L’Aube. Il avait dormi. C’était toujours une surprise depuis son arrivée au Domaine. À chaque fois qu’il fermait les yeux, il s’attendait à ne plus les rouvrir. À mourir pour de bon. Il n’était pas encore habitué à ce quotidien et cette tâche qu’on attendait de lui. Il l’avait accepté, bien sûr, et il ferait ce qui est demandé de lui, mais son esprit contradictoire ne pouvait s’empêcher mille et uns questionnement. En cela, il n’était pas dépaysé : les derniers mois passés dans la jungle avaient pris la même teinte. Là aussi, il s’endormait sans savoir s’il se réveillerait.

Comme d’habitude, ses yeux s’ouvrirent d’un coup et il s’étira longuement. La présence rassurante d’un félin ronronnant sur son torse, la sensation de griffes se plantant légèrement dans sa peau, autant de signes qui lui signifiait qu’il était en vie et pour le moment, plus ou moins en sécurité. Le tatouage l’avait toujours aidé à s’ancrer dans la réalité qui l’entourait. Et comme d’habitude, il s’habilla rapidement, délaissant ses robes de sorcier trop strictes pour une chemise plus légère et un veston sombre le laissant libre de ses mouvements.

Il n’y avait pas encore trop à faire. Pas de cours à donner pour le moment, très peu de patients, très peu d’enrôlés qu’il avait déjà rencontré. Ils ne le connaissaient pas encore comme l’homme qu’ils devaient aller voir s’ils désiraient une réponse à leurs maux. Quelques discussions ici et là avec ceux qui étaient désormais ses collègues, mais très peu tout de même. Malgré leurs situations et le huit-clos relatif dans lequel ils se trouvaient, Lancelot restait tout de même sur ses gardes. Vieilles habitudes. La solitude ne l’avait jamais dérangé.

Pour apaiser son esprit déjà trop actif, la serre était la destination logique et idéale. C’était là où il se sentait le mieux, l’endroit qui lui était le plus familier même si bien différent de sa jungle foisonnante. La plupart des serres n’étaient pas fermées : il n’en voyait pas l’utilité. Elles n’étaient pas à lui, même s’il se considérait le gardien des lieux pour le moment. Les seules qui étaient interdites d’accès étaient celles posant un véritable danger pour une personne novice : Lancelot argumenterait que toute plante pouvait se révèler dangereuse si on la prenait à rebrousse-tige, mais il comprenait aussi le besoin de distinction.

Il fut surpris lorsqu’il entendit une voix auquel il ne s’attendait pas. Ses pas avaient étaient légers (là encore, vieille habitude de se déplacer sans que l’ennemi ne vous repère) et il s’arrêta près de l’entrée, fronçant légèrement les sourcils. Du français d’abord, une langue qu’il reconnaissait et comprenait mais ne maîtrisait pas entièrement, apprise à bâtons rompus, avant de glisser vers un anglais à l’accent rauque, un peu dur, mais tout de même clair et féminin. Il s'avança prudemment, sans souhaiter déranger la jeune femme qu’il aperçoit mieux maintenant, assise contre le mur de la serre. Elle semble fluette, légère, presque fragile mais également assurée alors qu’elle tourne les pages, et sa place ne paraît pas du tout incongrue au milieu d’organismes qui nécessitent à la fois un peu d’attention mais également qu’on les laisse vivre leurs vies.

Il ne sait pas si elle a reconnu une partie des plantes qui l’entoure, d’ailleurs, et a décidé de leur faire profiter de sa voix, pour voir, pour essayer, ou si elle se trouve ici totalement par hasard. Ça n’a pas vraiment d’importance.

Il pourrait partir sans rien dire et se diriger vers d’autres serres où d’autres plantes l’attendent. Mais personne ne s’est encore aventuré ici, pas qu’il ne sache en tout cas, et il est curieux. Curieux du livre qu’il semble reconnaître sans en être certain, curieux de la raison, curieux de la personne aussi, un peu. Alors il reste à la porte et s’éclaircit la gorge pour ne pas la surprendre, les yeux sur sa baguette, une posture la plus détendue et non-menaçante possible.

