Elle hocha la tête. Comme si elle comprenait. En réalité, elle n’avait jamais été seule. Il y avait toujours eu son frère à qui parler de ses peurs et de ses doutes, même si elle ne le faisait pas toujours pour ne pas l’inquiéter. Il avait toujours été là, pour la protéger. Quoi qu’il arrive, quoi qu’il se passe, ils seraient toujours deux à regarder par-dessus leurs épaules. Deux qui ne formaient qu’une entité, finalement. Et puis même en cavale, même lorsqu’ils s’étaient cachés, ils l’avaient fait en se fondant dans la foule. Des témoins peuvent gêner l’ennemi, au moins quelques secondes. Aubépine avait été élevée pour être une femme sociable, le genre qui arrive a se lier, facilement et de façon parfaitement superficielle à toutes sortes d’interlocuteurs. Elle avait répété, inconsciemment ce schéma à Dublin, parfaite image de l’étudiante moldue, réellement indifférente à tous ces gens avec lesquels elle passait ses journées. Seuls comptaient la Cause et son jumeau.

Lancelot aurait compris, lui. Il avait aussi passé du temps seul, à se méfier d’elle-ne-savait-quoi-mais-qu’elle-imaginait-sans-peine. Seulement elle ne pouvait pas dire qu’elle le savait, il ne lui avait pas permis de divulguer cette information et Cormoran aussi se confiait alors elle n’allait pas bavasser à tort et à travers. Elle réfléchit. Finalement, ils étaient nombreux à ne pas très bien savoir comment se comporter en communauté. Plus nombreux encore à rester nerveux, sans cesse à regarder par-dessus leurs épaules alors que le Domaine continuait à se révéler raisonnablement sécurisé. D’une part , c’était logique, ils avaient tous ici commencé à se rebeller contre un pouvoir établi et totalitaire. De l’autre, c’était stupide. Elle creusa un peu plus sa pensée, en apparence toujours concentrée sur ce que lui disait l’occamy.

Le but du Domaine était probablement aussi de leur apprendre à travailler en équipe. Ils allaient devoir s’ouvrir de force et la proximité obligeait à se connaître mieux. Il y aurait d’autres rencontres comme celles-ci c’était certain. Il fallait qu’ils baissent leur garde sans la perdre. D’ailleurs, pour cela, les cours et les brigades les forçaient à se mélanger. C’était idiot, elle n’y avait pas pensé auparavant, mais dans quelques mois, ils se connaîtraient tous, finalement.

« Ce n’était pas hamster ? J’ai mal entendu ? » répondit-elle après un silence, penchant un peu la tête, finalement indifférente à cette expression mais cherchant quelque chose à dire qui n’en révèle pas trop sur elle. Elle se reprit et son sérieux avec. « Pour en revenir au sujet, oui, il y a un certain nombre d’enrôlés assez turbulents » Ortie, Lion, Granit, n’étaient que les premiers qui venaient à l’esprit. « Je pense que tu devrais prendre le contre-pied de cette attitude. Assume officiellement cette histoire de monture et dans deux jours ils seront passés à autre chose. » Un sourire. « Enfin ce n’est qu’une opinion, bien évidemment. Tu fais ce que tu veux et je respecterais ta décision. » Ce n’était pas comme si elle avait d’autres choix, de toute façon.

Il secoua la tête.
Hamster, grand-mère, peu importe. L'important, c'est la rime

La suggestion d'Aubépine était sensée. D'ailleurs, c'était ce qu'il avait prévu de faire. Enfin, sauf si l'on commençait à vouloir le dompter comme un vrai cheval. Hors de question qu'il se laisse attraper avec un lasso, et encore moins qu'on lui donne des coups de talons à éperons. Mais les blagues auxquelles il s'attendait de la part des enrôlés, des hennissements et des bruits de sabots sur son passage ou encore les réflexions un peu plus graveleuses sur son statut d'étalon à mi-temps, il serait capable de les gérer. Il avait connu pire, avec les rumeurs de demi-gigantisme à Beauxbâtons, et tout ce qu'elle impliquaient comme présupposés envers son intelligence.

