C'est pas peu dire que le bal a douché tout le monde. En même temps, Cal aurait pas été là pour me forcer à me concentrer sur ce que je devais faire, j'aurais probablement terminé comme le médic en chef. C'est chaud de l'avouer, mais c'est comme ça. Bon, une fois l'truc fini, le blabla comme quoi on est nul avalé - ce que j'ai pu l'entendre ce discours pendant mes études ! Surtout en médecine moldue qu'on te dit que t'es l'élite de la nation mais qu'ils n'ont jamais eu de pire promo...jusqu'à ce que tu causes aux anciens et que tu apprennes qu'ils disent ça tous les ans, ensuite t'apprends vite à plus écouter ce genre de jugement et à te concentrer sur les vrais conseils. Bref, vu que personne n'est vraiment mort, finalement, à part Granit qui n'a toujours pas réapparu... mais vu que les morts l'étaient pour de faux, j'suis pas certain qu'on l'ait jamais "retrouvé", en vérité, j'ai laissé couler la leçon. Je me souviendrais de l'hôpital de campagne, c'est tout.

Du coup, l'ambiance me gonfle un peu j'avoue. Tous ces gens qui tirent des têtes de trois kilomètres et qui ne vont pas bien ça me donne envie de leur rappeler que oh, c'est toujours le début de l'automne, que oui il fait moins chaud mais y a du soleil, de l'oxygène et que si ce genre de soirée ça suffit à les démotiver, on va pas la gagner à la guerre. Au moins, Pion le prend pas trop mal. J'suis bien évidemment allé la voir rapidement pour m'assurer qu'elle n'a pas souffert et je l'ai trouvée à peine vaguement frustrée, comme d'habitude. Cal est un peu comme moi, je pense que même si ça l'a frappé, il le montrera pas.

Tout ça pour dire que je me fais un peu chier, et que j'ai décidé de remuer un peu le panier, à commencer par les profs. Et comme je suis pas totalement maso et que j'ai bien vu la gueule du médic chef, ben clairement je vais pas commencer par lui. J'pense que celui qui peut le plus m'aider c'est celui qu'a le plus souffert. Et non, je compte pas la honte comme une souffrance. Soumaworo il a quand même dû être arrêté par des gamins quoi, y a de quoi faire la gueule.

Surtout vu l'épaisseur de la gamine a qui il a du donner sa baguette. Aubépine, j'pense que je lui souffle dessus et elle s'envole. Heureusement que Cormo est venu lui prêter main forte quoi. Ca me fait sourire. Pas assez pourtant pour que mes yeux passent au vert. Non. Ils restent du marron de ma naissance et surtout celui du sérieux. Si seulement je pouvais apprendre à contrôler ça. Mais justement. Je suis arrivé là où est le prof, et comme tout le monde est un poil nerveux en ce moment, je décide de m'annoncer.

"Hey, M'sieur Soumaworo ? C'est Turaco, médic, occamy. J'ai cours de Lancelot normalement mais vu qu'il a poney aquatique sur glace, je voulais savoir si vous aussi vous auriez pas un peu de temps à m'accorder par hasard, j'aurais des trucs à vous demander."

Je me pare de mon plus beau sourire, conscient du côté totalement décalé de mon salut sans pour autant penser le surprendre. Depuis le temps qu'il me supporte, l'prof, il doit m'avoir un peu cerné, j'pense.

Depuis le bal désastreux au cours duquel il avait porté des habits noirs ornés d'or, Soumaworo avait abandonné sa couleur préférée pour ne garder que le noir ou presque. Ses yeux étaient noirs, ses cheveux aussi, seuls ses vêtements avaient la couleur d'un tronc d'arbre délavé par un raz de marée. Plus aucune trace de lumière ne décorait l'apparence du métamorphomage. Son expression, son attitude étaient également sombres. Il ne souriait plus que par souci de politesse, et une petite fossette séparait ses sourcils froncés.