Ses pensées s’étaient perdues sur la plage normande, en France. Elle avait insisté auprès de son frère pour visiter cette curiosité géologique. Les jumeaux préféraient en général les gens et la culture aux beautés naturelles mais, pour cette fois, il avait cédé. Il cédait toujours. C’était son frère. Elle secoua la tête, reprit sa lecture, laissant le souvenir du ressac répondre aux chants des oiseaux qui saluaient l’astre du jour. Un vent frais soufflait, faisant battre l’ourlet de sa jupe sur ses chevilles dévoilées et les manches un peu ample de sa chemise en coton. Autour de son cou, le chat chassait la chouette. Comme toujours. Elle attrapa le pendentif et le glissa dans son décolleté, pour le sentir plus proche encore des battements de son cœur. Une mèche s’échappa de sa queue de cheval, elle la replaça derrière son oreille. Elle était seule.

Raclement de gorge.

Elle n’était plus seule.

Elle leva les yeux sur la baguette d’abord. Pointée vers le bas, l’artefact se dirigeait vaguement vers elle mais uniquement parce qu’elle était assise. La jeune femme glissa rapidement son regard sur la main qui tenait l’instrument, puis remonta jusqu’au visage. Un homme. Inconnu. Elle se releva, inconsciente de ses propres doigts serrés sur son arme et du sort de bouclier qui s’y accumulait déjà. Il n’avait pas l’air menaçant. Pourtant, si elle agita le poignet pour dissiper le sort, elle recula d’un pas, cognant son dos contre le verre de la serre. Son livre gisait au sol, abandonné. Elle n’avait pas vraiment peur. Elle n’avait pas sursauté. Mais elle ne l’avait pas entendu, bercée par ces mots qu’elle aimait et connaissait. Elle prit sur elle pour ne pas baisser la tête, releva les yeux avec la détermination du félin qui a décidé de ne pas se laisser impressionner. Il lui fallut quelques secondes pour accepter de ciller, de laisser échapper un léger sourire poli, son sourire de salutation, timide, réservé, très différent de la flamme sombre qui brillait dans son regard. Allons. Avec toutes les précautions, il y avait peu de chance que ce soit un ennemi. Et si s’en était un…et bien elle était seule, elle pouvait prendre le risque.

Elle lança un accio informulé sur son livre pour le ranger dans son sac et rangea l’instrument dans son étui, à portée de main mais encore moins menaçante que ne l’était l’étranger.

« Sir. » son anglais était parfait à présent, comme celui de tous les invités au domaine qui avaient mangé la pâte de fruit. Une tricherie, d’ailleurs, que ce raccourci, mais elle en comprenait la nécessité. Aussi, le choix du titre avait, clairement, été réfléchi. « On m’appelle Aubépine. Ai-je dérangé votre jardin ? » Encore une fois, si elle avait été sous forme animale, elle aurait eu une patte en avant, l’autre sur le recul et le langage corporel de la circonspection polie, sans la moindre trace de regret ou de remords. D’ailleurs, elle n’hésitait pas dans ses mots. A ses pieds, les brins d’herbe se redressaient doucement, gardant le souvenir de la forme de son corps. Autour, rien n’avait été dérangé. Doucement, le soleil de printemps continuait à se dégager de la ligne d’horizon.

Une halte.

Pendant un moment, aucun des deux ne bougèrent. C’était une danse à laquelle Lancelot était habitué et qui ne l’avait pas encore quitté. Il doutait que cela arrive un jour. Ses yeux se posèrent un moment sur la baguette de la jeune femme, clairement dans une position défensive, avant de se reconcentrer sur son visage et ce qu’il pouvait en lire. L’expression qui s’y posa alors ressemblait presque à un masque: quelques secondes d’un regard brûlant avant que ses traits se lissent. Il n’était pas capable de déterminer pourquoi, ne la connaissant pas, mais elle ne semblait pas sur le point de l’attaquer. Malgré son air frêle, il avait appris à ne pas se fier aux apparences. Le sort qu’il soupçonnait défensif disparut de la baguette d’Aubépine, ainsi que l’instrument alors qu’elle se redressa complètement et récupéra son livre.

“Lancelot.” Il corrigea, presque par réflexe. Le titre, bien que respectueux, résonnait étrangement à ses oreilles. Qu’il soit du fait de son statut d’Instructeur ou simplement du fait de son âge, il préférait utiliser le nom de code qu’il avait obtenu depuis son arrivée au Domaine. Ce dernier servait déjà à se distancer des autres, et c’était suffisant. “Je préfère qu’on m’appelle Lancelot, si cela ne te dérange pas. Nous sommes voués à nous recroiser au sein du Domaine, cela me semble plus pratique et plus juste.”

Sa propre baguette disparut dans sa manche, contre son bras, là où il la gardait habituellement. Il espérait que ce geste, bien que discret, puisse signaler un certain apaisement. Son objectif n’était pas de la chasser de cet endroit, bien au contraire. Plus les enrôlés deviendraient familiers avec ces lieux et plus son objectif de les former arriverait à son but. Et puis, il n’avait pas cette prétention.