C'est plus ou moins ce qui était prévu répondit-il. Moi qui pensais être trop vieux pour des rumeurs de cour d'école, je vais être servi! Mais c'est le meilleur moyen d'éviter que ça s'envenime. Plus je protesterai, pire ça sera
Il se souvint alors d'un des joueurs de quidditch qu'il avait entraînés, et qui arborait une petite barbichette ridicule. Un des joueurs l'avait, sans surprise, surnommé "Barbichette". Et cet idiot avait râlé chaque fois que ce surnom lui était jeté à la figure. Depuis, plus personne ne se souvenait de son véritable prénom. Il était devenu "Barbichette" aux yeux de tous, y compris de l'administration du club qui devait régulièrement vérifier dans ses contrats pour retrouver son nom. Souvent, on entendait dans les bureaux du secrétariat la question suivante: "mais comment il s'appelle déjà, Barbichette?"
S'il ne voulait pas devenir le Barbichette du domaine, Cormoran allait devoir se comporter différemment. Après tout, il luttait déjà contre "Jean-Mouette"...

Sinon, euh...
Il chercha une manière de poser la question sans que cela ne paraisse trop bizarre. Sa main droite empoigna ses cheveux alors qu'il réfléchissait, et ses yeux fixèrent ses propres sourcils froncés.
Tu veux continuer de chasser....je veux dire, le chat veut continuer? Ou tu veux que je le ramène quelque part, histoire d'alimenter la rumeur et de faire parler les débiles?
Il pouvait bien la transporter. Sa forme féline avait à peine pesé contre sa colonne vertébrale. Et sa forme humaine ne semblait pas bien lourde non plus. Il remarqua soudain à quel point elle était maigre! Était-elle malade?

La rime. En anglais donc. Concentrée, la jeune femme hocha la tête à nouveau. Elle n’était pas pour autant fondamentalement d’accord. Un hamster était drôle, car l’imagerie du géant chevelu en petit rongeur boulimique faisait sourire. Grand-mère ; cela devenait trop personnel. On pouvait avoir perdu sa grand-mère. Aubépine ne savait pas ce qu’il était advenu des siennes. Elle préférait ne pas y penser, s’imaginer que son frère seul suffisait à son bonheur. Après tout, c’était vrai 98% du temps.

« C’est quelque chose que j’ai remarqué il y a quelques temps déjà… » car le temps que Cormoran avait semblé passer tout seul, elle, elle l’avait passé à fréquenter des étudiants, des universitaires et des pseudo-artistes-intellectuels, « les cours d’écoles ne s’arrêtent jamais. On espère à chaque étape être débarrassés, qu’un biais, ou une sélection permettra d’éliminer les individus responsables de ce genre d’ambiance, que l’âge les rattrapant ils arrêteront mais en réalité, nous ne trouvions déjà pas ça mature il y a dix ans, et eux trouvaient déjà ça drôle. Il n’y a aucun raison pour qu’ils arrêtent. J’ai appris, à une époque, que la conscience de groupe était une sorte d’individualité qui se formait dès qu’un certain nombre de gens se réunissaient au même endroit. Parce que nous sommes des animaux sociaux, alors nous adoptons et répétons des comportements à type sociale avec des exclusions, des rites de passages, bref, nous sommes loin d’être aussi évolués que nous tendons à le croire. » Elle avait beau utiliser un « nous » de politesse, elle ne se comptait pas vraiment dans cette généralisation. D’abord parce qu’elle était chat, et les félins n’étaient pas sociaux. Ils toléraient la présence d’un groupe pseudo-familial. Et c’était tout. Ensuite parce qu’elle était elle, qu’elle s’était toujours considérée comme différente et qu’il lui fallait faire un effort pour plus ou moins réussir à s’intégrer. Ce que Sycomore ne faisait absolument pas. Lui réunissait les solitaires. Il était un créateur de groupes. Il ne rejoignait jamais quoi que ce soit de déjà défini. Par honnêteté, cependant, elle devait s’admettre qu’elle ne comptait pas non plus Cormoran dans le lot.Elle réfléchit.

« Le chat boude. Il prend toujours très mal lorsqu’une de ses proies – ou intérêt du moment, il n’a jamais été question de te manger – se transforme en humain. Il trouve cela…peu fair-play. » Nul. Je trouve ça nul. C’est de la triche. On peut même pas jouer tranquille. « Je pourrais monter sur ton dos si tu veux, par contre. Si je ne suis pas trop lourde. » Il n’avait peut-être pas envie de se trimballer une obèse. Elle rougit un peu, détournant le regard. Parler de son poids la gênait, toujours.