Cependant, si sa bonne humeur semblait s'être enfuie, Soumaworo n'avait rien perdu de son énergie ni de sa curiosité. Elles s'étaient simplement focalisées. A la bibliothèque, il avait été chercher une pile de livres plus grande que celle qu'il retirait chaque semaine. Il avait rendu le traité d' "Astronomie Révisée Garanti Sans Divination", le "Guide des Runes Anciennes à l'usage des Iconoclastes", le "Dictionnaire des Nombres et de leur(s) Puissance(s)" ainsi que quelques autres ouvrages généralistes et avait retiré d'autres livres au contenu plus pratique. "Les Runes du Champ de Bataille", "La Guerre des Informations", "Comment sauver des vies -et en prendre d'autres- sans utiliser de sort impardonnable" étaient les trois livres au sommet de sa pile, mais tous avaient un thème similaire: adapter son domaine de prédilection - la communication - au terrain. Car si le bal avait révélé une chose sur lui-même, c'était qu'il n'avait aucune notion de ce que vivaient ceux qui se battaient réellement. Il était resté le puissant diplomate bien à l'abri dans sa cage dorée, qui tirait des ficelles et envoyait d'autres risquer leur vie sans risquer la sienne. Il y avait du vrai dans ce que Sagittarius lui avait reproché, et il ne voulait plus l'accepter. Il lui fallait prendre connaissance de ce que risquaient les enrôlés pour mieux les préparer. C'était la seule manière de donner toutes les chances possible à leur Cause. C'était le seul moyen d'honorer la mémoire de Seyna.

Il utilisa un sortilège pour maintenir sa pile de livres en place à l'aide d'une large ceinture qui serrait les ouvrages, de bas en haut de la pile qui arrivait à sa taille. Une fois la structure consolidée, il la fit léviter et avancer à côté de lui tandis qu'il quittait la bibliothèque. Il croisa quelques enrôlés, salua ceux dont il croisait le regard et feignit d'ignorer les regards méfiants et les chuchotis dans son sillage. Car beaucoup semblaient penser qu'il avait participé en connaissance de cause à la mise en scène du bal, qu'il savait qu'on allait l'accuser de trahison et avait joué le rôle qu'on lui avait assigné. C'était un autre des dégâts collatéraux de cette mascarade: la perte de confiance des enrôlés envers lui-même. Il ne savait pas si Odysseus et Lancelot avaient le même problème. Vyasa n'en souffrait certainement pas. Tandis qu'il ruminait ces pensées, le visage fermé derrière un masque protocolaire, sa pile de livres le suivait docilement.

Lorsqu'une voix bien connue se mit à parler de Lancelot et de "poney aquatique sur glace", il ordonna d'un mouvement de baguette aux livres de faire une halte et se tourna vers Turaco, le seul enrôlé capable de s'exprimer dans une langue faite à moitié de mots et à moitié de sornettes.

Un peu de temps? Eh bien...
Il avait prévu de s'enfermer dans son bureau pour préparer un plan afin d'étudier efficacement tous ces livres et d'en faire un plan d'enseignement par la suite. Il ne voulait plus simplement "partager ses trucs d'espion". Il allait s'acquitter de son rôle d'instructeur du mieux possible.
Tout dépend de ces fameux "trucs" que vous souhaitez me demander. Pensez vous que cela prendra "un peu de temps" ou "beaucoup de temps"? Dans le second cas, il vaudrait mieux ne pas rester au milieu du couloir

"Un peu beaucoup" que j'avoue avec un sourire jusqu'aux oreilles de voir que le prof n'est pas dupe de mes efforts de réthorique. Dans le même temps, je regarde la pile de livre s'arrêter à côté de lui et je me dis que si j'étais seulement à moitié aussi doué, je pourrais avoir une classe a se faire pâmer la moitié la plus intéressante du Domaine. Et même si ce n'était pas le moment de penser à la drague, ça fit naître un éclair vert dans mes yeux bruns/sérieux. Je me passais la main dans la tignasse, l'ébouriffant un peu au passage. Tant pis, tant mieux. Je haussais les épaules.