“Les serres sont à tout le monde, je me contente juste de m’en occuper. Tant que les plantes ne se plaignent pas des visiteurs et que leur tranquillité n’est pas remise en question, je ne compte pas les en chasser. Tu ne semblais pas les déranger, au contraire.” Il expliqua simplement en se dirigeant vers le coin opposé de la pièce, invoquant avec facilité d’un geste du poignet le matériel qu’il avait laissé ici la veille. Elle était bien entendue libre de partir s’il l’avait dérangé, mais sa curiosité restait vive. “As-tu choisi cette serre par hasard?”

Il ne l’attaqua pas. Il rangea à son tour son arme, acceptant le quid pro quo. Aucun des deux n’agresserait l’autre par la magie aujourd’hui. Elle regretta de ne pas avoir de sel ou de pain à partager pour sceller l’alliance. Les rituels, à ses yeux, revêtaient énormément de sens, c’était ainsi. A défaut, elle lui offrit son alias et il fit de même, la corrigeant au passage.

Lancelot. Protégé de la Dame du Lac, prince orphelin recueilli, celui dont le destin était d’être partagé entre l’amour et la loyauté et dont la chevalerie donnerait naissance à la pureté. Un nom de héros. Un nom d’instructeur. Et c’était celui qui portait ce nom qui réclamait qu’on l’appelle par son simple prénom, sans titre ni signe de politesse. Le pire étant qu’elle le sentait parfaitement sincère. Elle s’autorisa le petit sourire amusé, presque retenu, des moments où la vie lui paraissait d’une ironie mordante. Elle avait un humour caustique qui s’y accordait bien. Elle attrapa le bout de sa jupe et fit une profonde révérence, avec toute la dextérité de celle qui a eu des cours de maintien et de danse tout au long de son enfance. « Qu’il en soit ainsi, Sire Chevalier » fit-elle en anglais tandis que son regard laissait échapper quelques étincelles de taquinerie avant qu’elle ne reprenne son sérieux.

« Elle était placée de façon à ce qu’en étant dos à elle, j’avais vu sur l’est, sans que l’horizon ne soit bouché par un arbre et un terrain dégagé à droite et à gauche, au cas où. L’arbre non loin offrait également une cachette si la structure du bâtiment se retrouvait compromise. » Ce qui était stupide étant donné qu’elle n’avait pas même vu l’homme arriver. « Et.si je ne me trompe pas, il y a dans celle d’avant des Angeluba, ces fleurs blanches qui font du bruit quand elles sentent des inconnus approcher ? » Sauf qu’aucun autre bruit ne l’avait dérangée. D’un autre côté, l’homme semblait chez lui parmi les plantes. Peut-être les fleurs connaissaient-elles Lancelot. « Je dois vous avouer que la botanique n’est pas parmi mes points forts. Cela dit, peut-être avez-vous besoin d’aide…Lancelot ? » Elle désigna du menton le matériel qu’il s’était invoqué. Ce n’était pas parce qu’elle ne s’intéressait pas plus que cela à la faune et la flore qu’elle allait rechigner à la tâche. L’esprit slave était avant tout un esprit de débrouille et d’entre-aide. Et dix ans en terre celte n’avait pas seulement émoussé cela.

La surprise s’afficha tout d’abord sur les traits plutôt fermés de Lancelot avant qu’un éclair d’amusement ne vienne la remplacer à la vue de la révérence qui lui était adressée. Cet éclair se traduisit par un léger plissement à la commissure de ses lèvres, sincère malgré sa finesse apparente. Il se courba en réponse, préférant le geste aux paroles qu’il économisait bien souvent. Sa révérence n’était pas aussi gracieuse que celle de la jeune femme, beaucoup plus ordinaire également. Il avait la chance de ne pas porter de jupe et de devoir simplement incliner son torse, mais il espérait que la manoeuvre était tout de même à la hauteur de l’échange. Un moment inhabituel dans l’atmosphère encore tendue et suspicieuse du Domaine et dans la vie de l’Instructeur, mais appréciable.

Son sérieux revint alors qu’elle expliqua les raisons pour lesquelles elle s’était installée dans cette serre en particulier, raisons qu’il comprenait tout à fait. Il lui adressa un léger signe de tête en guise de compréhension. “Un bon choix, même si je pense personnellement que les autres serres sont tout aussi intéressantes malgré leurs positions moins avantageuses. Mais je suis un tantinet biaisé sur le sujet.” Un trait d’humour à sa façon sans moquerie face à la prudence de la jeune femme. Il ne pouvait affirmer que les lieux étaient sûrs pas plus qu’il ne pouvait dire qu’il ne représentait pas une menace lui-même, et se retint donc de le préciser.