Nous sommes des animaux sociaux. Et Cormoran l'était doublement. Un humain qui vit en société, et un cheval qui vit en troupeau. Dans les deux cas, des exclusions et des rites de passage, comme le disait la ressortissante de la brigade Zouwu. Il aimait à croire qu'il était au-dessus de ça. Il s'efforçait de l'être, en gardant toujours du recul avant de juger les autres. En gardant son sang froid pour ne pas entrer dans le jeu de quelqu'un qui essayait de le provoquer. En voulant aider les autres lorsqu'il le pouvait, et en désamorçant les conflits de son mieux.
Mais rien de cela ne changeait le fait que, lui aussi, malgré son statut d'entraîneur, avait oublié le prénom de Barbichette et avait usé et abusé de ce surnom. Il s'était dit que cela lui servirait de leçon. Mais cela avait surtout servi ses propres intérêts en créant une sorte d'esprit d'équipe parmi les joueurs. Aux dépens d'un des leurs.

On ne pouvait échapper à la bêtise de sa propre espèce, et cette idée lui arracha un soupir.

En revanche, une autre idée le fit sourire. Celle du petit chat qui essayait de le manger.
Alors premièrement, dis au chat que ça tombe bien, je ne suis pas comestible
Pendant qu'il préparait mentalement son "deuxièmement", quelques informations se mirent en place dans sa tête, comme les pièces d'un puzzle. Le chat famélique, Sycomore qui s'en prenait à lui après qu'il ait pillé des aliments qu'il comptait cuisiner pour sa sœur, ladite sœur qui se pensait trop lourde alors que sa maigreur faisait peur à voir...
Il avait déjà vu des personnes atteintes de ce mal. Presque uniquement des femmes, qui venaient lui demander des conseils pour perdre du poids alors qu'elles n'avaient plus que leurs os, qui se désespéraient de se fatiguer trop vite alors que leurs corps ne disposaient d'aucune réserve d'énergie. Jamais il n'avait réussi à les aider. C'était normal, car ce problème ne relevait pas de la compétence d'un coach sportif. Il avait essayé de faire entrer du bon sens dans leurs têtes en leur parlant de ce qu'il connaissait du fonctionnement du corps humain. Mais ses paroles semblaient alimenter leur mal. C'était comme pour les railleries: plus il luttait, pire c'était.

Il adopta donc une stratégie qui fonctionnait parfois avec les railleries:
Et deuxièmement, tu penses vraiment que je ne suis pas assez costaud pour transporter un poids équivalent à une plume et demi sur mon dos? Tu sais que j'ai déjà cassé une batte sur un cognard quand j'étais gamin?
Et voilà. Un détournement du sujet, avec de l'autodérision en prime. Et pour couper court au débat, il recula et se pencha légèrement en avant. Ses bras s'allongèrent, se transformant en pattes qui touchèrent le sol. Le reste de son corps s'étira en arrière, et grandit pour reprendre la forme quadrupède.

Il esquissa quelques pas, se réhabituant à ses sabots, puis plia ses pattes comme il l'avait fait pour faire descendre le chat. Sauf que cette fois-ci, c'était pour aider l'humaine à grimper...

Je le savais, c’est un trop-gros berk même s’il mange de l’herbe fit le chat de tout son dédain félin pour ce qui n’est pas lui dans l’esprit de la jeune femme qui garda cependant son sourire habituel, celui qui ne voulait rien dire. Elle hocha la tête pour informer de la transmission de l’information. Comme elle pouvait tout voir et tout entendre lorsqu’elle était le chat, celui-ci avait accès a ses sens humains lorsqu’elle était elle-même. Il râlait d’ailleurs parfois de l’inaptitude de ces derniers. Sauf la vue, évidemment. Poliment, donc, elle attendit le « deuxièmement ».

« Tu es sur que c’était un cognard et pas un connard ? Parce que mon frère en cassé sur des connards, lui. » Les jumeaux n’avaient jamais aimé le Quidditch. A une époque, en bonne fille de sa mère, Aubépine s’y était intéressée, avait noté les règles, les différentes équipes, les championnats. Ca avait été important pour savoir comment préparer une soirée match pour ces messieurs, quoi servir, et prévoir une éventuelle défaite ou victoire. Les alcools à servir pour l’après n’étant alors pas les même. Mais aller d’elle-même sur un balai pour se la jouer sportive ne l’intéressait pas. En cours de sport, on l’avait vaguement nommée poursuiveuse puis elle avait échangé avec la danse qui la passionnait déjà beaucoup plus. Sycomore aurait fait un bon batteur mais il préférait les échecs. C’était comme ça. Elle fit une légère révérence tandis que son compagnon du jour se transformait à nouveau et se baissait à sa hauteur.

