La nuit est tombée sur le Domaine et le début de mai, timide, disperse sa chaleur sous la bise froide d’un milieu de printemps frileux. L’air sent la fleur et le début de l’été, la rosée à venir et le métal du milieu de nuit. Pas de lune sous les nuages qui cachent ces étoiles inconnues qui me regardent aussi bien que les vraies. Je ne suis pas le seul à être réveillé en cette nuit. Je sais cet endroit hanté par ceux que fuient le sommeil. Je vois leurs portes fermées et les cauchemars qui s’y glissent parfois. Discret, je ne dis jamais rien, je ferme le placard de leurs peurs et je m’en vais à pas de loup, croque-mitaine de fête foraine vers d’autres espoirs, d’autres douleurs. Comme si je me nourrissais de souffrance, je me guide aux cris des esprits engourdis de peine et de désespoir. Je cherche ceux que la vie va quitter, je les accompagne, je tente de les joindre, de leur parler, de leur donner mon message d’espoir. Ce soir, cela n’a pas fonctionné et les âmes ont préféré les ténèbres à la douleur de vivre encore. Je ne les en blâme pas, j’ignore si je n’aurais pas préféré ce sort. Une mort. Deux. Des étincelles qui chancellent et s’éteignent avec un dernier souffle. Et je les envie, et je les déteste, et je m’en veux de souffrir si fort de leur disparition, ces gens que je ne connaissais pas, ces portes qui ne s’ouvriront plus.

Mon devoir est terminé pour la nuit. A l’aube, je recommencerais mes tâches éveillées. Baguettes et artefacts, sans cesse recommencés pour offrir un maximum de choix à ceux qui auront accepté de se battre à nouveau. Demain dans mon atelier, je pourrais créer à nouveau, éloigner la nuit en m’immergeant dans le flux magique de mon propre processus créatif. J’aimerais me dire que mes rêves m’appartiennent. Me perdre dans l’imaginaire gai qui était le mien à l’époque de ma vie où le soleil brillait. Mais la nuit m’a pris mes soleils, mes étoiles et, depuis, mes propres portes ne portent que les ombres déformées de ce que je vis derrière le sommeil des autres et les souvenirs de mes pertes passées empoisonnent mon présent, grisent mon futur. Je n’ai pas envie de dormir. Je veux oublier. Je veux me perdre. Je veux chasser cette fumée odorante d’opium, me perdre dans les vapeurs de cannabis. Je veux boire jusqu’à voir la fée verte et imaginer des loutres nageant dans le parquet du plafond. Je n’ai rien de tout cela, rien que ma flûte et c’est elle que je porte à mes lèvres tandis que la partition pour solo de flûte BWV 1013 de Bach naît sous mes doigts et répond au ronronnement des insectes. J’ai imaginé des bulles de lumière colorées dansant autour de moi en fonction de mon rythme et de mes notes comme autant de fée jaunes, dorées, oranges ou bleues. J’ai fermé mes yeux, j’oublie le monde, j’oublie la vie et la mort, la guerre et la peine, j’oublie que j’existe, simple souffle, simples doigts sur un manche de métal qui permet de faire passer, par un miracle inexpliqué, le souffle du monde, cette musique qui est tout et qui est rien et qui s’envole autour de l’obscurité pour chanter, claire et pure, son espoir d’un je-ne-sais-quoi joyeux. Un jour. Ou peut-être une nuit.

Quelqu’un. C’est un pas sur les feuilles, un souffle qui se retient, une présence que l’on sent sur la peau sans le comprendre vraiment. Le vent me prévient de cet autre qui est là aussi et écoute ma musique. Je ne m’interromps pas pour autant, je pousse ma musique jusqu’au bout, les boules de lumière continuant leur danse au rythme donné par mes lèvres. Ce n’est qu’une fois la dernière note emportée par le temps et l’air de la nuit que je me retourne, posant mes yeux clairs sur Boudica. En eux, pas de flamme, jamais mais l’eau des regrets qui ne coule qu’à l’intérieur, larmes sèches plus douloureuses encore que tous les cris de désespoir que l’on pourrait pousser. Elle a une tasse à la main. Elle non plus ne dort pas, visiblement. Ma flûte, toujours dans ma main droite est une immense baguette de métal dont le cœur serait mon souffle. Je la salue profondément, poliment. Je ne sais pas quoi dire. Je suis toujours timide lorsque je viens de jouer. Lorsque je rencontre quelqu’un. Paradoxal pour un musicien ? Pas vraiment. La foule est une assemblée d’anonyme, on n’y rencontre jamais personne. Etre sur scène, c’est être quelqu’un d’autre, se cacher derrière sa persona. Ce que l’on dit, ce que l’on montre, c’est du spectacle. Du faux. Seule la musique est un dialogue de l’âme et j’en suis le marionnettiste. Je ressens ce que veux mon public et le lui donne, amplifié par les haut-parleurs et parfois un peu de magie. Un critique avait qualifié mon style d’onirique. Je crois qu’il n’aurait pas pu me faire un plus bel hommage.

Mais je suis mort à présent et ne joue plus que pour moi. Cet instrument, forgé par les gobelins du domaine, à ma demande, n’est en rien comparable aux différentes flûtes que j’avais alors, choisies et échangées en fonction du morceau ou de l’intention que je voulais leur donner. Je n’ai plus les loges et les fleurs, les acclamations ou les applaudissements. Je n’ai plus rien que moi et, ce soir, une irlandaise spécialisée dans l’infiltration. Je cherche quelque chose à dire qui ne rompra pas le moment. Je ne trouve pas. D’un geste, j’envoie mes boules de lumière danser autour du visage de la froide rouquine. Elle est à présent dans la lumière. Moi dans l’ombre. Je préfère que ce soit ainsi. Le sort n’est pas compliqué et elle est tout à fait capable de le dissiper si elle le désire.

« Mauvais rêves ? » après-tout, je suis un spécialiste en la matière…parait-il.