ensemble contre les forces du mal ?

Il sut qu’il devait sans doute paraître naïf en disant cela, mais il avait eu beau retourner encore et encore la situation du bal dans son esprit, il n’avait pas bien compris quelles pouvaient être les motivations du Directeur et en quoi son test était pertinent. Pourquoi rassembler une communauté prête à se battre pour mieux la diviser ?

- Oh… Euh…

Il baissa le regard, encore un peu gêné de demander de l’aide à Soumaworo et il finit par prendre une bonne inspiration pour lancer :

- Comment fait-on… Ou comment faites-vous pour aborder un inconnu ? De manière amicale, j’entends… C’est sans doute idiot, mais jusqu’à présent, mes seules rencontres sont plutôt le fruit du hasard. Je danse et on vient me féliciter ou on m’interpelle pour de l’aide… Mais je n’ai jamais vraiment réussi à aborder quelqu’un. Et j’imagine que je devrais le faire en mission, alors autant m’entraîner avec les autres enrôlés.

Il se mordilla nerveusement la lèvre inférieure.

- J’ai la phrase toute faite dans ma tête, mais est-ce que c’est suffisant ? Est-ce que c’est seulement moi ? J’ai peur de paraître idiot ou de déranger ou encore de me ridiculiser…

Asphodèle soupira. Les humains étaient si compliqués parfois…

Soumaworo ne put s'empêcher de sourire en entendant l'opinion d'Asphodèle sur le "test" orchestré par le Directeur. S'il l'idée que les enrôlés se montrent méfiants envers la hiérarchie le mettait mal à l'aise - les méfiances menaient aux dissensions, puis aux révoltes, et les révoltes sont le pire ennemi d'une armée - le fait d'entendre une analyse de la situation faisant écho à la sienne le soulageait. L'idée était peut-être de vous unir contre lui?
Il réalisa alors qu'il encourageait une discussion qui ne servait pas l'intérêt du Domaine. Il résolut alors d'y couper court, mais ne put s'empêcher d'exprimer son point de vue à sa manière détournée.
Mais comme le disait si bien ma mère: "si tu n'as rien de gentil à dire, ne dis rien". Je n'ai donc rien de plus à dire sur ce sujet.

Il était temps de se concentrer à nouveau sur la raison qui avait amené l'enrôlé dans son bureau. Alors il l'écouta, et remarqua qu'Asphodèle avait déjà baissé les yeux et adopté à nouveau une posture de défaite. Ce n'était pas surprenant: pour gagner en assurance lorsque l'on est aussi réservé, il faut du temps et du travail. Secrètement, l'instructeur souhaitait revoir ces yeux bleus à nouveau, juste pour voir si le trouble qu'il avait ressenti plus tôt était toujours présent. Tout aussi secrètement, il en avait peur.

Mais pour l'instant, il fallait comprendre ce qui bloquait Asphodèle à ce point. Pourquoi ne parvenait-il pas à simplement initier le contact avec quelqu'un d'autre? C'était quelque chose pour laquelle Soumaworo n'avait jamais eu de difficultés. Il disait avoir peur de se ridiculiser, mais comment le pourrait-il? Personne ne se ridiculisait simplement en parlant. Pour se ridiculiser, il fallait dire quelque chose de stupide. C'est alors qu'il se souvint de la formulation pour le moins ambiguë qu'avait employée Asphodèle pour lui demander de l'aide, celle qui l'avait tant surpris que ses yeux avaient décidé de faire n'importe quoi.

Donc ce qui vous effraie, c'est la réaction des autres? Eh bien...
Il réfléchit. Ce genre de problème était du domaine d'un spécialiste de la psychologie, ce qu'il n'était pas. Mais il n'était pas non plus sans ressources. Il chercha des situations semblables dans son passé, et en trouva quelques unes.
Quand je devais travailler avec des dirigeants politiques du temps où j'étais diplomate, il m'arrivait parfois de craindre des réactions aussi.
Les réactions des dignitaires avaient des conséquences autrement plus grave qu'un simple ridicule qui, comme chacun sait, ne tue pas. Mais il se garda de mentionner ce fait. Si les enjeux étaient différents, le principe restait le même.
Ce que je faisais était simple: avant le rendez-vous, j'essayais d'imaginer les pires scénarii possibles, les pires manières dont je pouvais tout faire capoter. Et je réfléchissais aux façons d'éviter cela, ou de réparer les dégâts si je ne pouvais empêcher qu'ils se produisent. Peut-être pourriez-vous faire de même?
Il pressentait qu'il lui fallait expliciter sa pensée. Il ajouta alors:
Par exemple: vous voulez aborder quelqu'un pour lui poser une question. Qu'est-ce qui peut arriver de pire selon vous?