Souplement, avec une attitude née de l’habitude, elle s’assit en amazone sur le large dos de la bête, juste à l’endroit de la selle naturelle. Elle entortilla ses doigts dans la crinière drue de la bête pour ne pas tomber quand elle se relève et se retint de claquer la langue. « Quand tu veux, Cormoran. » fit-elle, à la place, de sa voix douce.

L’été avait souvent été le théâtre de cours d’équitation. Le plus souvent à califourchon, il fallait bien l’avouer mais parfois ainsi en amazone. Cela ne servait plus à grand-chose dans leur époque moderne mais la tradition voulait que… et IL refusait qu’on oublie les traditions. Même les pires. Surtout les pires. IL avait comme un amour inconditionnel pour tout ce qui pouvait lui donner encore plus de pouvoir sur ceux qu’il aurait dû aimer comme la chair de sa chair. Elle suivit son mouvement, souple, tranquille, ne laissant rien voir de ses pensées. « Tu veux tenter d’être subtil et t’enfoncer dans la forêt au cas où l’on rencontre quelqu’un ou foncer dans le tas et nous rendre du côté des baraquements ? » D’autres rumeurs naîtraient surement alors. Sauf si certains étaient assez intelligents pour déjouer la manœuvre. Dans tous les cas, elle s’en fichait. Sycomore ne frapperait pas quelqu’un dont Aubépine se fichait éperdument et qui ne lui avait rien fait. Et Lancelot... il était idiot de penser qu’il puisse ne serait-ce que lire les bêtises d’ardoise.

Non, pas un connard, un cognard. Mais pourquoi tout le monde le voyait toujours comme une brute épaisse? Anne, qui était presque aussi grande que lui et très douée pour les duels, subissait le même préjugé que lui. A l'époque de Beauxbâtons, Chloé, la plus petite de la famille, en usait et abusait. C'était "mon frère va te casser la figure" par-ci, "ma sœur va te péter la gueule" par-là. Mais il n'avait presque jamais frappé personne. Juste ce marchand de baguettes du marché noir, ce type saoûl dans un bar qui ennuyait tout le monde, ce demeuré qui n'arrêtait pas de le repousser en arrière en le traitant de "sang de bourbe" et qui avait fini, au bout de la cinquième fois, par lui faire perdre son sang froid...

Il s'ébroue alors que la jeune femme s'installe en amazone. Quelle idée! Il va avoir davantage de difficultés à gérer son équilibre, et risquer de la sentir glisser au sol à la moindre accélération. Il se leva doucement et fit quelques pas pour s'habituer à cette charge.

En guise de réponse à Aubépine, il trotta doucement du côté des baraquements. La forêt, ce n'était pas un bon endroit pour se promener. Trop d'obstacles, trop de détours à faire. Seul, il aurait pu tenter une traversée. Mais avec une demoiselle assise de travers sur son dos, c'était trop risqué.
Les volants s'étaient éloignés. Il fut pris d'une envie d'aller les rattraper, pour continuer de les agacer. Et si Aubépine en profitait pour leur lancer quelques sorts? Rien de bien méchant, juste de quoi les faire sursauter, voir si leurs ailes les gênaient lorsqu'ils se cabraient. Mais il n'avait pas de moyen de lui souffler l'idée. Les humains ne comprenaient pas ce qu'il voulait dire, quand il avait cette forme. Tant pis...

Il accéléra un peu. Son allure était suffisamment rapide pour que cela en vaille la peine, mais assez lente pour ne pas déstabiliser sa cavalière. Ou du moins, il l'espérait. En cas de problème, elle pouvait toujours le lui signaler...

Le sourire qui trônait sur le visage de porcelaine de la sang-pur avait quelque chose de profondément satisfait que l’on aurait pu confondre avec de la hauteur. Simplement, Aubépine n’était pas montée depuis longtemps. Elle appréciait le plaisir simple de se déplacer sans fatigue sur le dos d’un être vivant. Son corps, habitué, montait et descendait au rythme du petit trop, faisant travailler les abdominaux bien dessinés de la jeune femme. C’était comme une danse et malgré la position choisie, elle n’était absolument pas déséquilibrée. D’abord sa monture était large, ensuite elle faisait attention et enfin elle-même savait ce qu’elle faisait. Rapidement, les baraquements se profilèrent et, au milieu, près de la fontaine, la foule des jeunes profitant de l’après-midi d’été. Elle se pencha sur l’encolure de son camarade, lui murmurant à l’oreille.