Son sourcil se leva à la mention de l’espèce bruyante qu’il connaissait bien en effet, souvent utilisée à des fins de surveillance. “C’est bien ça. Elles sont encore en phase d’acclimatation et peuvent se montrer un peu sensible, mais elles s’habitueront avec le temps si on les conditionne de la bonne façon. Tu en as déjà rencontré auparavant?”

Une conversation semblait s’installer, même si Lancelot semblait toujours peser ses mots avant de répondre. Rouillé serait le bon terme pour décrire ses bribes de réponses, encore peu habitué à une quelconque forme de compagnie. Sa curiosité par contre était toujours aussi présente, encore plus lorsqu’elle proposa de l’aider. À nouveau, un sourire trouva son chemin jusqu’à son visage. “Pour le moment, je me contente juste de vérifier qu’elles se sentent bien ici. Le plus gros du travail a déjà été accompli avant mon arrivée.”

Il expliqua simplement en attrapant un long instrument, mélange de baguette de sourcier et de baguette magique. Ce n’était qu’une copie de celui qu’il possédait avant, pas aussi précis et habitué à lui à son goût, mais il savait qu’il devrait s’en contenter. “Mais je pense qu’elles appréciaient ta lecture. Les plantes de cette serre ont tendance à être réceptives à notre langue.”

Surpris plutôt qu’offensé. La première réaction de l’instructeur parlait en sa faveur. Qu’il lui réponde ensuite selon le même langage n’était alors qu’une confirmation. Elle avait à faire à une personnalité dotée d’autodérision qui ne se drapait pas dans sa noble tâche de Directeur de l’Apprentissage. Elle pouvait donc se laisser aller devant lui, sans se cacher forcément derrière les souvenirs de son éducation. Elle se détendit légèrement, imperceptiblement. Toujours prudente cependant. Le félin en elle n’était pas apprivoisé, il en fallait bien plus. Elle écouta, attentive, comprenant le sous-texte. « Je me doute. Mais pour pouvoir le faire avec efficacité, il faut de meilleures connaissances en botanique que celles que je possède à présent. Peut-être par la suite me laisserais-je tenter par d’autres recoins mais… » elle s’autorisa à quitter l’inconnu des yeux pour les poser avec douceur sur l’endroit qui l’avait accueilli, protégé pendant quelques minutes de véritable pause, loin du chaos civilisé des baraquements. « J’avoue être une créature d’habitude et aimer avoir mon endroit, si tant est que l’on peut posséder ce genre de choses. »

C’était dangereux, elle le savait, d’avoir une routine. Cela rendait prévisible, traçable, repérable. Elle s’efforçait par ailleurs de varier certaines choses mais son temps du matin, elle en avait besoin. Sans, son esprit partait dans tous les sens et elle avait beaucoup plus de mal à supporter les irritations de la journée. Son sourire poli revint se poser sur son visage sans qu’elle ne le décide vraiment. Elle réfléchit.

« Oui, elles poussaient dans une de mes retraites de lectures et j’avais cru à l’époque que j’avais fait quelque chose de mal lorsqu’elles arrêtèrent de sonner à mon arrivée. Alors, je me suis renseignée et voilà. » Ses connaissances autre qu’académique étaient souvent de cet acabit. Un détail, une question et, aussitôt, une recherche pour savoir et comprendre. Cela lui donnait une érudition élevée mais cosmopolite et décousue. Elle haussa les épaules, fermant par là même cette partie de la conversation. Elle n’avait pas envie de dire où et comment elle avait croisé le chemin des anges. Elle n’était pas de celles qui donnent des indices concrets sur son passé. Des années d’exil lui avaient – entre autre – appris cela. Elle suivit du regard le long bâton puis l’instructeur, laissant apparaître une curiosité et un étonnement qui pour être polis, n’en étaient pas moins réels.

« Vraiment ? De quelle langue s’agit-il ? Le comprennent-elle ? » Si une plante pouvait comprendre un discours…voire même le retenir, les implications étaient énormes. Et il fallait qu’elle le sache pour veiller à ne pas laisser échapper d’information compromettante. Mais surtout, elle s’intéressait aux implications, car une langue, pour la slave polyglotte, c’était l’expression d’une façon de penser.