"C'parce que vous êtes métamorphomage, comme moi. En vrai, vous êtes le premier que je rencontre et j'aimerais bien que mes yeux arrêtent de dire tout ce que je pense ou de devoir porter une perruque pour éviter que mes cheveux se la jouent Village People. J'vous dit pas comment ça gratte ce truc. J'ai du en avoir une pendant toute mon enfance chez les moldus, c'était l'enfer. Bref, vous savez avec le Bal et tout, j'vois tout le monde qui fait la gueule et je me dis, si j'peux en profiter pour progresser, enfin pas profiter que tout le monde fasse la gueule mais... je m'enfonce hein."

Je souris encore, plus fort. Ouais, moi non plus j'ai ptet pas super bien vécu la Soirée de l'Enfer et heureusement que Cal était là pour me retenir où j'aurais fini comme Muguet. Je me demande si Jaguar aurait attaqué l'dirlo pour moi. Elle l'a pas fait pour le médic chef qu'est de sa maison alors j'pense pas. Elle m'aime bien, mais sa folie s'arrête là.

"Ce que je veux dire, m'sieur, c'est que je pense qu'il est temps qu'on bosse sur ce qui fait notre spécificité. Genre, j'suis pas le seul médic, et sûrement pas le meilleur même si j'suis pas aussi mauvais qu'on pourrait croire. Si je suis ici, je le sais bien, c'est parce qu'on a vu un potentiel, et pas seulement pour donner envie aux ennemis de s'auto-avadater pour que je la ferme. Alors qu'un médic qui peut s'infiltrer, c'est super pratique. J'pourrais rendre des ennemis malades ou faire une infirmerie de campagne l'air de rien au vu de tout le monde mais pour ça faut que je maîtrise mon pseudo-don."

J'étends ma main devant moi et la fait virer au violet.

"Du coup, si vous voulez me donner rendez-vous, ça va prendre genre cinq minutes de votre temps, si vous me dites non, comptez quinze parce que je vais insister, si vous voulez commencer de suite, vaut mieux qu'on se trouve une chambre. Enfin une salle."

Ca se voit parce que je raconte de la merde mais j'avoue que je suis un peu nerveux. Et en même temps j'espère bien pouvoir dérider l'instructeur qui s'en est pris plein le museau pendant la soirée, l'pauvre vieux. Une pierre, plein de coups quoi. Au pire il m'envoie balader j'sais bien, ce serait pas la première fois sauf qu'on dirait pas mais j'suis sérieux quand je dis que je veux être utile et atteindre mon plein potentiel pour une fois. Jusqu'ici j'ai fait que m'amuser. Ouais, médecine c'était chaud sauf que pas tant que ça. Bachoter, au final, c'est rien que raconter au kilomètre la merde des autres. Rien de bien compliqué. Soigner c'est plus marrant, un peu comme un puzzle, une enquête. Faut suivre les indices et en déduire ce que ça veut dire. Un peu comme les codes du prof quoi. En plus concret.

Il a au moins la franchise d'admettre qu'il demande davantage du temps de l'instructeur qu'il ne l'avait laissé entendre au départ. Pour cela, Soumaworo se contente de fermer les yeux au lieu de les lever au plafond. En revanche, il ne contient pas son soupir. Son esprit est ailleurs, dans les plans d'étude auxquels il avait commencé à réfléchir, ainsi qu'à d'autres plans moins avouables. Ses pensées peinaient à rester concentrées sur le jeune enrôlé qui débitait son enfance parmi les moldus. Un métamorphomage, chez les moldus? Voilà qui a dû attirer l'attention, et pas dans un sens favorable au jeune homme!

Il mentionne un stratagème à base de perruques, il parle des gens d'un village sans que cela n'ait le moindre sens. Comment a-t-il pu apprendre à maîtriser cette magie dans de telles conditions? A l'entendre parler, il ne l'avait jamais appris. Et voilà qu'il venait le voir pour lui demander de combler cette cruelle lacune. Car il est le premier métamorphomage qu'il rencontre. Il n'a pas encore dû rencontrer Boudica. Ou alors, elle l'a envoyé sur les roses. A moins qu'elle n'ait tout simplement été plus efficace que lui pour se soustraire au regard des gêneurs et se soit transformée en quelqu'un d'autre. Elle enseignait l'art de l'espionnage et de l'infiltration, après tout...