« Tu devrais boire. C’est là que l’on regrette que tu ne sois pas un chameau. Cracher sur Granit aurait eu quelque chose de satisfaisant. »

Elle n’était pas en vendetta personnelle contre le Selkie, quoi qu’il puisse en dire mais ses piques incessantes sur sa pseudo-relation sur son frère, ses moqueries sur Pluie et, plus largement, son intolérance et son caractère en faisait un être profondément antipathique que la jeune femme prenait un malin plaisir à humilier. Tout comme elle était heureuse de dépasser, en cours, les quelques filles qui l’ennuyaient. Discrètement, en silence, juste pour elle, pour le plaisir de se savoir secrètement meilleure. Cela ne faisait pas d’elle quelqu’un de « bon » mais, sincèrement, elle s’en fichait pas mal. L’opinion des autres coulaient sur sa carapace sans jamais l’atteindre. Elle fronça les sourcils soudain, se rendant compte de l’absence de Cassiopéa derrière elle depuis le début de l’après-midi. Curieux.

« Tu sais. Tu pourrais parler à Cassie. Cassiopéa, Selkie, Intelligence, petite, brune, discrète, passe son temps à croire qu’elle est nulle. Elle est animagus aussi mais elle non plus ne parle pas à son animal intérieur. Peut-être que tes techniques lui seraient plus utile que les miennes. »

C’était à ça qu’elle excellait. Mettre les gens en rapport. Créer du lien. Tisser une toile d’obligations sociales. Prendre les gens un par un, apprendre à les connaître, les connecter, les renforcer ou les affaiblir selon les besoins. Distiller les informations obtenues. En prendre d’autres…

Il arriva près de la fontaine, entourée d'enrôlés plus jeunes que lui. Il ne leur adressa pas un regard, tout comme il ignora la suggestion d'Aubépine. Il n'avait pas soif. Et de toute façon, on peut mener un cheval à l'eau mais pas le forcer à boire, comme le disaient si bien les Américains.

Mais s'il ignora sa suggestion, il s'ébroua en entendant le nom de Granit. Un abruti de chez Selkie. La raison pour laquelle l'Infanterie avait la réputation d'envoyer les moins intelligents exécuter les missions les plus risquées pour relever le niveau du Domaine. Granit lui avait probablement dit toutes les blagues possibles sur les hommes aux cheveux longs, les Français, et les Français aux cheveux longs. Il l'avait même plusieurs fois appelé "la jument". Il espérait sans doute le faire sortir de ses gonds, pour s'en amuser. Ou peut-être se disait-il que l'enrôlé au caractère calme, nouveau dans la brigade, et souvent solitaire était une cible facile et sans danger. Il lui faudrait prouver le contraire, un jour. Mais rien ne pressait. Il aurait sa revanche, sans accès de colère, simplement en choisissant le bon moment et la bonne riposte.

Il ralentit, son allure passant progressivement au pas. Aubépine lui parlait d'une autre animagus. Cassiopéa? Il l'avait déjà croisée, mais ne la connaissait pas davantage. Il pourrait lui parler. Mais que lui dirait-il? Il s'imaginait mal l'aborder pour lui dire : "Hey! Tu ne me connais pas, et je ne te connais pas, mais il paraît que tu es animagus et que tu n'es pas bien dans ta peau, tu veux qu'on en cause?"
D'ailleurs, il se demanda si Aubépine ne trahissait pas la confiance de cette fameuse Cassiopéa en lui parlant à lui, un inconnu, de ses problèmes. Sa méfiance familière, celle qui lui avait tenue compagnie depuis l'arrestation d'Anne, le fit hennir doucement et secouer la tête. Devait-il s'attendre à ce qu'Aubépine aille parler de lui à d'autres enrôlés, voire à des instructeurs, pour leur demander de lui donner des conseils pour entretenir sa fourrure?
Non, la méfiance n'avait plus cours ici. Ils étaient tous enrôlés, tous dans la même galère. Et Aubépine paraissait l'avoir compris. Elle n'était pas Granit, heureusement.