À nouveau, un sentiment de compréhension et un léger hochement de tête pour le souligner. La routine et les habitudes avaient été les premières choses qu’il avait cherché à son arrivée au Domaine. Les serres le matin quand les plantes étaient encore tranquilles, quand son propre esprit n’était pas rempli de doutes, semblables à ses escapades dans la jungle quelques mois auparavant. Le service à thé qu’il avait péniblement recréé avec l’aide des Elfes de Maisons, la valise comprenant les effets personnels au plus proche de ceux qu’il possédait par le passé.
Comme souvent, il appréciait plus le fait d’écouter que de répondre lui-même, de se dévoiler, même si tous ces exemples lui venaient facilement en tête. “Je suis au moins satisfait du fait que tu trouves l’endroit accueillant, du moins assez pour penser y venir régulièrement. Les connaissances viendront par la suite, je l’espère.” Dit-il, le pensant sincèrement.

Il lui sembla clair qu’Aubépine ne souhaitait pas donner plus de détails sur sa rencontre avec les Angelubas, pas plus qu’elle n’en avait dit. Bien que cela lui semble dommage car toujours intéressé par la relation que les personnes qu’il rencontrait, même sporadiquement, entretenaient avec la nature qui les entourait, il ne pouvait la forcer et n’en voyait pas particulièrement l’intérêt. Elle n’était pas un ennemi, elle n’était pas une mission à résoudre.

Pour l’instant, elle n’était pas encore une personne à découvrir, pas vraiment. Il était trop tôt pour déterminer si cette interaction serait unique ou non, même si le peu qu’il avait vu de la personnalité de la jeune femme lui semblait déjà plaisant.

Le sujet s’engagea rapidement vers un terrain qu’il connaissait plus, et son sourire se fit d’autant plus sincère. “Je dirais que la langue n’a pas d’importance. Les plantes sont plus réceptives à… l’inflexion de voix, le ton. La volonté et les intentions, aussi, pour certaines.” Il expliqua, utilisant la baguette qu’il tenait à la main contre les feuilles et tiges d’une fleur à proximité, provoquant un léger bruissement de l’objet, répétant l’opération sur une autre pousse. “Ce n’est pas la même forme de communication, mais elles nous comprennent, d’une certaine façon. C’est une autre langue à apprendre.”

Elle releva les yeux vers lui. Il avait l’air sincère. A nouveau, l’ombre d’un vrai sourire joua sur ses lèvres alors qu’une lumière un peu moqueuse s’allumait dans son regard pourtant sérieux. Qu’elle acquiert des connaissances par la suite dépendrait entièrement de lui, de son talent pour l’enseignement et de l’intérêt et la passion qu’il arriverait à mettre dans ses cours. Jusqu’ici, les soins des plantes, sans l’ennuyer, ne l’avait que modérément intéressée. Elle respectait le vivant mais préférait étudier le comportement de l’homo sapiens à celui des mandragores. Même si, elle devait bien l’avouer, les plantes étaient souvent moins stupides. Par chance, il sembla saisir sa volonté de ne pas s’attarder sur le passé et la respecter. (Elle n’était pas aveugle au point de croire que son changement de sujet avait été subtil)

Le nouveau sujet sembla lui plaire, qui plus était. Son sourire se fit plus sincère, traversant le masque de politesse qu’il avait mis. Elle préférait ça. Il avait une lumière sur le visage quand il souriait. Quelque chose lui soufflait qu’un homme qui passait sa vie à soigner de la verdure ne pouvait pas être fondamentalement mauvais alors que sa raison lui repassait en mémoire tous les dictateurs ayant une passion connue pour les roses ou la musique classique. Le rêve avait été clair. Ils venaient pour combattre. Il était idiot de se dire que toute personne ici n’avait pas en elle sa propre dangerosité. Ici comme ailleurs, elle ne devait pas baisser sa garde. Cela ne voulait pas dire cependant qu’elle ne pouvait discuter avec personne.

