Dans la bibliothèque du Domaine, comme dans toutes les bibliothèques qu'il avait visitées, Soumaworo se sentait comme un poisson dans l'eau. Il s'y promenait souvent, dans le plus grand des silences pour ne pas déranger quiconque s'y trouvait alors, et à mesure qu'il parcourait les allées une pile de livres grandissait dans ses bras. Ce jour ne faisait pas exception.

Installé à une table, penché sur son jeu de go, il examinait avec soin les pierres posées sur le plateau quadrillé. Ses doigts plongeaient distraitement dans son bol de pierres blanches, les faisant rouler tandis qu'il réfléchissait à son prochain mouvement. Face à lui, il n'y avait personne pour jouer les pierres noires. Cependant, lorsqu'il posa une pierre blanche sur la grille, un petit caillou noir quitta le bol posé de l'autre côté du terrain. La pierre lévita, et parcourut le plateau avant de se poser enfin.

Soumaworo grimaça. Ses pierres blanches étaient en mauvaise posture. Il s'était laissé prendre volontairement, poussant son adversaire imaginaire à employer une stratégie particulière qu'il souhaitait mettre à l'épreuve.
Selon les livres qu'il avait empilés près de lui, il s'agissait d'une des plus redoutables stratégies, particulièrement lorsqu'elle était employée par le joueur qui jouait en premier. Les joueurs évitaient la plupart du temps de laisser leur adversaire la déployer, tant il était presque impossible d'éviter la défaite lorsqu'elle était en place. Mais Soumaworo était convaincu que cette stratégie n'était pas infaillible. Après tout, ne disait-il pas toujours que tout système avait ses failles?

La première faiblesse de cette stratégie était sa difficulté de mise en place. C'était un fait connu. A présent, il lui fallait trouver les autres. Il tenta un nouveau coup. Son adversaire invisible joua à son tour. Et Soumaworo comprit qu'il s'était encore fait avoir. Il leva les yeux au plafond de la bibliothèque, gardant silencieuse sa frustration.
Tu as gagné cette manche, murmura-t-il, mais gagneras tu la suivante?
Il était probable que le jeu gagne encore la prochaine partie. Et la suivante également. Mais Soumaworo n'abandonnerait pas tant qu'il n'aurait pas trouvé le moyen de déjouer cette stratégie. D'un geste de la main, il renvoya les pierres dans leurs bols respectifs. Il assouplit ses mains, faisant attention de ne pas faire craquer ses doigts. Puis il attendit que le jeu pose la première pierre sur le plateau...

Aubépine aimait les livres. Leur odeur, leur poids, le savoir à l’intérieur. Moldus ou sorciers, techniques ou romancés, elle se perdait volontiers dans les mots qu’ils contenaient, jouant avec les sonorités des différentes langues si révélatrices des façons de penser des peuplades qui les utilisait. Ce jour, elle travaillait son espagnol, un dictionnaire à côté d’elle, Don Quichotte ouvert au chapitre 5. Prendre un livre dont elle connaissait déjà l’histoire mais qu’elle n’avait jamais lu lui avait paru intéressant. Maintenant qu’elle était dedans, elle se disait qu’elle aurait peut-être dû vérifier l’année d’écriture. Heureusement, elle était déjà familière avec deux langues latines plus le latin et se laissait porter par la sonorité des mots.

Coincée par un passage un peu complexe qu’elle n’arrivait pas à démêler, la jeune femme se leva, s’étira et décida de bouger un peu ses muscles endoloris. Elle avait raté le déjeuner, perdue qu’elle était dans son texte, et savait que si elle descendait prendre quelque chose, elle se ferait disputer. Autant profiter un peu du calme, tant qu’il durait encore.

Gracieuse, comme toujours, elle fit donc quelques allées et venues dans entre les rayons lourdement chargés, son attention rapidement attiré par un goban. Il n’était pas aussi beau que le leur – une antiquité du…XVeme siècle elle pensait ? Sycomore qui aimait les chiffres devait le savoir – mais la complexité dans la position des pions révélait un joueur aguerri. Elle réfléchit rapidement. Là, les blancs étaient pris au piège. Mais mettre au point une telle attaque aurait dû demander beaucoup de tours et il n’était pas difficile de s’en dépêtrer avant.

Si Soumaworo, qui jouait clairement seul, ne l’avait pas fait, c’est qu’il ne l’avait pas voulu. Elle pencha la tête, la redressa, ferma les yeux pendant que son imagination déplaçait les pions plusieurs coups en avance. Elle était moins douée que son jumeau, avec un style plus défensif que lui, moins sournois mais plus adaptatif de la personne en face. Pour autant, elle était loin d’être mauvaise. Le go était leur jeu préféré depuis qu’ils avaient dû abandonner les échecs.

« Avez-vous essayé une technique en pointe de flèche, associée à une défense de Tsugoro* ? » demanda-t-elle calmement, plus pour elle-même que par envie de discuter.

*totalement inventé par la joueuse qui n'y connait rien.

Il leva la tête, et son regard rencontra celui de l'enrôlée Zouwu. Cela ne le surprenait guère: il savait que les jumeaux slaves étaient férus de jeux de stratégie. Rien détonnant à ce que la jeune femme lui suggère une manière de faire face au défi qu'il s'était imposé.

C'est en effet une bonne manière d'empêcher la stratégie des Deux Aubes de se mettre en place.

Il grimaça, avant d'ajouter:

Stratégie contre laquelle je me heurte à répétition. Mais je vous en prie, prenez place! Ne restez donc pas debout!