L’idée de s’unir… contre le Directeur ? Le jeune homme fronça des sourcils devant cette hypothèse qu’il trouvait un peu douteuse. Pourquoi devraient-ils s’unir contre leur supérieur ? Le but n’était-il justement pas d’obéir à ses ordres ? Comment auraient-ils dû réellement réagir, en réalité ? Asphodèle eut l’impression qu’il n’y avait pas de bonnes réponses à ce test, qu’ils auraient eu tort peu importe leur réaction.

Un petit sourire amusé étira ses lèvres lorsque Soumaworo évoqua sa mère. Il se demanda si sa propre mère lui aurait dispensé ce genre de conseils s’il l’avait connue.

- Elle a l’air de donner de bons conseils, votre mère.

Il se mordilla la lèvre inférieure pour ne pas trop sourire parce qu’il comprenait désormais pourquoi Soumaworo était professeur en communication : il savait arrondir les angles sans heurter qui que ce soit, tout en faisant comprendre que la conversation était terminée. Et Asphodèle aurait bien aimé maîtriser l’art oratoire pour mener une joute avec le professeur et le surprendre.

Il écouta les conseils de l’instructeur en hochant la tête. Il comprenait parfaitement que la situation pouvait être d’autant plus grave lorsqu’on traitait avec des gens qui avaient des coutumes et des mœurs différentes des siennes.

Très sérieusement, il réfléchit aux questions de Soumaworo et finit par lâcher :

- J’imagine que… Je pourrais déjà être ignoré par mon interlocuteur. Ce qui serait humiliant.

Il leva un doigt.

- Être insulté pour mes origines ou jugé sans qu'on me laisse aucune chance.

Il en leva un second.

- Je pourrais peut-être insulter une personne sans m’en rendre compte parce que je pose une question trop personnelle ou que j’empiète sur ses croyances.

Un troisième doigt avait rejoint les autres. Il eut beau ensuite se creuser la tête, il ne voyait pas bien ce qui pourrait être une autre cause.

- Et avant d’aller à l’une de ces soirées, vous aviez assez étudié cette personne pour éviter ces faux-pas ? Donc vos approches ne sont pas aussi spontanées qu’elles le laissent paraître ?

Pour le coup, il avait bien relevé le regard vers Soumaworo et l’observait avec stupeur, les lèvres légèrement entrouvertes. Il ne s’était pas du tout attendu à cela. L’instructeur dégageait une sorte de charisme tranquille et on aurait dit que tout était facile, naturel pour lui, sans effort même. Se serait-il donc trompé ? Est-ce que les relations humaines reposaient sur davantage d’observation et de calculs que ce qu’il n’avait pensé ? Dans ce cas, il faudrait peut-être apprendre une méthode et il pourrait sembler paradoxalement… plus naturel ?

Soumaworo acquiesça à chacune des énumérations de l'enrôlé. Sans le réaliser, il avait adopté une posture de confident, légèrement penché en avant sur sa chaise, les mains nouées ensemble et posées sur l'espace de la chaise laissé libre entre ses jambes. Il pratiquait le type d'écoute qu'il avait appris dans le cadre de son ancienne profession, perfectionné par les quelques disputes de couple au cours desquelles sa défunte femme lui avait reproché de rester braqué sur ses idées. Avant de la connaître, il aurait jugé, certes en silence mais jugé tout de même, l'enrôlé qui semblait craindre les humiliations inoffensives. Mais elle avait fini par lui faire comprendre, en montrant comme exemples ses reportages, qu'il y avait toujours plusieurs points de vue pour chaque chose. Petit à petit, il avait ainsi appris à réserver son jugement. Il se demandait souvent quel genre d'homme il serait devenu s'il ne l'avait pas connue. Leur mariage avait été ce qu'il avait été, mais Seyna avait incontestablement fait de lui quelqu'un de meilleur.

Donc le coeur du problème, c'est la réaction de l'autre...

Il pencha la tête sur le côté, et regarda dans la direction opposée à celle de ses mains qui s'entortillaient alors qu'il réfléchissait. Il ne savait pas ce que c'était qu'être ignoré. Personne ne l'avait jamais ignoré, car on n'ignorait pas les fils de diplomates et encore moins s'ils étaient métamorphomages. Quant aux insultes et au jugement, il ne les avaient que peu subis, même si la condescendance de certains envoyés Européens frisaient parfois l'insulte. Insulter les autres par erreur, en revanche, il l'avait déjà fait. N'était-ce pas le cas de tout le monde? Son expérience se révélait bien peu utile pour aider Asphodèle. Soumaworo changea donc d'angle de réflexion, s'attaquant aux situations comme si elles étaient des nombres, des schémas d'arithmancie tout en abstraction...