« Je vois. Comme avec un bébé ou un animal, ce ne sont pas tant les mots prononcés que les inflexions et l’intensité – et je dis bien l’intensité, pas le volume – de la voix qui compte. Je ne sais pas si l’on peut ranger ces informations dans le non-verbal d’ailleurs car si l’on utilise pas le verbe à proprement parler, cela reste un indice vocal et auditif. » Elle réfléchissait vraiment à la question, comme son accent traînant sur la fin et l’air un peu pensif sur son visage l’indiquaient. Puis, avec un nouveau sourire, toujours le poli qu’on lui avait appris, elle rangea la question dans un coin de son esprit. « Si elles entendent, alors elles doivent avoir des capteurs de son ? Je ne suis pas très érudite en anatomie mais il me semble que nous entendons par des vibrations au niveau de nos oreilles. Comment font ces plantes-ci ? Par des capteurs sous forme de cils peut-être ? Est-ce qu’il est possible de trouver la longueur d’onde qui leur convient pour programmer des enregistrements qui les ferait en quelque sorte se taire ? »

Lancelot l’écouta attentivement, observant du coin de l’oeil ses réactions, les expressions songeuses de son visage, la vivacité qui transparaissait de ses propos. Son corps était encore tourné vers la plante, mais Aubépine avait une grande partie de son attention. Son sourire se fit plus prononcé. Il ne put d’ailleurs s’empêcher un léger rire devant les questions qui lui étaient posées. À nouveau, aucune moquerie ne transparaissait de son expression, il y avait même dans son regard une certaine lueur d’appréciation. “Pour quelqu’un qui prétend ne pas avoir les connaissances nécessaires en botanique, tes questions sont plutôt adéquates. Je n’ai aucune crainte quant à ta compréhension en la matière.” Il expliqua d’abord.

Il aurait été un bien piètre instructeur s’il n’avait pas réfléchi à ces questions auparavant, mais il prit tout de même le temps de rassembler ses idées, continuant de bouger calmement vers les différents spécimens et cherchant ses mots. “Des études moldues ont été effectuées à ce sujet. Des souches ont été enfermées dans des boites hermétiques, à l’abri de la lumière et sans contact avec le sol par lequel elles envoyaient d’habitude de légères vibrations. Malgré cet espace clos, les plantes ont réussi à transmettre divers messages à leurs congénères, comme celui de ne pas s’attaquer mutuellement en privant l’autre de ressources dans le cas d’espèces similaires. Ces scientifiques ne savent pas encore expliquer s’il s'agit de vibrations infimes ressenties sur une longueur d’onde qui n’est pas perceptible pour nous, ou si l’échange se faisait plutôt au niveau de capteurs chimiques situés sur les feuilles ou à même les racines. Quoi qu’il en soit, ils sont persuadés que ‘l’écoute’ est responsable.”

Une pause, à nouveau. Il se tourna vers la jeune femme, l’air pensif. “Bien entendu, la communication avec des plantes magiques tend à être plus facile puisque le flux qui les habite les rend presque sentientes. Elles sont plus à même d’exprimer leurs besoins. Mais cela rend la tâche de les apprivoiser tout aussi complexe. Je suppose que de la même façon que j’ai réussi à me faire aimer de certaines, il doit être possible de trouver la façon de désamorcer celles utilisées à des fins de surveillance. Par le biais de messages chimiques familiers, par exemple”

D’autres idées lui venaient en tête, mais il avait déjà monopolisé la parole assez longtemps. ”J’ai quelques livres qui s’intéressent à la communication des plantes qui nous entourent, si cela t’intéresse. Je n’ai pas encore eu l’occasion de passer assez de temps dans la libraire du Domaine pour savoir si celle-ci est plus fournie.”

Adaptées ? Elle ne savait pas, juste que le rire de son interlocuteur la fit sourire un peu. Elle ne sentait pas jugée, ou alors dans le bon sens. Il verrait par lui-même à quel point elle se souciait peu des plantes en tant que telles. Seul l’objectif comptait. Comme beaucoup de slaves – disait-on, elle n’avait pas vérifié la véracité du stéréotype – elle était surtout pragmatique. Problème et solution. Information et conclusion. L’imagination était sa plus grande force. Elle avait ce truc qui lui faisait surtout trouver des réponses non conventionnelles alors que son frère, lui arrivait d’un coup d’œil à prévoir les coups de l’adversaire et connaitre la place les mouvements de chaque pièce. C’était ce qui rendaient leurs jeux si intéressants. Elle testait des mouvements illogiques et incongrus, il répondait avec son implacable logique. Elle était douée. Il était meilleur. Et le bracelet qu’elle portait à la cheville avait plus de pierres noires que de blanches. Pour le moment … et selon le jeu, cela allait sans dire. Elle décida de le laisser parler, de ne pas l’interrompre. Les gens étaient toujours plus vivants quand la passion les animait et celui-ci était indubitablement un passionné. Il réfléchissait avant de répondre, il utilisait un langage adapté sans sombrer dans le paternalisme. Il ferait un bon professeur. Instructeur. C’était tellement stupide, ces appellations. Instructeurs. Enrôlés. Comme si l’on voulait gommer des distinctions qui existaient dans les faits. Les « adultes », guillemets dans le texte, étaient plus savants et plus puissants mais désespérément peu nombreux. Celui qui avait eu l’idée du Domaine était visiblement une personne très intelligente qui savait, elle aussi, penser en dehors des sentiers battus. Et elle s’était laissée distraire. Elle baissa les yeux, un peu gênée, remontant les sons dans sa tête pour tenter d’en saisir le sens puisqu’elle n’avait pas fait attention aux mots.