Il désigna, d'un geste ample, les autres chaises qui entouraient la table, avant de replonger son regard sur le quadrillage, et sur les pierres noires. Autant pour sa spectatrice que pour aider sa propre concentration, il expliqua:

Voyez vous, je me suis donné comme défi de déjouer cette stratégie, réputée imbattable une fois qu'elle est mise en place. Il y a forcément un moyen de s'en défaire, j'en suis parfaitement convaincu...

Les doigts de sa main droite pianotèrent la table, avec indignation. Son entêtement donnait un air encore plus jeune à son visage à l'apparence déjà juvénile. S'il n'avait eu un contrôle parfait de sa métamorphomagie, il aurait eu l'air d'un adolescent. Il déplaça une pierre, et compris avant que l'autre adversaire imaginaire ne bouge la sienne qu'il avait déjà perdu. Il serra les poings, plissa les yeux et serra les dents.

Eh bien, on dirait que le jeu de go n'est pas mon domaine de prédilection. C'est regrettable! Je devrai me contenter de mes expériences magiques, et laisser la stratégie aux véritables stratèges.

Il soupira, et se détendit. Il ne s'avouait pourtant toujours pas vaincu. Mais une pause lui ferait le plus grand bien. Il renvoya les pierres dans leurs récipients respectifs, avant de s'adresser à nouveau à Aubépine.

Voudriez-vous me montrer comment vous vous y prendriez, dans cette situation? Un regard neuf sur ce problème serait d'un grand secours!
Il retourna le goban, pour mettre les pierres blanches à portée de l'enrôlée.

Seul un mauvais joueur, ignorant qui plus était, pouvait se laisser piéger durant la mise en place de la stratégie des Deux Aubes. Seul un mauvais joueur, donc, pouvait se retrouver dans une telle situation. Pourquoi donc un bon stratège voudrait trouver une faille dans une tactique qui, de notoriété publique, n’en n’avait pas ? Et à quel point pouvait-elle décider de son niveau de jeu pour arriver au problème de départ ?

« Utilisez vous toujours le même positionnement blanc pour tenter votre percée ou imaginez-vous tous les coups précédents pour tenter différentes approches ? » D’un point de vue purement intellectuel, laisser l’autre refermer son piège, le sentir savourer sa victoire pour ensuite détruire toute son élaboration pouvait être une tactique intéressante. Cela ne changerait rien au résultat premier – la victoire – mais pouvait, à plus long terme, ébranler la confiance d’un ennemi qui se verrait ensuite perdu à chaque rencontre et donc se saboterait lui-même. Perfide, mais efficace et donc faisable du point de vue de la jeune femme. Il s’agissait donc d’élaborer sur plusieurs coups un contre-piège en ne sacrifiant ses pièces qu’à bon escient. Tandis que perdre à l’étourdie le temps des Deux Aubes ne donnerait pas du tout le même résultat.

En go, aucune partie n’était exactement identique à la précédente à moins que l’exercice ne soit délibéré. Ils avaient souvent débattu, Sycomore et elle, dans le silence de leur chambre, sur l’intérêt de tel ou tel problème de go. Elle s’assit, mis les pions en place et commença une partie seule, tentant de réfléchir à comment perdre, sans trop le faire pour pouvoir prévoir une échappatoire. Pour ce premier essai, déborder par la droite pouvait être une option. Elle concentra alors ses efforts sur cette partie précise du goban mais n’arriva pas à l’effet escompté. L’adversaire – intelligent, bien entendu puisque c’était elle – la bloquait tout de même. Elle remit les pièces aux positions de départ.

« Je vous propose de simuler une partie à deux, étant entendu que je vous laisse déployer la stratégie des Deux Aubes sans vous contrer. Peut-être qu’avec un ennemi moins prévisible que nous même, nos deux esprits pourront trouver un contre efficace. »

Elle en doutait. Sycomore aurait été plus efficace qu’elle. Lui qui calculait tous les mouvements en terme de probabilité et développait ses calculs sur plusieurs étages sans aucun effort. Elle n’avait pas ce don des chiffres. Ses techniques à elle résidaient dans la lecture de l’adversaire et les façons de l’influencer subtilement à faire ce qu’elle voulait, sans qu’il ne s’en rende compte. Deux stratagèmes très différents et complémentaires comme ils l’avaient toujours été. Elle poussa le premier pion.

« C’est à vous. »

J'ai...essayé toutes les combinaisons auxquelles j'ai pensé?
Il leva un sourcil hésitant, avant de baisser le regard en souriant.
Veuillez me pardonner si je me suis montré trop brusque. J'ai abordé le problème comme je l'aurais fait pour essayer de déchiffrer un message codé. En éliminant le plus de possibilités, puis en testant toutes celles qui restent...

Si Soumaworo aimait tant les jeux de stratégie, c'était à cause de la ressemblance entre la logique qu'ils mobilisaient et les concepts qui régissaient certains domaines de l'arithmancie et de la cryptographie. Parfois, en cherchant un moyen de déjouer une stratégie adverse lors d'un jeu tel que le go, il trouvait un nouveau moyen d'utiliser la magie des nombres. Et vice-versa.

Il observa en silence Aubépine essayer de déjouer les mauvais tours du goban enchanté. Les petits chocs des pierres sur le plateau paraissaient presque bruyants dans la bibliothèque. Mais ce son ne parut déranger personne. Il songea à capturer les sons d'une partie de go dans un artefact qui pourrait les rediffuser à l'infini. Quel instrument de relaxation et de méditation il obtiendrait! Il suivit du regard le raisonnement de l'enrôlée, essayant de deviner ce qu'elle essayait de faire. Il comprit qu'elle tentait de déborder latéralement son adversaire, et se demanda si le goban l'avait compris lui aussi. La réponse ne se fit pas attendre. Aubépine avait, elle aussi, perdu face à cette stratégie pour l'instant infaillible.