...vous pourriez peut-être envisager ces situations comme des duels? Ou plutôt comme de la danse. Vous êtes danseur, il me semble? Quand vous avez appris à danser, vous avez certainement du répéter les mêmes mouvements jusqu'à trouver comment les perfectionner? Si vous craignez d'être ignoré, vous devriez vous confronter à cela autant que possible, même si cela vous fait peur. Il faudrait trouver un moyen de le faire aussi souvent que possible...J'ai bien quelques idées, mais il faut voir ce qui selon vous serait possible...

Il sourit lorsqu'Asphodèle lui affirma qu'il paraissait spontané. Et il secoua légèrement la tête.
Si, et non. J'ai commis de nombreux impairs étant plus jeunes, et chacun d'eux a été l'occasion d'apprendre quelque chose. J'ai aussi beaucoup étudié et rencontré de personnes différentes. La spontanéité que vous percevez vient d'années de pratique. Ce qui nous ramène à la danse! Vous dansez certainement de manière plus spontanée que moi, par exemple

Le souvenir de sa danse avec Jaguar au bal lui arracha un léger rire. Il doutait que la Colombienne ait trouvé sa manière de danser spontanée.

Je peux en revanche vous assurer une chose, poursuivit-il, joignant ses mains face à lui en deux arcs ne se touchant que du bout des doigts. Si l'on vous rejette à cause de vos origines sans même vous laisser la moindre chance, vous pourrez en parler à vos officiers. S'ils vous rejettent eux aussi, allez voir les instructeurs de votre brigade. Ils ne vous rejetteront pas.

S'il était certain de cela, il ajouta quand même:
Mais si, chose improbable, ils devaient vous ignorer eux aussi, alors venez me voir. Est-ce entendu?

Le jeune homme se sentit embarrassé lorsque Soumaworo pointa le fait que c’était surtout la réaction des autres qui l’effrayaient. Il avait l’impression d’être un enfant qui se cachait dans les jupons de sa maman. Il baissa piteusement le regard, mais comprit rapidement que l’instructeur n’allait pas le juger.

Au contraire, il était déjà en train de trouver des solutions.

Asphodèle releva le regard vers Soumaworo et ses yeux se mirent à briller, alors que ce dernier trouvait un lien avec la danse. Effectivement, il aimait danser. Et maintenant qu’il comprenait que les interactions humaines étaient plutôt une question de pratique, il avait l’impression que tout ceci n’était pas insurmontable. Comme la danse, il faudrait qu’il pratique. Comme la danse, il tomberait parfois et il risquerait de se blesser, mais il fallait qu’il garde espoir. Car après tout, il n’était plus à Durmstrang et les enrôlés agissaient tous dans un but commun. Alors… Tout devrait bien se passer, non ?

- Oh, merci, monsieur ! s’exclama Asphodèle en sentant son cœur bondir dans sa poitrine.

Il avait comme l’impression qu’on le libérait d’un poids. Alors donc, il s’agissait d’une question de pratique ! Il pourrait s’entraîner et peut-être que justement, le Domaine serait le meilleur endroit pour s’essayer aux moyens de communication avant de véritablement partir en mission.

Le demi-Vélane exultait tant que son corps sembla se nimber d’une lueur dorée. Il sourit et hocha vigoureusement la tête lorsque Soumaworo acheva de le rassurer en lui disant qu’il pourrait très bien se confier aux officiers ou encore aux instructeurs, même à lui-même !
Confiant et beaucoup plus à l’aise, Asphodèle lança :

- Je ne vais pas abuser davantage de votre générosité, mais sachez que vos précieux conseils m’ont beaucoup aidé.

Il posa une main sur son cœur, lâchant un petit soupir soulagé. C’était comme si un énorme poids venait de s’envoler de ses épaules.

- Est-ce que je pourrais bénéficier de vos conseils à nouveau ? Et profiter de votre présence ?

Asphodèle n’avait pas dit cela de manière malicieuse, il avait simplement apprécié la compagnie de son professeur et espérait pouvoir profiter à nouveau de ses conseils. Il se sentait plus confiant, mais il savait qu’il était encore loin d’être invulnérable et qu’il lui faudrait un peu plus de temps pour se sentir véritablement à l’aise avec les autres.
Cependant taquin, il ajouta :

- Sachez que si vous avez un jour besoin de plus de spontanéité en danse, je pourrais vous conseiller. Mon corps s'exprime mieux que mes lèvres, alors je saurais vous aider.

Bien évidemment encore une fois, il était absolument inconscient du double-sens de ses paroles.

