Nous restons silencieux. Moi dans l’ombre, elle, auréolée de lumières multicolores, elfe au milieu des fées. L’air frais du soir continue de souffler, indifférent aux pensées humaines. Je ne veux pas savoir où m’emmènent les miennes, je sais que ce ne sont pas des endroits où je veux aller. Comme souvent lorsque je suis au repos, je me retrouve à regretter mes drogues et le soulagement qu’elles me procuraient, emprisonnant mon esprit dans un imaginaire qui le libérait du poids trop lourd de la réalité. Je me concentre sur mes sensations. Le bruit de l’herbe froissée et des insectes, les petites gouttes d’eau invisible montant du lac et se collant sur ma peau, la fatigue de mon corps de rester toujours debout, droit, et des muscles que je sollicite sans cesse dans mon effort de création. Si dormir pouvait me permettre de m’échapper, je crois que j’aurais pris congé de la jeune femme et me serais enfui au pays des songes. Mais ce repos-là n’est pas non plus le mien. Mes nuits, je les passe dans les royaumes des autres, à sonder les horreurs dans la recherche d’un esprit assez fort pour nous rejoindre, assez pur pour ne pas être abîmé par ce choix même. Comme les autres, j’ai été dans l’imaginaire de Polaris. Je ne m’en rappelle pas, j’en vois trop et tous se mêlent dans mon esprit. Les rêves sont des lieux de métaphore, des codes dont je n’ai pas la clef. Il m’est impossible de reconnaître une personnalité d’un songe.

J’en suis là et elle parle à nouveau, cette fois avec une question plus vaste, plus neutre, comme pour me retenir de m’envoler. Je lui rends mon attention physique. Un vrai regard. J’attends. D’entendre une suite ou de comprendre où elle veut en venir. De répondre à sa question qui en cache une autre. Moi aussi j’ai remarqué les constellations inconnues. Dans les îles grecques parfois éloignées de la lumière des villes, l’on voit facilement le ciel. Mais ce monde ne m’a jamais attiré. Dans le ciel, je vois le vide infini de l’espace intersidéral. Des eons et des eons de radiations pour quelques cailloux flottant. Les planètes qu’on nous montre sont rapprochées pour nous permettre de simplement concevoir la chose. Tant de vides. Tant d’étoiles seules, parfois déjà mortes alors qu’on les observe toujours, pliant le temps.

« Pas beaucoup. Juste suffisamment pour montrer à ma… » le mot meurt dans ma gorge. Ma fille. Ma sœur.Je ne sais pas duquel il s’agissait mais je ne veux pas y penser. « à mes proches l’étoile du berger et quelques constellations. » Je lève la tête, observant les dessins inconnus formés par les points lumineux sur la voûte céleste au dessus de nous. Je ne sais pas si ce ciel est un sort élaboré pour nous perdre ou une véritable preuve que nous ne sommes plus dans l’hémisphère nord. Pour dire vrai, cela m’est égal, je ne m’inquiète pas d’où je suis. Je sais que je n’en partirais jamais et, quoi qu’il arrive, lorsque j’ai pris ma dernière dose, je ne savais pas non plus où j’allais.

« Et vous ? Vous reconnaissez quelque chose ? » Je ne fais pas l’innocent, je n’essaie pas de faire croire que je ne sais pas où elle veut en venir. Je préfère la faire parler. Sa voix est comme une musique qui me permet de penser à autre chose. Je crois que, moi aussi, j’apprécie sa compagnie.

Ah. Découverte, réalisation, panique. L’étoile polaire ne veille sur personne, ce n’est que le mirage d’une planète accrochant la lumière du soleil. Pas même une boule de feu comme les autres. Elle indique le Nord aux voyageurs, rien de plus. Elle n’a guidé des caravaniers que parce qu’ils aimaient se perdre dans l’immensité des déserts. Je la laisse en proie à ses émotions, je n’interviens pas, je n’ai pas ma place dans ces paniques soudaines. Le ciel est le ciel. Il ne tombera pas plus aujourd’hui qu’hier et s’il décide de le faire demain, à quoi bon l’en empêcher ? Je ne m’intéresse pas à ce que je ne peux pas créer ou contrôler. J’ai abandonné assez vite l’idée de comprendre les mystères du Domaines et ceux du Projet. Ici je suis, ici je vis, parce que j’ai pris cette décision un jour, juste après avoir pris celle de mourir. Parce que, peut-être, suis-je trop lâche au fond pour abandonner la vie. Je ne perds pas plus de temps à tenter de comprendre mes motivations.

Par pudeur, j’ai détourné les yeux, lui laissant l’espace nécessaire à sa panique. Et puis la question. Celles qu’ils posent tous, les uns après les autres comme s’il était censé avoir la Réponse universelle. 42. Là est la réponse à la vie, la mort et le reste, d’après un livre un peu fou que j’aimais bien. En vérité, je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas comment. Je sais simplement que je ne sais rien et que je n’ai pas besoin de savoir. Peut-être sommes-nous morts dans une espèce de purgatoire. Peut-être sommes-nous sur une autre planète Peut-être sur un autre plan d’existence Ou peut-être des êtres magiques avaient la puissance nécessaire pour nous tromper ainsi.