Il hésita, le bout de son index parcourant la tranche du goban, avant d'accepter la proposition d'Aubépine. D'un geste de sa main, il désactiva l'enchantement qui animait le plateau. Le goban redevint un simple goban.

Cela mérite en effet d'être tenté. Mais si vous connaissez la stratégie que je vais employer, ne suis-je pas prévisible?

Il trouva une réponse à sa propre question en la formulant, et se répondit donc à lui-même:

Mais il est vrai qu'une stratégie peut être amenée de plusieurs manières, puisque les esprits ne se ressemblent pas.

Il avança sa pierre, ne mentionnant pas le fait que si Aubépine commençait et qu'il était celui qui mettrait en place la stratégie des Deux Aubes, alors l'exercice n'était plus le même que celui sur lequel il s'était tant acharné. Le joueur qui commence est avantagé, et Soumaworo souhaitait trouver comment se dépétrer d'une stratégie réputée infaillible, sans bénéficier d'un avantage évident. Mais il lui sembla déplacé de rabrouer quelqu'un qui avait accepté de lui rendre un service. De plus...

La faille de cette stratégie réside peut-être justement là.

Il tapota sa tempe du bout de son index, et conclut:

Dans l'esprit des adversaires, précisément! 

Surprise par la soudaine réaction du mage, Aubépine releva la tête, sa main sur sa baguette, immédiatement prête à se protéger d’un sort au cas où l’homme deviendrait violent. Il n’y eut pas de coups, pas d’insulte, pas de sort. Des excuses. La jeune femme relâcha son instrument qui retomba le long de son bras, retenu par la dragonne. Elle sourit à nouveau, son masque n’ayant pas quitté son regard malgré une légère pâleur due à la surprise ou à la peur. Petit à petit, elle revint au problème au cours. Personne ici n’était ouvertement son ennemi. Il fallait qu’elle s’y fasse. Elle laissa le professeur arriver à ses propres conclusions puis hocha la tête, en douceur. Il était important de ne jamais donner à l’autre l’impression qu’on en savait plus. La diplomatie était avant tout l’art de faire croire à son interlocuteur qu’il avait eu l’idée lui-même, lui avait-on enseigné en Irlande durant les dernières années de son doctorat de sciences politiques moldues.


« Votre prémisse est complexe  car un joueur expérimenté saurait reconnaître et déjouer la stratégie avant qu’elle ne se referme. Pourquoi alors vouloir la briser après-coup si ce n’est pour l’exercice de la chose ? Et s’il s’agit d’un exercice, alors être prévisible n’est pas un souci, un peu comme les problèmes d’échec des journaux moldus. »

Primés aux échecs dans le monde sorcier lorsqu’ils étaient jeunes, les jumeaux ne jouaient plus depuis leur fuite mais ces exercices-là, Aubépine n’avait jamais cessé de les tenter, aimant la stimulation intellectuelle qu’elle en retirait. Elle secoua la tête, doucement, une mèche s’échappant du chignon lâche qu’elle portait presque toujours. Elle laissa une expression pensive se peindre sur ses traits de princesse. Ce que disait le Professeur portait à méditation.

« Si vous me permettez… » elle ne voulait pas le vexer. Ne voulait pas laisser croire qu’elle en savait plus que lui, ce qui n’était d’ailleurs pas le cas, la géopolitique magique lui ayant échappé ces dernières années et ses bases étant certainement biaisées par ses éducations. « Je pense qu’il y a une différence fondamentale entre un message codé et une stratégie militaire. » Les jeux de plateau  n’étaient rien d’autre et elle n’était pas dupe. « c’est que, aussi complexe soit-il, un message codé doit pouvoir être compris de son destinataire. Il s’agit d’un esprit parlant à un autre esprit, il y a donc un moyen de le craquer, toujours, si on comprend les bases de l’agrément entre les personnes. Il s’agit alors de connaître la culture et les motivations du groupe dans lequel évolue ce message. Ou des groupes, je suppose. Alors que la stratégie ne doit surtout pas être percée. Et il n’y a pas besoin de l’expliquer aux autres tant que les subordonnés obéissent. Dans ce cas là, l’opacité sera plus profonde, et sa résolution tient à la connaissance du stratège adverse en tant que personne. Or, il est plus difficile de connaître profondément une personne qu’un groupe ou une culture… »

Elle connaissait son frère. Elle ne l’avait pas quitté depuis leur conception à tous les deux. Ils jouaient sans cesse l’un contre l’autre, se dévoilant souvent, discutant des coups. Et, pourtant, il arrivait toujours à la surprendre. Il y avait une part de son esprit qu’elle ne connaissait pas, qu’il ne lui laissait pas approcher. C’était ce qui faisait qu’il était meilleur qu’elle. A contrario, elle était plus douée dans l’analyse des logiques et les approches non-conventionnelles. Elle arrivait donc parfois à le surprendre, le déstabiliser. C’était ce qui faisait qu’il ne gagnait pas toujours.

Elle bougea un pion.

Surpris par la réaction de l'enrôlée, Soumaworo mobilisa toute la discipline qu'il avait acquise afin de maîtriser ses métamorphoses, et y ajouta ses années d'expérience dans la discipline complexe consistant à faire "bonne figure". Rapidement, son esprit remonta le temps, revenant sur ses paroles et ses actes afin de détecter une éventuelle erreur de sa part. Il ne trouva que sa réponse un peu abrupte, tout de suite masquée derrière des excuses bien formulées. Avait-il fait une métamorphose sans s'en rendre compte? Non, cela ne lui était plus arrivé depuis l'adolescence. Tandis qu'il réfléchissait à tout cela, Aubépine restait parfaitement immobile, contrôlant chacune de ses réactions. Il comprit alors qu'il avait affaire à quelqu'un qui jouait le même jeu que lui. Cette conversation risquait fort de ressembler à une partie de go, elle aussi. La beauté de cette récursivité l'impressionna.