Lorsque Turaco affirma qu'il s'enfonçait, Soumaworo hocha la tête en silence. S'il éprouvait de la compassion pour ce jeune homme livré à lui-même avec un don de métamorphomagie, il n'éprouvait guère de sympathie pour le peu de cas qu'il semblait faire du bal et de ses implications. Pour lui, seule l'ambiance semblait avoir souffert. Soumaworo, qui avait d'excellentes raisons de "faire la gueule", chercha des moyens fermes mais polis d'envoyer, à son tour, promener l'enrôlé. Oh, il ne comptait pas l'abandonner définitivement à son triste sort! Mais le jeune homme avait besoin de réfléchir un peu à son attitude.

Mais ce qu'il expliqua ensuite était loin d'être idiot. Sa métamorphomagie lui serait utile pendant des missions. Et visiblement il avait au moins une maîtrise partielle de sa magie puisqu'il fit changer volontairement sa main de couleur. A moins qu'il n'ait obtenu une couleur différente de celle qu'il avait choisie pour sa main, et ne soit en train de le bluffer avec son sourire. Soumaworo soupira encore, et inspira.

Cinq minutes si je dis oui, quinze si je dis non?

S'il ne disait rien, il s'en sortirait donc sans perdre de temps? Non, c'était trop optimiste.

J'étais en route vers ma chambre pour ranger tous ces livres. Vous pourriez faire le chemin vers le bâtiment Snidget avec moi le temps de faire le point sur ce que vous avez appris?

Voilà qui était une bonne gestion du temps! De plus, il n'était visiblement pas inutile d'évaluer les dégâts de toutes ces années de métamorphomagie non maîtrisée, et qui risquaient de faire de Turaco un facteur de risque lors des missions.

Oh, une dernière chose...

Il fit bouger sa pile de livres pour se préparer à repartir.

...j'ai mentionné ma chambre, mais il va de soi que vous ne m'y suivrez pas. Si c'était votre idée, oubliez la. Dans le cas contraire, eh bien... vous voilà rassuré.

Le Domaine semblait beaucoup plus tolérant envers les romances entre hommes que la société sorcière Sénégalaise, il jugea donc préférable d'ajouter cette précision.

Je le fais vachement soupirer quand même, pour quelqu'un qui m'envoie pas de taloche. J'en suis presque déçu. Depuis que Jaguar et l'médic chef ont commencé à m'en filer comme le faisait l'Oncle et Cal, ben j'aime bien. J'ai toujours pensé que c'était un signe d'affection. Et je SAIS que je suis chiant. C'est comme ça que j'ai réussi à m'en sortir jusqu'ici, hors de question de changer. D'ailleurs, tant qu'il soupire sur moi, il pense pas au Bal, na.

"Ouais bien-sûr, pas d'lézard." On commence à bouger, du moins c'est ce que je crois quand il s'arrête pour préciser qu'il mange pas de ce pain là. Je ris. Pas vexé, je l'ai mérité par mes conneries. De toute façon, à moins d'insulter ma famille ce qui est assez facile, ou mon pays qui m'est une famille en plus étendu, faut y aller pour me vexer. Quand on est orphelin, on apprend vite à ne pas écouter ce qui ne nous plait pas. "Ni l'un ni l'autre m'sieur. J'avais pas d'idée derrière la tête et j'craignais rien. Au pire si un type me fait du rentre dedans j'lui indique mon frangin. On sait jamais si j'peux faire deux heureux." Je ne suis pas homophobe. Ni grossophobe même si j'avoue préférer les meufs en muscles, ni rien -ophobe, pas plus que je ne suis carniste, spéciste ou autres trucs en -iste. J'suis médic. Oui, j'aime bien cogner ce qui pourrait paraître un rien contre-productif en terme de soin mais au fond, moi, j'suis pour la vie des choses et des gens. Alors ouais parfois j'suis confronté à la mort, souvent même aux urgences, mais hey, ça fait partie du cycle du Roi Lion, tout ça.