« Parce qu’ainsi, même sans le vouloir, vous ne pourrez pas mettre vos camarades en danger. Les étoiles, pour ceux qui savent les lire sont comme une carte routière, elles donnent précisément des indications dangereuses. »

Je ne sais pas si c’est vrai, cela m’est égal, c’est une raison qui devrait calmer la jeune femme. Elle est raisonnable. Les jeunes aiment la raison. Tous ceux qui viennent réclamer leur baguette d’origine et me demander où elle est seraient bien moins véhément si j’avais un mensonge de ce genre à leur fournir. Je la sens vraiment affectée par cette histoire. Je cherche des paroles de réconfort. Une étoile et c’est tout un moment de douceur qui est brisé. L’être humain, volatile, ne sait pas se contenter du silence et du bonheur. Il semble chercher continuellement une raison d’aller mal. D’être en colère.

« Mais l’espace contient bien des mystères. Que nous ne puissions pas la repérer dans ce paysage inconnu ne veut pas dire qu’elle n’est pas là, anonyme dans la multitude et qu’elle ne veille pas sur vous. Vous devez lui faire confiance pour ça. Lui accorder votre foi. » Ou pas, comme il lui sied, cela ne changera pas ni ma vie, ni la sienne. Mais la foi, la vraie, est celle qui se donne aveuglément, sans preuve d’existence de l’être suprême, supérieur ou peu importe. J’ai foi dans la beauté des choses, dans la recherche d’une perfection inatteignable. Qui serais-je pour juger une jeune fille et sa foi en une étoile ?

Elle n’aime pas ma réponse. Je n’y attache aucune importance, cela ne me regarde pas. Le savoir est dangereux. Il fait mal. Il est aussi puissant, au fond, que les mots de pouvoir dont nous nous servons pour lancer des sorts. Et c’est la raison principale de l’absence d’accès à la connaissance magique des moldus et des mages qui en sont issus. Il serait plus simple pourtant de rompre le secret, d’instaurer un esclavage mais cette seule connaissance d’un monde qui les maltraiterait pourrait les pousser à la révolte alors que les non-dits sont plus insidieux et poussent chacun à se conformer à sa place. Qu’elle le veuille ou non, elle sait à présent. Pas parce qu’elle l’a deviné mais parce que je l’ai confirmé et elle ne pourra plus jamais ne pas entendre mes quelques mots. C’est cruel et cela me blesse. C’est inévitable. Ne posez pas de questions dont vous ne voulez pas connaître la réponse. N’attendez pas de ceux qui vous aiment qu’ils vous mentent pour votre bien. Ici, il n’est pas question de protéger mais de faire grandir. C’est douloureux. Nécessaire. Et tellement d’autres concepts absolus.

Je lui laisse son silence. Son soupir. Son agacement. Sa colère prend le pas sur sa panique, elle ira bientôt mieux. Dans mes silences, je la regarde, avant de laisser mes yeux clairs se perdre dans le ciel nocturne. Un autre soupir expulse un peu plus d’émotion. Poliment, j’accepte ses excuses d’un hochement de tête. Je n’étais pas blessé, j’avais bien compris que rien de cela ne m’était destiné. C’était la rage naturelle de l’être libre qui se rend compte qu’il est en cage. J’attends. Ses justifications, ses explications, ses besoins, ses demandes. Et elles arrivent, doucement, entrecoupés de souvenirs que je vois passer sur son visage sans en deviner la source. J’inspire. Polaris veut se retrouver, c’est aussi simple que ça. Du regard, je fouille la voûte au dessus de nos têtes. Au moins, nous avons la lune, c’est déjà familier. Les points lumineux me semblent à moi aussi intenses les uns que les autres. Ce n’est pas le moment de lui dire que certaines que nous voyons par delà l’espace et le temps sont déjà mortes, et que ce sont souvent les plus brillantes qui disparaissent les premières, brûlées par leur propre intensité.

« Celle là, à droite de la lune vous avez une sorte de…griffon, puis trois étoiles en ligne droite, sur le bec de l’espèce de chouette. » Je lance un sort et une lumière bleue vient entourer l’endroit approximatif de l’étoile à laquelle je pense. « Vous pourriez lui donner un nom, comme si l’étoile était une enrôlée parmi d’autres ? Après tout, nous acceptons bien les noms de constellation… » et si ça peut la calmer, cela ne me dérange pas d’offrir des étoiles à des jeunes filles. Tant que cela en met dans leurs yeux. Contrairement à l’adage, elles sont comme un sourire. Les offrir n’appauvrit personne et enrichit celui qui les donne comme celui qui les reçoit.