La remarque d'Aubépine confirma son intuition. Elle avait visiblement étudié la politique, ou le droit, peut-être la philosophie. Et ce qu'elle disait était très juste. Il hocha la tête, impressionné par le raisonnement de l'enrôlée.

Tout ce que vous dites est très juste. Vous avez saisi l'essence d'une stratégie.

Il la regarda avancer son pion, et ajouta:
Cependant, un message codé doit effectivement être compris par son destinataire. Mais il doit aussi rester incompréhensible par quiconque l'intercepte. Et en cela, le chiffre rejoint le principe de la stratégie. Il doit rester secret, pour compliquer son  déchiffrement. Car...
Pensif, il regarda les pierres. Cette réflexion lui avait fait perdre le fil de la partie. Il risquait de perdre aux deux jeux de go simultanément!
...car comme vous l'avez justement fait remarquer, il y a toujours un moyen de craquer un code.

A nouveau, son esprit revint sur ses pas, cette fois ci pour retrouver le coup qu'il lui faudrait jouer ensuite. Lorsque cela fut fait, il avança une pierre, à son tour.
Vous avez étudié le droit, mademoiselle Aubépine? La politique peut-être?
Il s'adossa un peu plus confortablement sur sa chaise. Depuis son infortuné accident qui avait failli lui coûter la vie, son dos avait tendance à lui faire mal s'il restait penché trop longtemps.

L’éternel sourire de la jeune femme s’accentua légèrement d’un amusement bien réel. Vivre avec son officier de frère sans comprendre ce qu’était la stratégie, c’était être aveugle et sourd. Sycomore pensait, respirait, vivait pions, stratégie et statistiques. Tout était chiffre, positionnement, causes et conséquences. Son approche à elle était différente, évidemment, elle s’intéressait aux êtres, aux motivations, aux émotions qui pouvaient perturber cette belle logique. Sycomore faisait des pièges, elle poussait les gens dedans. Comme toujours, ils étaient deux faces d’une même pièce, deux éléments d’un même atome. Complémentaires.

Ses pensées, habituelles, ne l’empêcha pas de suivre attentivement la suite du discours de son vis-à-vis. Elle n’était pas certaine d’être d’accord, une nouvelle fois. C’était ce qui faisaient la richesse et l’intérêt des échanges, finalement. Confronter les points de vues. Arriver ou non à un consensus.

« Une femme dans la position dans laquelle j’étais ne survit pas sans étudier un peu la politique, la diplomatie et les sciences des hommes. » répondit-elle, avec un nouveau sourire, poli cette fois, consciente d’en révéler un peu sur elle mais également que son vis-à-vis comprendrait. Elle ne connaissait pas son « origine sanguine » mais sa spécialité, son maintien et ses choix de mots montraient bien qu’il avait une bonne notion de ce que l’on attendait d’une fille dans les hautes sphères. Qu’elle soit jolie, certes, mais pas que. Mère le lui avait souvent dit. Gérer une maison, c’était être maîtresse de son propre royaume. Surtout lorsque le Maître était aussi… que Lui. Depuis toute petite, donc, elle avait observé, noté, jugé. Même à présent, alors qu’elle n’avait à veiller que sur son frère, elle gardait un carnet codé de notes diverses sur chacun et leurs interactions. Au cas où. « Mais, je vous avoue, j’ai continué par la suite avec des études de science-politique moldues, option diplomatie. » Et une certaine application dans ce qu’elle savait de la géo-politique sorcière, bien entendu.

Tranquillement, elle bougea un autre pion, faisant bien attention à ne pas détruire le piège qui se mettait en place mais veillant à garder les pièces dont elle aurait besoin pour la stratégie qu’elle souhaitait mettre en place par la suite.

« C’est pourquoi, les meilleurs codes ne sont pas universels mais particuliers aux personnes concernées, que plus les correspondants se connaissent, plus il sera difficile à craquer et que moins il y a de monde à devoir déchiffrer, plus il est sécurisé. Le danger résidant alors dans l’étude possible des esprits des concernés, plus facile s’ils sont peu nombreux. Et, évidemment, le risque de perdre l’un des correspondants et donc de se retrouver sans solution de déchiffrage. »

Dans quel contexte Aubépine avait-elle vécu, pour avoir besoin de politique et de diplomatie pour survivre? Soumaworo pensa que sa famille devait être puissante dans ses contrées, un peu comme la sienne l'était dans sa sous-région. L'enrôlée cachait peut-être, elle aussi, des squelettes dans son placard.
Eh bien, eh bien! s'exclama-t-il. Félicitations, mademoiselle! Je constate que j'ai affaire à une consoeur
Son sourire n'avait aucune des fioritures protocolaires auxquelles il était habitué. Il creusa quelques pattes d'oie aux coins de ses yeux, dont les iris s'éclaircissaient un peu. Au lieu de leur couleur noire profond habituelle, ils avaient pris la couleur du café qu'il affectionnait.
La politique moldue m'est en revanche presque étrangère, fut-il cependant contraint d'avouer. Je suis issu d'une lignée de sorciers dont l'arbre généalogique ferait pâlir de jalousie notre grand ennemi en personne. Il m'a toujours été impossible de montrer de l'intérêt pour la vie des moldus. Ç’aurait été bien trop scandaleux! Mon épouse, en revanche, a pu les découvrir davantage en sa qualité de journaliste
Il prit une grande inspiration, et expira calmement, maîtrisant ainsi sa métamorphomagie qui avait tendance à tresser ses cheveux lorsqu'il parlait de Seyna. Le jeu de go l'aida à maîtriser son émotion, et donc son apparence.