"Vous en faites pas, j'ai pas l'air mais je respecte le jardin secret de chacun. J'vais pas envahir votre chambre et j'sais même la fermer pour écouter quand on me donne des instructions." Médecine, en Irlande, c'est pas une promenade de santé. Malgré tout je suis travailleur, motivé et j'ai hâte qu'il me donne des conseils pour que je puisse m'entraîner. Et puisqu'il le demande pas, j'vais lui dire comment j'ai bossé jusqu'ici.

"Donc, au début on me faisait faire vachement de yoga pour maîtriser mes émotions, éviter que ma peau ne vire au rouge parce qu'O'brian a insulté ma mère quoi. Ca m'a pris du temps mais j'ai réussi. Et vu que les émotions sont la clef de mon changement de couleur, au départ en tout cas je me suis entraîné à me rappeler de ce que ça me faisait de ressentir ça ou ça pour les concentrer dans un endroit. Sauf que c'est pas super précis. Et puis les couleurs d'émotions sont limitées. Madame m'a rapporté un livre alors. Madame c'est ma mère adoptive, elle avait accès à une bibliothèque magique mais pas super achalandée pis vous savez ce que c'est avec les crétins qui surveillent les registres. Y avait des exercices dans ce livre pour changer l'apparence des mains, les faire vieilles pis jeune et tout le toutim. J'ai vachement bossé ma dermato pour savoir exactement quoi changer, j'peux vous le dire. J'ai aussi bossé un peu la mélanine." J'tends la main et je la fais devenir vieux black puis jardinier chinois genre, avec les cals, puis je la remets normale.

"Après, les mains je les vois c'est plus facile. J'crois que je peux colorer toute ma peau et si je me concentre j'arrive à modifier mon visage pour faire des blagues mais ça s'arrête là et c'est jamais long. Vous avez appris comment, vous ?"

Soumaworo hocha la tête et mit sa pile de livres en mouvement. Il ne releva pas la remarque de Turaco au sujet de son absence d'idées ou de craintes, ni celle concernant son frère dont il n'était pas certain de se souvenir de l'identité. Faisait-il partie de cette fratrie Irlandaise dispersée entre plusieurs brigades? Il en avait entendu parler, mais ne pouvait se souvenir de leurs noms de code, ni de leur nombre...

Puis Turaco commença à raconter ce qu'il avait appris pour maîtriser sa métamorphomagie, et Soumaworo eut la confirmation qu'il était, si non membre de la fratrie, au moins Irlandais. "O'Brian" ne laissait pas de doute sur le sujet, sauf si cette personne descendait en réalité des nombreux Irlandais ayant émigré aux Etats-Unis d'Amérique aux cours des derniers siècles. En réalité, cette petite information plaçait simplement Turaco dans un univers anglo-saxon, sans grande précision.

La tirade du jeune homme avait le mérite de témoigner de son enthousiasme, mais Soumaworo peinait à suivre. Heureusement pour lui, ses vieux réflexes de diplomate étaient encore bien actifs. Dans son ancien métier, il était fort utile de pouvoir retenir les points importants de discussions faites bien souvent pour embrouiller l'interlocuteur afin de mieux le convaincre. Avec le temps, il avait appris à s'orienter en terrain verbeux aussi bien que dans sa propre maison. Lorsque le médicomage fit sa démonstration avec sa main - démonstration qui était, il fallait le reconnaître, plutôt impressionnante - l'instructeur avait retenu les grandes lignes de ce qu'il avait dit. Son apprentissage s'était fait dans un cadre non structuré, avec beaucoup de yoga et un seul livre. Et s'il peinait ainsi à transformer les parties de son corps qu'il ne pouvait pas voir, cela signifiait qu'il n'avait peut-être pas eu de nombreuses occasions de pratiquer ses métamorphoses.