« Des genres de phéromones ? Comme les chats ? Enfin je veux dire comme les animaux qui marquent leur territoire pour dire « j’ai besoin de cet espace pour subvenir à mes besoins ? » Elle s’était dévoilée bêtement. Restait à voir s’il allait rebondir là-dessus. Pour cacher sa gêne à nouveau, elle releva la tête et haussa les épaules. « Je dois me tromper, excusez-moi, je saute parfois bêtement aux conclusions. Je lirais votre livre avec plaisir. » Votre livre. Tant pis. « Je n’ai pas encore eu le loisir de visiter la bibliothèque non plus. Si ce n’est pas impertinent ou contre les règles, je vous proposerais avec plaisir de tenter l’expédition ensemble ? » Léger sourire à nouveau mais celui-ci réel, timide. Elle était certaine qu’il refuserait. Elle ne savait pas pourquoi elle avait proposé mais elle trouvait quelque chose d’extrêmement ironique à présenter une visite de la bibliothèque comme une Aventure dans un endroit recelant autant de secrets que celui-ci.

Bien qu’il attendait sa réponse, dans le sens qu’ils conversaient à présent de façon plutôt fluide sans craindre d’imposer sur le temps de l’autre, il ne cherchait pas à la presser. Il cru comprendre que ses paroles lui avaient donné à réfléchir. Son visage s’était transformé en quelque chose de plus absent, ses traits lisses légèrement fermés, ses yeux perdus dans le vide. Il lui glissa un regard avant de se reconcentrer sur sa tâche. Il ne voulait pas la gêner, et il savait bien que parfois il s’emportait sur des sujets qui n’intéressait que lui.

Puis, une question survint et le léger rire apparut à nouveau. “Non, non, c’est correct. Exactement comme les chats. C’est peut-être pour ça que je les affectionne presque autant que les plantes.” Il se permit avec humour. Circa - ou, comme Lancelot l’appelait encore affectueusement, Gros Matou - ronronna d’appréciation contre sa peau, une légère vibration que lui seul pouvait percevoir. Bien qu’il n’était qu’une image, le croisement d’un esprit magique et d’un dessin, il faisait tout de même preuve d’un sens de territorialité. En l'occurrence, son territoire était bien souvent le corps du Médicomage lui-même. Il aurait pu continuer sur le fait que les plantes, ne pouvant se déplacer pour se frotter à leur territoire, avaient dû trouver un autre moyen astucieux de signaler lorsqu’elles occupaient déjà le terrain, mais elle avait enchaîné vers une autre question qui fit hausser un sourcil à l’instructeur, brièvement.

La proposition n’était pas si incongrue. Elle n’était pas non plus contre les règles, pas qu’il ne sache. Les instructeurs et enrôlés étaient voués à se voir et à passer du temps ensemble. Le Domaine était vaste, mais pas au point qu’une communauté ne se forme pas. Parfois, la proximité permettait aussi s’améliorer la communication, chose qu’il avait facilement constaté en travaillant auprès des résistants. Toutes ces raisons, très logiques et raisonnées, n’étaient pas forcément celles qui le poussaient à dire oui. Il aimait les livres et la compagnie de quelqu’un qui possiblement les aimait aussi n’était pas quelque chose qu’il souhaitait fuir.

“Ça ne me dérangerait pas.” Il accepta d’un léger signe de tête. Et puis, de son habituel sourire, juste assez de taquinerie dans le regard pour montrer un certain sens de l’humour face à la situation. “À deux, nous aurions moins de chance de nous perdre ou de nous faire chasser par des Elfes de maisons un peu trop zélés.”