Il avança sa pierre. La stratégie était presque en place. Son adversaire allait bientôt devoir trouver un moyen de s'en dépêtrer.
Aucun système n'est parfait. Chaque méthode a ses points faibles. Les chiffrements indéchiffrables ne le restent jamais éternellement
Il fit craquer les articulations de ses mains, et fixa le jeu, son regard se perdant dans l'espace qui séparait les pierres. Le plateau pouvait être une distraction également. Un dessin sous le tracé des zones pourrait distraire les joueurs, et ainsi permettre d'exploiter la faiblesse principale des stratégies de go: l'esprit des joueurs...

Mais une autre préoccupation occupait son esprit.
Savez vous s'il est permis de boire du café dans la bibliothèque? Il me semble que non, mais je n'en suis pas certain. Et j'éprouve une envie soudaine de consommer un peu de mon mojo favori

L’exclamation de l’Instructeur entraîna un nouveau signe de tête poli de la part de l’enrôlée. Pour flatteuse que soit l’appellation « consoeur » venant, techniquement, d’un supérieur hiérarchique, elle préférait ne pas s’avancer dans cette voie qu’elle savait périlleuse. Beaucoup au Domaine, et Pivoine en tête avaient un rejet des Sang Pur qui venait de la politique de caste des gouvernements actuels. Déjà peu bavarde sur le sujet, Aubépine se gardait bien de donner une quelconque opinion sur le sujet, et, plus encore, de révéler le rang réel de son père au sein du Gouvernement ou même celui qui aurait pu être le sien dans d’autres circonstances. Personnellement, elle jugeait les autres sur leur intelligence et leur capacité à voir au-delà de l’immédiat. Profondément élitiste, elle croyait en un système basé sur le mérite de chacun, le travail et le talent étant, pour elle, l’une des seules choses vraiment mesurables. Et si les Sang-Purs étaient réellement naturellement meilleurs comme on le lui avait enseigné, alors c’est naturellement qu’ils seraient au-dessus du lot. Mais si les Sang-Mêlés et Nés de Moldu pouvaient devenir meilleur, s’aliéner de bons éléments était fondamentalement stupide. Cela non plus elle ne le disait pas. Jamais.

Elle hocha de nouveau la tête à la mention d’une épouse de l’instructeur. Ainsi, il avait été marié à une moins pure que lui et lui-même faisait partie du haut du panier. C’était intéressant à savoir. Il semblait apprécier avoir une « égale ». Par contre, elle ne savait pas s’il était soulagé d’être seul au Domaine, triste d’avoir laissé sa famille de l’autre côté ou bien triste de quelque chose de plus profond concernant ladite épouse. Les trois hypothèses étaient plausibles et son visage ne montrait rien. Derrière son masque poli, souriant, attentif et avenant, comme on l’attendait d’une jeune femme qui faisait salon, la russe réfléchissait, analysait, notait. Toujours.

« Il va de soi, en effet, que je n’ai pas fait ces études sous ma réelle identité. » Elle ne dira rien de plus, c’est déjà assez. Cependant, elle ne regrettait pas ce qu’elle avait appris. Pour l’Après. Si jamais, par un miracle quelconque, ils venaient à gagner, si elle devait survivre aux affrontements, alors elle aurait un monde à reconstruire. Un monde rempli de sorciers malmenés, de nés de moldus brimés et de moldus inconscient de ce qu’il se jouait. Apprendre comment fonctionnaient les gouvernements de ces derniers c’était comme apprendre une langue, un moyen de communiquer avec eux pour qu’ils comprennent. Elle avait un Devoir envers son peuple. C’était pour lui qu’elle se battait. Pour lui qu’ils avaient quitté leur identité moldue et la vie d’étudiants qu’ils s’étaient faite en Irlande. Celle qui manquait tellement à son frère. Elle reporta son attention sur le jeu de go et déplaça son pion assez rapidement. Elle avait déjà une idée en tête.

« Je l’ignore. Mais je vais me renseigner. » Elle se leva d’un mouvement souple, par réflexe, et fit une légère révérence pour prendre congé de l’Instructeur, par réflexe.

Quelques instants plus tard, elle était de retour avec un plateau d’argent contenant cafetière, sucrier, pot de lait et deux tasses en porcelaine avec cuillère assortie. Elle avait rencontré un elfe à qui elle avait demandé poliment le nécessaire et qui le lui avait apporté sans poser de questions. Sans bruit, elle servit l’homme, par la droite, évidemment, installant le matériel avec une certaine maîtrise des arts de la table russe. De son côté, elle ne prit rien. Elle n’aimait pas le café.

« On dit que les jumeaux ont un langage bien à eux qu’ils tissent dès leur plus jeune âge. Pensez-vous qu’il soit déchiffrable pour quelqu’un d’extérieur ? »

Une fausse identité, dans le but de faire des études? Soumaworo ne pouvait qu'admirer cela. Bien des gens renonçaient purement et simplement à leur instruction dès qu'une difficulté se présentait à eux. Lui-même ne savait pas jusqu'où il aurait pu aller pour satisfaire sa curiosité, si d'aventure on l'avait empêché d'étudier les nombres et les étoiles. Il lui aurait été bien plus facile d'usurper une autre identité que cela aurait pu l'être pour quiconque n'est pas né métamorphomage. Cependant, justement à cause de la rareté de son don, il avait grandi en étant bien plus surveillé que les autres. Il avait appris, au fil des années à oeuvrer auprès des puissants, les failles des protections contre les changeformes. Mais il ne savait rien de ces limites alors qu'il était encore jeune adulte.

