Sa première tentative s'était soldée par une douloureuse extraction de larves qui avaient fusionné avec sa peau. La conséquence principale avait été une vive douleur sur le dos de sa main, ainsi qu'un malaise chez l'infortuné médicomage qui avait réparé sa plaie. Une réussite en demi-teinte, donc. Il avait bien enfermé quelque chose dans sa peau, comme il l'avait voulu. Cependant, cela n'avait pas été ce qu'il souhaitait.

Sa seconde tentative était plus fructueuse. Il avait enfermé dans sa peau une simple phrase écrite et l'avait restituée à l'identique grâce au rituel complémentaire qu'il avait conçu. Et la phrase était ressortie intacte, sans mélange dans les lettres ni contresens. Il avait craint d'extraire une soupe de lettres qu'il lui aurait fallu réassembler. Il avait craint de restituer une phrase sans aucun sens. Il avait même eu peur de ne réussir qu'à s'arracher la peau encore une fois, et s'était préparé à voir apparaître les os et les tendons de sa main sous ses yeux. Mais heureusement rien n'avait été de travers cette fois. Il ne restait qu'à répéter l'essai avec des messages plus complexes. Ce qu'il avait fait ensuite, lors de ses troisième, quatrième et cinquième tentatives.

Plus le message s'allongeait, plus la désagréable sensation de se faire effilocher la peau lors de la restitution du message s'accentuait. Mis à part ce problème mineur, son sort paraissait fiable. Ne restait plus qu'à le tester de manière un peu plus sérieuse. Car le but de ce sort était avant tout de transporter des informations de manière sûre, sans que le porteur ne connaisse le message. Il fallait qu'il fasse appel à quelqu'un qui serait capable de trouver comment extraire son message caché. Son dispositif devait être à l'épreuve des mages noirs et pour cela il fallait que quelqu'un trouve ses failles pour qu'ils puissent les combler. Et qui d'autre que Morrigan, celle qui enseignait aux enrôlés comment extraire l'information des messagers, pour malmener son système jusqu'à en révéler toutes les faiblesses? L'idée de trouver comment briser ce qu'il avait construit l'emplissait d'un mélange d'appréhension et de joie. Soumaworo avait toujours eu ce rapport étrange avec ses créations: il s'amusait autant de les voir vivre qu'il aimait les mettre en danger. Chaque destruction était, pour lui, une occasion de reconstruire en rendant invulnérable à ce qui l'avait causée. Une sorte d'évolution appliquée à la magie, en somme.

C'est pourquoi il se rendit au bâtiment Occamy et descendit la volée d'escaliers en colimaçon. Derrière la porte, la température était déjà bien plus fraîche qu'à l'étage. Chez lui, au Sénégal, une telle architecture serait salutaire pour se remettre des températures qui montaient toujours plus haut chaque été. Mais ici, au Domaine où il faisait déjà froid, c'était presque redondant. Il frappa et attendit que Morrigan lui permette d'entrer. Il avait choisi son horaire de visite en étudiant les emplois du temps des instructeurs et en déduisant la probabilité de trouver celle qu'il cherchait dans son antre.

Morrigan? Puis-je prendre un peu de votre temps? J'aurais besoin de vos compétences pour...disons, une mise à l'épreuve

Il se tenait aussi droit et s'exprimait de manière aussi respectueuse que du temps où il travaillait comme diplomate. Cependant, deux détails trahissaient sa hâte de tester enfin le sort qu'il avait créé: la couleur d'or clair, presque argentée, de ses iris, mais surtout les fossettes aux coins de ses lèvres, signes que s'il se laissait aller il afficherait le sourire béat d'un gamin qui s'apprête à étrenner un nouveau jouet...

Morrigan revient à la réalité en sursaut. Le souffle saccadé, elle prend le temps de recouvrer ses esprits - quelques secondes tout au plus. Elle porte son thé - maintenu chaud grâce à la magie - à ses lèvres. De son autre main, elle vient tamponner un mouchoir de tissu sur son visage pour essuyer les gouttes de sueur qui perlent sur son front, malgré la température glaciale qui règne dans la pièce. La Dame en rouge prend le temps qu'il lui faut afin de remettre ses idées en place, et bientôt, il n'y a plus aucune trace de ce qu'elle vient de traverser.