Encore ce "monsieur", certes un peu mieux que ce "professeur" qu'on lui servait parfois mais qui le mettait tout aussi mal à l'aise! Qu'avait-il fait pour mériter des titres semblables? Cette sensation d'imposture était persistante depuis son arrivée dans ce domaine, où il avait appris successivement qu'il n'était pas mort et qu'il était désormais un instructeur. Mais, depuis le bal, ce sentiment avait pris de l'ampleur au point de le pousser à dévaliser la bibliothèque et à réduire son temps de sommeil afin de pouvoir les lire et trouver des moyens d'appliquer certaines des connaissances qu'ils renfermaient. Et l'idée de répondre "appelez moi Soumaworo" était encore plus grotesque. Pourquoi les instructeurs n'avaient-ils pas bénéficié de noms de codes issus de la nature, comme les enrôlés? Pourquoi ces noms de héros de légendes?

C'est normal, répondit-il simplement au remerciement d'Asphodèle. C'est ce que n'importe quel instructeur devrait...
Son coeur fit un bond dans sa poitrine au moment où ses yeux croisèrent le sourire de l'enrôlé. Il inspira, expira selon la manière rythmique qu'on lui avait enseignée afin de stabiliser son apparence.
...faire dans ce type de situations

Pourquoi le demi-vélane faisait-il un tel effet sur lui? Il avait déjà ressenti ce genre de choses, ces accélérations anarchiques du coeur, cette euphorie latente, cette envie irrationnelle qu'une personne reste près de nous encore un peu. Il connaissait tout cela, puisqu'il l'avait ressenti pour sa femme et quelques autres avant elle. Mais jamais pour des hommes. L'idée même qu'il puisse éprouver quoi que ce soit de plus que de la simple amitié pour un homme lui semblait grotesque. S'il avait eu ce genre de "tendances", il l'aurait su depuis longtemps! Non, quelque chose d'autre devait entrer en compte. Mais quoi?

Vous n'abusez en rien de ma générosité! Encore une fois, les instructeurs sont là pour ça
En ce moment précis, Soumaworo voulait qu'Asphodèle s'en aille, pour qu'il n'ait plus à gérer ces émotions qu'ils ne comprenait pas. Mais il voulait aussi qu'il reste, justement à cause desdites émotions. Intérieurement, il s'accablait de reproches pour sa conduite d'adolescent. N'avait-il pas passé l'âge depuis très longtemps de ce genre de sentiments contradictoires? Il avait plus de quarante ans, et Asphodèle ne paraissait pas en avoir plus de vingt. Et surtout, il était venu chercher de l'aide. Il fallait garder cela à l'esprit et rester professionnel.

S'il garda le contrôle de la couleur de ses yeux cette fois, il ne put réprimer un éclat de rire en entendant la question posée par l'enrôlé de cette manière si particulière. Il s'en excusa d'un geste de la main.
Vous avez un ... sens de la formule assez particulier! Il faut faire attention à la manière dont certains pourraient ... interpréter ces mots. Un malentendu est si vite arrivé! Mais oui, vous pouvez passer quand vous voulez, en dehors de vos heures de cours et des miennes, cela va sans dire. Et pour la danse...je tâcherai de m'en souvenir. Si jamais il devait y avoir un autre bal, et que cette fois ci personne ne veut me mettre aux arrêts...

Encore une fois, l’instructeur était poli et chaleureux sans paraître le juger. Le jeune homme se sentit rassuré et hocha la tête :

- Je ne pense pas que tous les instructeurs soient aussi dévoués que vous, mais j’ose l’espérer…

Certains d’entre eux lui fichaient carrément des frissons. Par exemple, Lancelot avait beau être un bel homme, il avait de ces regards qui le faisaient carrément flipper !
Enfin bon, il ne s’appesantit pas sur ses émotions et écouta plutôt Soumaworo.

Un sens de la formule particulier ? Asphodèle fronça doucement les sourcils et leva les yeux pour essayer de se rappeler de ce qu’il avait dit et de ce qui aurait pu prêter à confusion.

Mon corps s’exprime mieux que mes lèvres.

Oh.

Oh non. Non, non, non ! C’était embarrassant, ça !

Il s’empourpra tout d’un coup en comprenant où venait la confusion et bégaya :

- Oh, je… Désolé… Je ne voulais pas dire ça comme ça !

Voilà qu’il devait passer pour un gros pervers en plus. Être demi-Vélane le faisait passer pour une sorte de pervers ou de manipulateur la moitié du temps, alors s’il ne faisait pas attention à sa manière de s’exprimer, ça n’allait pas l’aider.

- Vous voyez pourquoi j’ai besoin de votre aide, maintenant ? Je n’ai pas envie de passer pour un pervers…

Il se passa une main sur le visage, puis se redressa. Une envie urgente de s'enfuir s'empara de lui et il décida de ne pas y résister cette fois-ci.

- Bon… Je… Je vais vous laisser. Merci pour tout. Je reviendrai.

…quand je serai capable de vous regarder à nouveau dans les yeux, pensa-t-il sans le formuler. Et, à grandes enjambées, il s’enfuit presque de la salle de cours avec la vague impression d’être un parfait idiot.