Pendant qu'il songeait à tout cela, la partie de go continuait. La partie de go parallèle, celle qui se jouait dans leur conversation, dans leurs attitudes parfaitement étudiées, continuait elle aussi. Aubépine l'avait écouté parler, et avait affiché des manières impeccables. Elle n'avait pas appris cela simplement en étudiant la politique et la diplomatie. Il n'y avait pas de doute: la jeune femme venait d'une famille au moins aussi puissante que la sienne.

C'est pourquoi sa réaction à sa question sur le règlement de la bibliothèque concernant les boissons le prit de court. Il haussa les sourcils et leva une main, s'apprêtant à dire à la jeune femme qu'elle n'avait pas à se déranger pour cela, qu'il allait poser la question lui-même. Mais la révérence exécutée par Aubépine trancha net ses paroles.Elle s'éloigna, et Soumaworo resta figé, la main en l'air, les sourcils froncés. Une jeune femme instruite, issue d'une famille puissante, lui faisait une révérence comme s'il avait été Nzinga en personne. Et encore: il n'avait jamais vu quiconque faire de révérence à Nzinga. Les révérences, c'était bon pour les aristocrates Européens et les danseuses classiques. La jeune femme avait-elle passé son enfance dans un conservatoire de danse classique?

Puis la jeune femme réapparut, avec du café pour eux deux sur un véritable plateau d'argent. Il ne s'agissait pas là d'un plateau proverbial: un véritable objet façonné dans de l'argent massif.

Voyons! Il ne fallait pas...

Soumaworo comprit alors l'avantage dont il avait disposé dans leur partie de go figurative. Il était un instructeur, et elle était une enrôlée. Et il y avait autre chose, lié au passé de la jeune femme. Quelque chose qu'il ne comprenait pas, mais qui lui donnait plusieurs longueurs d'avance. Il avait soudain l'impression de jouer un jeu truqué en sa faveur. Il n'avait pas de scrupules à jouer de tous les subterfuges pour s'accorder une victoire certaine lorsqu'il s'agissait d'affronter un ennemi. Mais Aubépine n'était pas une ennemie. Ils faisaient partie du même groupe, de la même armée.

C'est extrêmement gentil de votre part! Mais vous savez...

Tandis qu'il polissait mentalement ses mots, la jeune femme lui servait le café comme l'aurait fait un elfe de maison.

Lorsque j'ai dit que j'avais envie d'un café, je ne voulais absolument pas vous demander d'aller me le chercher! Vous n'aviez pas besoin de faire tout cela, vraiment. C'est...

Il sourit, et baissa brièvement les yeux.

Je sais que je suis un instructeur ici. Mais vous n'êtes pas mon elfe de maison! Vous n'êtes l'elfe de personne, d'ailleurs. Je vous assure que je n'aurais rien pensé de mauvais à votre égard si j'avais été chercher ce plateau moi-même!

Sa question quant au langage des jumeaux l'intrigua davantage. Elle avait un frère jumeau, lui aussi présent au domaine. Parlait-elle de son frère et d'elle-même?

Je l'ignore. Mais en théorie cela devrait être possible pour quelqu'un qui a grandi avec eux, ou qui les a vus grandir. Mais je vous avoue n'avoir jamais réfléchi à la question.

Gentil ? Derrière son masque, Aubépine eut une seconde de surprise qu’elle tenta de son mieux pour faire passer en un sourire reconnaissant et poli. Ce n’était pas gentil, c’était son devoir. En tant que femme dans leur échange, elle était la maîtresse de maison et c’était à elle de commander les elfes et de veiller au bien-être de son hôte. Le conditionnement de son enfance avait la vie dure, d’autant plus qu’elle ne tenait pas à le perdre. Il lui serait utile dans l’avenir, que ce soit après la guerre si elle survivait – dans le cas contraire la question ne se poserait plus – ou pendant celle-ci si on l’utilisait pour des infiltrations en haut lieu. C’était aussi pour cela qu’elle avait choisi sa spécialité. Oui, elle aimait les énigmes, percer l’esprit des autres autour d’elle, comprendre les codes et les messages cachés mais d’autres ici avaient cet amour du non-dit et étaient probablement plus doués qu’elle. Seulement elle avait grandi parmi les ennemis. Elle pensait comme eux. Elle avait instinctivement les bonnes réponses, les bonnes postures, les bons réflexes. Il serait bien plus difficile de la prendre en défaut que disons une Pivoine, malgré son charme surnaturel.

« Voyons, ce n’est rien. » répondit-elle tranquillement, le servant avant de retourner à sa place. Evidemment qu’elle n’était pas un elfe de maison. On ne laissait pas de telles créatures s’approcher des invités. Ils étaient bon pour les tâches dans l’ombre, pour le reste, mieux valaient des humains. Elle nota cependant une dissonance entre eux. Il semblait penser qu’elle agissait ainsi parce qu’il était instructeur. C’était vrai et faux à la fois. Elle le faisait parce que c’était un homme, que c’était son aîné, que l’on parlait de nourriture et que… et bien il avait une posture qui l’avait faite retomber là-dedans, simplement. Elle réalisa soudain qu’avec Lancelot, elle agissait différemment, ne pensant rien de spécial au fait qu’il lui serve du thé, souvent très miellé. La boisson était devenue le thème d’une petite guerre bon enfant qu’ils se jouaient tous les deux, à base de piques et de nuances subtiles. Le médicomage n’était certes pas un égal. Cependant, sauf en cours, il n’était plus un « aîné » non plus. Il était Lancelot. Et…ce n’était pas le sujet. Par chance, elle avait devant elle un interlocuteur poli qui se saisissait de ses propositions de conversation.