Ce qu'elle vient de traverser ? L'enfer, une nouvelle fois. Comme un sportif aguerri, il n'y a que l'entraînement pour la maintenir à un niveau qu'elle juge respectable. Elle trouve qu'elle a perdu de son endurance, depuis qu'elle est ici. Malgré ses efforts, malgré son entraînement, malgré son expertise, sa vie n'est plus la même depuis qu'elle est à l'abri, au sein murs de pierres épais. Elle n'a plus l'adrénaline qui venait avec ses obligations de missions, elle n'a plus non plus la régularité de l'action qui ne l'oblige à penser qu'à sa prochaine mission d'extraction.

Et ce n'est pas une bonne chose, pour la sorcière. Elle ne doit pas faiblir. Elle ne doit pas abandonner. Elle ne doit pas oublier la douleur physique et mentale à laquelle elle avait fini par s'habituer - non, on ne s'habitue jamais à la souffrance. Disons plutôt à la douleur dont elle avait fini par s’accommoder. La force de son mental n'était plus à prouver à quiconque, à l'instar de sa volonté de fer. Mais même les plus grands guerriers conservaient des faiblesses. Pour Morrigan, c'était ces cauchemars qui revenaient de plus en plus souvent, qui la réveillaient parfois en sursaut au milieu des nuits les plus sombres. C'était aussi des visages qui se rappelaient à son esprit alors qu'elle avait dû les laisser derrière elle depuis bien longtemps déjà.

Elle fut sortie de ses pensées par le bruit de pas qui résonnaient dans la cage d'escalier. Le genre de bruits par lesquels on ne peut jamais se laisser surprendre. Comme un pantin, Morrigan chassa ses sombres pensées et recouvra sa joie de vivre et son sourire usuels. Ils n'étaient pas qu'une façade, mais il y avait des fois où elle devait se forcer plus que d'autres. Elle attrapa une de ses plumes et continua de rédiger ses observations de suivi pour la journée, avant d'oublier ce qu'elle avait accompli. Lorsque les coups retentirent à la porte, elle écrivait donc comme si elle n'avait fait que ça de son après-midi, toutes traces de ses démons effacées.

Elle attendit quelques secondes avant de se racler la gorge délicatement.

- Oui, entrez ! Dit-elle d'une voix chaleureuse.

Lorsque Morrigan vit Soumaworo pénétrer dans sa salle, elle l'accueillit avec de grands sourires. D'un coup de baguette, elle ordonna à sa plume de finir ses observations pour elle, et leva sa tête de son bureau.

- Mes compétences ? répéta-t-elle, amusée. Bien évidemment ! Je vous en prie, asseyez, vous.

D'un geste élégant, elle désigna une chaise située de l'autre côté de son bureau.

- Est-ce que vous souhaitez un thé ? Un café ? Un chocolat chaud ? Des biscuits ?

Sans attendre de réponses de sa part, elle se leva et entreprit d'aller préparer une boisson chaude pour son collègue. Elle avait fini par se sentir confortable dans cette ambiance glaciale, mais elle était bien consciente que ce n'était pas le cas pour tous. Pendant que l'eau chauffait, Morrigan se retourna vers son collègue et plongea son regard dans le sien.

- Eh bien, eh bien ! Que puis-je faire pour vous aider, Soumaworo ?

Aux antipodes de l'ambiance sombre de la salle, le sourire radieux de Morrigan l'accueillit. Le décalage était tel que l'on pouvait se demander comment la dame aux yeux bleus pouvait être d'une si bonne humeur dans un lieu si sombre. Soumaworo pensa que Morrigan était de ceux qui préfèrent la tranquillité et l'obscurité à la foule et à la lumière. Lui-même comprenait l'attrait de la solitude, parfois. Il avait toujours préféré se trouver en compagnie de personnes peu nombreuses mais qui lui étaient chères plutôt que les réceptions mondaines auxquelles il avait participé lors de son ancienne vie. Cependant, l'attrait de l'obscurité restait mystérieux à ses yeux...