Il continua donc de marcher, attendant qu'Aubépine lui demande de s'arrêter et de la déposer.

Pas de réponse, pas de pause pour s’abreuver. Aubépine n’insista pas. Elle ne faisait que des suggestions qui n’étaient pas forcément pertinentes et qui, de toutes façon, n’étaient rien de plus. S’il préférait parader au pas, cela le regardait. Par contre, et c’était intéressant à noter, il s’ébroua au nom de Granit. Il était clair que l’occamy ne portait pas son camarade dans son cœur. La jeune femme se demanda si l’étudiant avait conscience d’être aussi universellement méprisé ou s’il s’était tellement laissé griser par son groupe d’abrutis qu’il avait oublié qu’ils ne détenaient pas l’opinion universelle. L’animagus ralentit. Il semblait réfléchir. Ils déambulèrent un moment ainsi, la slave appréciant le plaisir simple de pouvoir réfléchir sur un cheval, le vent jouant avec ses mèches folles. Ils étaient dans la prairie lorsqu’elle releva la tête. Ils étaient seuls.

« Je pense que je peux descendre à présent. Merci de m’avoir supportée. » Le jeu sur le mot était bien évidemment fait exprès tout comme le fait qu’elle avait parlé dans un français impeccable, un peu maniéré comme tous ceux dont ce n’est pas la langue d’origine. Si elle avait appris cette langue depuis sa naissance grâce à sa nourrice, elle ne l’avait pas eu en dehors du cercle familial. Et puis l’employée était suisse, pas française ce qui compliquait également les choses. Sa première visite en France avait d’ailleurs été très décevante à ce niveau. Elle avait adoré Paris mais pas apprécié se rendre compte de la stupidité de son accent. Tranquillement, donc, elle attendit qu’il s’arrête et se laissa glisser, légère et souple, sur le sol. Ne sachant pas vraiment s’il voulait reprendre forme humaine pour continuer la discussion ou bien repartir taquiner les chevaux ailés, elle se tint un peu en retrait, silencieuse, patiente.

Il était sur le point de fléchir les pattes, pour aider Aubépine à descendre de son dos. Mais elle glissa sans aucune aide, à la manière d'une danseuse classique. Comme il enviait ces gens qui pouvaient faire des choses simples avec élégance, sans passer pour une brute maladroite et chevelue! Et la voilà qui parlait français, à présent. La seule langue étrangère qu'il avait apprise, avant d'arriver à Rementor, était l'anglais. Après de nombreuses années d'apprentissage, il était devenu capable de le baragouiner, de manière grammaticalement presque correcte, et avec un accent franco-texan. Où avait-il bien pu chercher la partie texane de son accent, lui qui n'avait jamais posé ni pied ni le sabot sur le continent Américain? En tout cas, ce sort qui avait donné aux enrôlés une parfaite maîtrise de l'anglais était une chance pour lui...

Il fit quelques pas pour se positionner face à Aubépine. Les normes sociales humaines le forçaient à faire des mouvements faciles pour les bipèdes, mais plus complexes lorsqu'il faut coordonner ses quatre pattes. Il fléchit ses pattes avant et baissa la tête, à la manière des chevaux dressés qui faisaient une révérence. Elle avait fait l'effort de parler français pour lui, la saluer correctement était donc la moindre des choses. Le salut, bien que correctement exécuté, fit retomber sa crinière devant ses yeux. Il secoua sa tête pour dégager son champ de vision et fit demi tour.

Il s'élança dans la direction des autres chevaux. Pas les chevaux ailés. Il n'avait plus envie de les ennuyer. Etait-ce le fait d'avoir réfléchi à tout ça sous sa forme humaine? Laquelle de ses deux formes influait le plus sur l'autre? Aubépine avait peut-être raison de distinguer la femme du chat comme elle le faisait. Il songea à prendre du temps pour aller à la bibliothèque et lire tout ce qu'il pourrait au sujet de l'animagie. Il y trouverait sans doute des informations à ce sujet. Et il pourrait les partager avec cette fameuse Cassiopea qu'il n'avait pas encore rencontrée.

Mais plus tard. Pour l'instant, il lui fallait voir si les chevaux non ailés l'acceptaient mieux que les autres. Et, surtout, s'ils étaient d'accord pour lui montrer de nouveaux endroits où trouver des fleurs. Ou peut-être même des pommes...