« Je ne connais pas d’autres jumeaux que mon frère et moi. » avoua-t-elle tranquillement, pas inquiète de ce que cela pouvait bien révéler. Les gémellités, même fausses étaient assez rares, surtout chez les sang-purs, les croisements incessants appauvrissant plus qu’ils n’enrichissaient le pool génétique. Elle-même avait échappé à cette malédiction que parce que le monde slave était grand et sa mère Tchèque. D’ailleurs, techniquement, ils n’avaient pas de langage à eux deux. Enfin…si, peut-être avec leur manie de changer plusieurs fois de langues au milieu des phrases et de les adapter (les langues) au ton qu’ils voulaient donner. L’arabe, par exemple, était magnifique pour insulter le monde. Alors que le russe était la langue de l’autorité, le tchèque celle de l’amour, le mandarin celle du jeu…etc. « Mais ce que je voulais dire, ou plutôt ce qui me questionnait c’était de savoir si un tel « code », une telle langue, pouvait être déchiffrée alors qu’elle s’adresse directement à deux êtres qui n’en sont qu’un. Pour reformuler autrement, pensez-vous qu’un code que l’on n’utilise que pour soi soit déchiffrable par autrui ? »

Encore une fois c’était une vraie question dont elle ignorait totalement la réponse. Elle n’essayait pas de piéger l’instructeur. Avant tout, elle avait soif d’apprendre, de savoir. Et son amour pour les langues lui avait fait comprendre que toutes avaient comme base un besoin de communication. Il était très difficile de créer de toute pièce une langue. On l’avait vu avec l’Espéranto. Elle déplaça son pion.

Le pion qu'elle avait avancé lui permettait d'amorcer la partie décisive de la stratégie des Deux Aubes. Ce qu'il fit en déplaçant son pion à son tour. Ensuite il but un peu de café. Aubépine ne s'était pas servie, alors que deux tasses étaient à leur disposition. Existait-il une règle de conduite en société ayant cours en Russie et qui exigeait que quiconque serve le café ne se serve pas ensuite? Depuis son arrivée au Domaine, il avait fait de rapides recherches sur les us et coutumes des pays dont venaient les enrôlés et instructeurs, afin de ne pas commettre d'impair et de ne pas se faire surprendre par des coutumes inconnues. Il n'avait rien découvert de tel concernant la Russie. Mais cela lui avait peut-être échappé...

Ne voulez vous pas de café? offrit-il en soulevant la cafetière. Ce n'est pas le meilleur café que j'ai eu l'occasion de goûter, cependant il est très bon

Le sujet du langage des jumeaux revenait sur le tapis, ou plutôt sur le goban. Le sourire qu'il adressa à son adversaire creusa des fossettes aux commissures de ses lèvres, et ses épais sourcils restèrent obstinément en place, alourdissant son regard aux iris dorés.

Comme je le disais plus tôt, et comme je le dirai toujours, il y a toujours une faille. C'est pour cela que je suis persuadé que la stratégie des Deux Aubes n'échappe pas à la règle.

Un bref regard sur le goban lui indiqua cependant que ladite faille serait difficile à trouver. Mais cela n'invalidait en rien son existence.

Un langage connu d'une seule personne, eh bien...Disons qu'un bon legilimens pourrait en trouver les subtilités. Si l'esprit renfermant ce trésor appartient à un occlumens, cela peut se révéler plus problématique. Dans ce cas, il s'agirait d'inciter l'occlumens à garder son esprit ouvert. Par le biais de potions, ou de chantage, les tours pendables ne manquent pas.

Il s'efforça d'adoucir son expression. Il venait de parler de torture, de chantage, de mensonges et de drogues après tout. De sujets que Morrigan connaissait bien, et auxquels elle faisait de son mieux pour préparer les enrôlés. Ces sujets n'avaient rien de léger, et il ne voulait pas donner l'impression que cela l'amusait. Il y a bien longtemps, il se serait senti supérieur à quiconque subissait ce genre d'interrogatoire, convaincu qu'il était qu'il n'y avait pas "de fumée sans feu" et qu'il était à l'abri de telles situations. Mais depuis, il y avait eu Seyna et ses découvertes, les résistants, ses petites trahisons, et une corne de rhinocéros dans son torse. Tout cela vous changeait un homme.

Donc pour répondre à votre question: oui, je pense qu'il est déchiffrable par autrui. Pas aisément déchiffrable, ça non! Mais rien n'est impossible.

Elle sourit, doucement, poliment, à son instructeur. "Je vous remercie mais je n'ai pas soif et je n'apprécie pas spécialement le café. Je n'ai pas voulu contrarier l'elfe. Parfois ils prennent assez mal ce qu'ils considèrent comme un manquement..." Elle s'arrêta aussitôt. Déjà ces elfes là étaient libres. Peut-être n'étaient-ils plus obligés de se blesser quand ils pensaient avoir échoué. Mais même ainsi, elle ne voulait pas que son interlocuteur comprenne qu'il était naturel pour elle d'être entourée de tels serviteurs. Trop tard, probablement. Entre réclamer un thé et se dévoiler un peu, elle semblait avoir inconsciemment choisi la seconde option. Elle rougit légèrement, juste ce qu'il fallait, toujours, pour montrer une gêne qu'elle ne simulait pas complètement. Mentir, c'est filtrer les vérités.

La conversation dériva heureusement vers autre chose. D'abord la stratégie des Deux Aubes. Puis les langages. Comme elle n'avait plus de plan prédéfini pour échapper à la nasse qu'elle avait laissé se tisser autour d'elle, elle réfléchit à la légilimencie dans le déchiffrage des codes; Cela lui paraissait...tricher. Certes, ce devait être efficace puisque le Code était la réflexion d'une pensée unique et qu'il était difficile de contrôler ce que l'autre pouvait bien "voir". Elle en savait quelque chose depuis ses cours d'occlumencie avec Morrigan. Elle avait beau envoyer des images de Lancelot ou se cacher derrière la pensée du Chat, IL était toujours là, hantant le fond de ses souvenirs de ses mots d'acier. Celui que son frère appelait le Croquemitaine et qui n'avait ni forme ni identité jusque dans les replis de la conscience des jumeaux. Et qu'ils craignaient tous les deux, sans le dire, de revenir. Elle sourit, avec un peu de la douceur qui faisait vraiment partie d'elle.