Il remercia son hôtesse d'un hochement de tête et avança vers la chaise qu'elle lui désignait.
Oh ce n'est pas néc...
Mais Morrigan ne lui laissa pas le temps de refuser son offre et fit chauffer de l'eau, sans doute pour faire du thé. Il ferma les yeux, effaçant d'un battement de paupières la fin de son refus, et prit place sur la chaise.
Eh bien, cela fait longtemps que je n'ai pas bu un bon thé. C'est très aimable de votre part!
Si Morrigan amenait des biscuits, il lui faudrait prendre garde à ne pas tous les dévorer machinalement. Les sucreries avaient, selon lui, la fâcheuse tendance à ne jamais être en quantité suffisante pour ne plus en vouloir d'autres.

Lorsque Morrigan l'interrogea sur la raison de sa visite, Soumaworo se leva légèrement, le temps de tourner la chaise pour qu'il puisse faire face à son interlocutrice. Puis il se rassit, le dos contre le dossier et les mains posées sur ses genoux.
Je travaille actuellement sur un procédé de transport de messages assez spécial.
De l'or clair, ses iris passèrent à une teinte plus chaude, proche de l'or patiné. C'était délibéré: il avait l'impression que ses yeux devenaient trop clairs et les teintes trop lumineuses juraient avec sa peau sombre et lui donnaient l'air d'un inferius. Il frotta ses mains l'une contre l'autre et poursuivit:
J'ai eu l'idée de cacher un message à l'intérieur de la peau de quelqu'un, par le biais d'un sort assez précis faisant intervenir de l'arithmancie. Le porteur n'a pas besoin de connaître le message, toute tentative de legilimencie serait donc inutile. Et après quelques essais je suis parvenu à cacher quelque chose là-dessous.
Il tapota de son index gauche le dos de sa main droite. Il souriait, ne pouvant davantage cacher sa fierté. De toute façon l'humilité, quand elle était exagérée, sonnait faux et équivalait donc à la pire des arrogances.
Et j'ai besoin de vous pour passer à la phase suivante de mes essais. J'aurais besoin que vous fassiez sortir mon message, en utilisant vos méthodes habituelles. Ainsi je pourrai mieux cerner les faiblesses de ce sort et l'améliorer si nécessaire!

Morrigan écouta attentivement son collègue, comme elle savait si bien le faire - l'inverse aurait été fâcheux pour une espionne passée maître dans l'art de l'extraction et de la protection de l'information. Oh des jeunes sorciers qui souhaitaient révolutionner l'art de l'espionnage, elle en avait vu passer. Elle en avait connu, des idées novatrices plus ou moins réussies, qu'elle avait dû commenter, tester, déjouer, outrepasser ou protéger. Rien de très reposant en soi, mais toujours un exercice plein de défis. Et s'il y avait quelqu'un qui aimait ce genre de défis, c'était Morrigan.

Alors lorsqu'elle comprit la nature de la visite de son collègue, son visage s'illumina encore davantage. La fin de la journée s'annonçait passionnante. En plus d'être un excellent moyen pour elle de s'entraîner, elle aimait toujours être au courant des dernières technologies existantes en matière de dissimulation d'informations. L'occasion était parfaite ! L'eau finit de bouillir au même instant, et d'un geste plein de grâce, elle la transféra dans une théière, avec un mélange d'herbes spécial qu'elle aimait tout particulièrement. Plongée dans une réflexion intense, tous ses gestes avaient eu quelque chose de machinal, de non réfléchi.

- Eh bien, eh bien ! Voilà qui semble fort prometteur...

Elle eut un rire empli de joie.

- Oui, vraiment passionnant. Brillant, dirais-je même !

Elle réfléchissait à tout ce qu'une telle invention pourrait provoquer comme changements et révolutions dans l'univers de l'espionnage et cela la remplissait d'un sentiment qu'elle n'avait pas éprouvé depuis longtemps ; il était plutôt difficile à expliquer, en réalité. Il s'agissait d'un mélange de passion, de curiosité et d'amour pour les défis à relever - plus ils étaient complexe et plus Morrigan aimait ça. Elle n'avait pas eu la carrière qu'elle avait eu pour rien, et sa réputation non plus, n'était pas un hasard. D'un autre geste, elle fit voler la théière et deux tasses en face d'eux. Du lait et du sucre dans de petits pots en porcelaines suivirent de près, accompagnés de petites cuillères d'argent. Morrigan avait du goût, et elle le cultivait, ça aussi. Servilement, la théière versa juste ce qu'il faut de thé dans les contenants, et les cuillères vinrent se plonger délicatement dans le liquide fumant.