Ainsi, il aimait les chats. L’information lui fit plaisir, aussi idiot que cela lui paraisse même à elle-même. Qui n’aimait pas les chats ? Il n’y avait rien de plus banal que l’appréciation des animaux venant d’un homme ayant une passion aussi visible pour les plantes et donc la nature en général. Cela ne voulait rien dire. De la conversation banale. S’ils avaient été là-bas, ils auraient sorti leurs smartphones pour comparer les photos de bestioles kikinou avant de râler sur le temps qui se détraquait et les derniers repas de la cantine. Toutes ces choses sans importances qui servaient de rituel social entre les êtres – moldus pour le coup mais les sorciers comparaient les tailles de baguettes ce qui n’était guère mieux – et qu’elle avait appris à utiliser pour se fondre dans la masse. Et pourtant, elle n’avait pas envie de rester dans le neutre et le plat.

« Je note. Pour le jour des Professeurs, vous apporter un pot d’herbe à chat. Voilà qui mêlera vos deux passions. » Une taquinerie de nouveau. Un nouveau test, à ne pas douter. Elle cherchait les limites, toujours dans celles de la plus stricte politesse. Malgré ses tentatives d’humour, elle restait dans le domaine professionnel. Elle ne faisait rien d’incongru et le savait parfaitement. Cela devrait suffire. Elle l’espérait tout du moins. Et puis… elle aimait bien l’herbe à chat. Et l’idée de lui offrir un cadeau rien que pour le voir embarrassé. En bref, elle l’aimait bien, s’avoua-t-elle soudain avec une clarté d’esprit qui la fit froncer les sourcils. Voilà qui était inattendu et inhabituel. Elle n’était pas du genre à se lier aux autres, surtout pas si vite et il était très rare qu’elle ne juge pas les autres lents, désagréables ou gentils au sens péjoratif du terme. Elle remit une mèche de cheveux derrière son oreille, enfouit la pensée loin derrière d’autres considérations et se concentra sur la suite de la conversation. Contre toute attente, il avait accepté son offre. Peut-être qu’il l’aimait bien aussi. Plus honnêtement, il devait se sentir seul ou peut-être ne connaissait-il pas grand monde non plus. Ou alors il avait voulu aider une petite enrôlée timide. Elle ne pouvait pas savoir. Ne voulait pas se faire d’idées. Elle se força à sourire…puis le fit pour de vrai à l’image cocasse de l’Elfe les poursuivant.

« Je vous dirais bien que votre présence à mes côtés réconforte la demoiselle en détresse que je suis, Sire Chevalier, mais ce serait mentir et, de plus, j’ai comme l’impression que, le cas échéant, vous ne me permettriez pas de jeter des pots de bégonias à la tête de la créature en furie. Alors que tout le monde sait que c’est la seule façon de distraire un tel danger. »

“On ne m’a pas prévenu qu’être Instructeur ici aurait de tel bénéfice. Si j’avais su, je m’en serais peut-être réjoui plus tôt.” Une autre taquinerie si facilement prononcée pour répondre à la sienne, de bonne guerre. Il lui semblait que le sourire qui avait trouvé place sur ses lèvres n’avait pas vraiment discontinué depuis le début de leur conversation. Ce n’était pas gênant en soi, simplement inhabituel dans son quotidien, mais prévisible également. Ou tout du moins, possible. Bien qu’il doive se forcer pour sociabiliser avec les autres, il n’avait pas prévu d’apprécier la compagnie de ceux qu’il croisait. Un peu utopiste, comme vision, il en avait conscience maintenant. Ce n’était pas vraiment une déception.

“Tu risques d’ailleurs de faire des heureux, même si j’ignore si les environs abritent des chats errants. Et l’opinion de mes confrères sur le sujet.” Il continua sur la même note, même si celle-ci était plus pensive. Un heureux en particulier serait le félin qui ronronna à nouveau sur sa peau, encore peu habitué à ne pas être libéré aussi souvent qu’il le souhaitait pour se prélasser dans les herbes environnantes. Sa peau le démangeait parfois, comme devant à nouveau s’habituer à leur proximité forcée, alors que le womatou était une partie de lui depuis bien longtemps.

Ses mains étaient maintenant occupées par la plante qu’il avait observé auparavant. Il avait sorti un flacon rempli d’un liquide huileux à la couleur doré, versé quelques gouttes sur ses mains avant de s’affairer au niveau des racines. Ses gestes étaient lents et précis, presque attentionnés d’une certaine façon, avec la même attention qu’il donnerait au soin de ses patients. Il tourna cependant légèrement le haut de son corps pour pouvoir observer Aubépine et lui répondre. “Au contraire, j’espérais justement que tu serais à même de nous sortir de cette impasse. Par contre, je veto définitivement l’utilisation de bégonias, ces pauvres plantes risqueraient d’être traumatisées. Je pense que nous aurions le même résultat en jetant un service à thé ou de la vaisselle quelconque.”