"C'est une belle philosophie. Après tout, Champollion a bien fini par déchiffrer sa Pierre. J'aimerais avoir autant que vous foi en l'intelligence de mes semblables mais cela voudrait aussi dire qu'aucun secret n'est réellement en sécurité et je ne sais pas si je suis confortable avec cette idée." Elle réfléchit à nouveau. Le changement aléatoire de langues était un bon moyen de défense pour l'oral. Les sorts de traductions n'arrivaient pas à suivre lorsqu'elle le faisait sérieusement mais il y avait toujours la possibilité de se retrouver devant un autre polyglotte. Ce qu'un homme faisait, un autre pouvait le défaire.

"Mais vous parlez surtout de moyens d'attraper l'information dans l'esprit. Je suppose que vous faites référence au véritaserum ou à des médicaments moldus qui baissent les barrières mentales. Pensez-vous qu'il est possible de déchiffrer le code d'une personne pour elle-même sans avoir accès directement à ses pensées ? Je me demande à quel point les explications du personnage de Sherlock Holmes par exemple, peuvent être suivies. Vous savez, en prenant en compte la langue d'arrivée et les probabilités de répétition des lettres, ce genre de choses."

Elle bougea finalement un pion qui ne changeait pas grand chose à plateau en tant que tel, mais qui, à terme, pouvait servir à une stratégie de débordement qu'elle voulait utiliser en leurre pour passer par ailleurs. Si elle y arrivait.

"Evidemment cela demanderait d'avoir du matériel à analyser pour une étude approfondie, ce qui n'est pas toujours le cas. Et cela part du principe que la langue d'arrivée est connue et lisible." Une pause tandis qu'elle réfléchissait. "Y aurait-il un moyen de créer un code qui soit comme la stratégie des Deux Aubes ? Connu mais indéchiffrable une fois mis en place ?"

Il vit la jeune femme rougir alors qu'elle mentionnait le comportement parfois particulier des elfes de maison. Pourtant, elle semblait avoir grandi dans un milieu où l'on connaissait bien ces petits êtres, si dévoués à leur famille de sorciers dont ils ont été l'héritage sur de nombreuses générations. Lesdits sorciers faisaient généralement peu de cas des remords des elfes de maison. Lui-même, quand il était enfant, s'en fichait comme d'une guigne. Il avait vraiment été un sale gamin trop privilégié et il n'en était pas fier. C'était sans doute pour cela que ces comportements l'agaçaient tant lorsqu'il les observaient sur d'autres. Ils lui rappelaient ses propres travers passés.

Ce qu'Aubépine lui dit ensuite lui fit comprendre qu'un léger malentendu semblait s'être glissé dans leur discussion. Il avait répété plusieurs fois le principe de base qui gouvernait la manière dont il travaillait, et qui était que chaque système avait une faille, sans exception. Et pourtant, elle attribuait ce principe à une foi en l'intelligence de ses semblables. L'intelligence, ce n'était pas de trouver les failles. L'intelligence, c'était d'en laisser aussi peu que possible dans son ouvrage. Son principe ne reposait pas sur la foi en l'intelligence de l'ennemi, mais sur la foi en la capacité de ses alliés à commettre des erreurs. Il chercha une façon "diplomatique" d'expliquer sa pensée, une formulation qui ne serait ni méprisante ni pédante. Aubépine ne lui en laissa pas le temps, et clarifia ses propres propos.

La détection des motifs, des récurrences? Oui, c'est une méthode très utile en cryptographie. D'ailleurs si vous faites un tour dans ma salle de classe, je vous conseille d'appliquer cette méthode aux tableaux que j'ai accrochés. Vous auriez des surprises!

Il regretta de lui avoir donné cet indice qui lui donnait un avantage sur les autres enrôlés. Il lui faudrait espérer qu'elle en parle à son tour aux autres, diffusant l'information et rétablissant l'équité. Ou devrait-il le faire lui-même?

Un code que l'on soit capable de mettre en place, mais qui ne puisse être déchiffré par quiconque? Est-ce bien ce que vous voulez dire?

Il laissa son regard errer sur le plateau et sur les pierres, réfléchissant à son prochain mouvement. Des lignes se creusèrent sur son front, tandis qu'il hésita à avancer une de ses pierres, pour finalement en choisir une autre.

Un tel code serait plutôt inutile, qu'en dites vous? Si l'on chiffre des messages, c'est pour que certaines personnes bien choisies puissent les déchiffrer. Ceci dit, cela permettrait à une seule personne de garder son secret. Mais il existe d'autre moyens moins fatigants pour les méninges afin d'y parvenir!

Il avala un peu de café, et poursuivit:
En fait, ce qu'il faut garder à l'esprit, c'est que les codes sont faits par des humains. Certains très intelligents, d'autres avec un esprit plus retors. Mais tous sont humains et donc faillibles. Un code parfait serait fait par quelqu'un qui ne commet pas d'erreur. Car le fait de craquer un code revient à provoquer son créateur en duel. Et l'on ne gagne pas un duel simplement en étant le plus puissant ou en parant tous les sorts. On le gagne en profitant des erreur de son adversaire.

Les rides de son front se défirent, et il sourit.

J'aurais dû commencer par là, en réalité! Les messages codés sont de petits duels. Ni plus ni moins! Un moyen imparable de chiffrer son message, c'est comme un moyen infaillible de triompher d'un duel.