Pensive, Morrigan observa tout ce manège sans ciller. Finalement, lorsque la théière se débarrassa d'elle-même sous l'impulsion de l'instructrice, celle-ci releva les yeux en direction de son collègue.

- Bon ! Avant tout, dites m'en davantage. Expliquez-moi vos processus, votre pensée, ce à quoi vous avez d'ores et déjà songé. Un homme peut-il lire les informations ainsi inscrites en découpant la peau ? Peut-on sentir les inscriptions du bout des doigts ? Le porteur sait-il nécessairement qu'il est porteur ? Est-ce des informations que vous extrayez d'un esprit pour les plonger quelque part, dans l'obscurité de nos chaires ? Racontez-moi tout !

De sa posture droite et fière, de son regard pétillant et de son sourire passionné, Morrigan indiquait clairement que Soumaworo avait obtenu l'entièreté de son attention. Elle avait déjà mille-et-une idée, mais savait aussi avec beaucoup d'humilité qu'il avait certainement pensé à tout, ou presque. Probablement qu'il ne serait pas venu la voir s'il en avait été autrement.

Il ne s'était pas attendu à un tel enthousiasme! L'idée que Morrigan soit en train de se moquer de lui traversa un instant son esprit. Mais l'intérêt de l'instructrice semblait sincère. Elle continuait de faire bouger le service à thé et Soumaworo remercia d'un signe de la tête son hôtesse avant de boire une gorgée de thé. Il ne rajoutait jamais de sucre dans son café, ni de lait. Seul un café infect digne des pires robustas dont les Français raffolaient pour une raison qui lui échappait méritait qu'on le noie dans du lait ou qu'on l'étouffe à coups de sucre. Cependant, le thé, c'était différent. Il fallait un peu de lait pour compléter le goût trop léger de l'infusion.

Tandis qu'il versait un nuage de lait dans son thé, Soumaworo écouta l'avalanche de questions de Morrigan. Son visage se crispa, malgré lui, à la mention de la découpe potentielle de sa peau pour en extraire son message. C'était pour ce genre de choses qu'il était venu voir Morrigan: elle savait comment extraire l'information quel qu'en soit le moyen. Mais ses idées le surprenaient toujours.

Alors, tout d'abord: il faut une information, écrite, dessinée, magique, peu importe!

Il détailla ensuite ses calculs permettant de créer le cercle et les symboles permettant d'encoder le message et de le transférer dans la peau, les paramètres permettant de l'adapter au type de message. Il raconta même sa mésaventure avec les petites larves incrustées sur le dos de sa main lors de sa première tentative. Le souvenir traça un petit sourire sur son visage. Il décrit les incantations à effectuer, la manière dont il avait procédé en posant sa main sur le cercle.

En conséquence, le message n'est pas visible de l'extérieur, comme vous pouvez le constater.

Avant de montrer le dos de sa main à Morrigan, il fit disparaître toute trace de métamorphomagie de son apparence. Ses yeux devinrent noirs et ses cheveux un peu plus ébouriffés. Le reste de son apparence ne changea pas car, contrairement aux insinuations de Pombero, Soumaworo n'utilisait jamais sa métamorphomagie pour se rajeunir.

Le porteur sait qu'il est porteur, mais il est possible de contourner ceci grâce à un habile mensonge quant à la nature du rituel, ou un autre stratagème. Et si l'on voulait me découper comme un morceau de viande, l'on ne trouverait précisément, que de la viande tout ce qui a de plus banal.

Il fronça les sourcils tandis que son regard se perdit un instant à la surface de sa tasse de thé.

Mais puisque le procédé implique un rituel complémentaire pour extraire le message...en théorie on devrait pouvoir extraire cela d'une...découpe du porteur. Je n'ai bien entendu pas testé cette possibilité, n'ayant nullement envie d'amputer ma main et encore moins celle d'un enrôlé...