Eh bien, j'ai eu un professeur de métamorphose dans mon ancienne école de magie. Il avait aidé d'autres métamorphomages avant moi, même si j'étais le seul pendant mes années d'étude. J'ai fait de la méditation, comme vous, pour contrôler l'aspect émotionnel.

Cet aspect-là, il ne l'avait toujours pas entièrement sous contrôle, malgré ses efforts. On lui avait dit que les métamorphomages ne pouvaient jamais totalement maîtriser ces aléas, qu'il faudrait pour cela cesser de ressentir des émotions, et donc cesser d'être humain. Il avait remarqué, au cours des années, que ses yeux étaient la principale cible de ses métamorphoses instinctives. Après la mort de Seyna, il n'avait plus été capable de transformer quoi que ce soit pendant près de la moitié d'une année, excepté ses cheveux qui s'évertuaient à se tresser comme ceux de sa défunte épouse. Depuis, il avait renoncé à chercher le contrôle total sur son apparence et acceptait que ses yeux fassent parfois ce qu'ils veulent. En contrepartie, il contrôlait mieux leur apparence dans les situations où cela était nécessaire.

Donc vous modifiez votre apparence en utilisant vos connaissances en médecine? Comment faisiez-vous avant de connaître tout cela?

Cette façon de procéder semblait complexe et contre productive. Le mieux est souvent l'ennemi du bien

J'éclate de rire. C'est gai, pas moqueur, naturel, et ça s'entend je crois. J'ai toujours eu le don pour trouver la vie drôle. Mis à part les taloches que ça m'occasionne souvent - et je les prends pour les signes d'affection qu'elles sont - ça m'a plutôt réussi alors je continue.

"Avant, j'devais surtout bosser à PAS me transformer vous savez. Pas faire de magie intempestive, pas parler de choses non-moldues, tout ça. Parce que mine de rien, si je faisais une connerie, y avait pas que moi qui risquait ma peau. L'Oncle et les autres pouvaient y passer aussi. Ils ont déjà été chouettes de me ramasser alors que j'étais un danger pour eux avec mon handicap." Malgré mes mots, je souris toujours, heureux de vivre, heureux d'avoir été adopté, fier de les avoir protégé en ne les mettant pas en danger. J'vais pas me foutre la pression à postériori, ça sert à rien qu'à engraisser les gastro-entérologues qu'ont déjà bien assez de thunes pour faire chier le monde entier.

"J'ai commencé la médecine jeune au final. J'avais mes cours moldus pis le soir et le week-end j'avais mes cours à moi avec Madame. C'est comme ça que j'ai eu ma baguette. On me la filait que lorsque je soignais. Fallait pas trop l'utiliser pour pas être repéré. Du coup j'ai beaucoup bossé la médecine moldue. Ca ne mangeait pas de pain et j'avais nettement plus de ressources à ma disposition. Quand on comprend pourquoi on fait les choses, on apprend plus rapidement je trouve. Les sorts de réparation d'os, par exemple, sont bien plus efficaces lorsqu'en plus d'ordonner à l'os de se réparer tout seul, on le guide pour lui donner la forme qu'il veut. On peut plus facilement adapter une potion quand on connait bien les plantes qui la composent et la chimie moldue qui fait se lier les éléments entre eux. Au final, ça revient au même. Dire à la peau 'devient sombre' ou se concentrer sur la concentration - ouais c'est moche se concentrer sur la concentration, j'ai jamais été très bon en litté - de mélanine, c'est pareil. Sauf dans le cas d'une illusion mais je n'ai pas l'impression que la métamorphomagie soit une illusion voyez. Bref, on ne sait jamais trop de choses. Au pire on s'en sert pas et osef. J'suis sûr qu'il y a plein de choses que vous savez, que vous pensiez inutiles et, finalement, ça vous a fait comprendre des trucs qui n'ont rien à voir mais pof, ça a pris sa place d'un coup. Rien que pour la baston par exemple, j'vous dit pas à quel point les cours d'anat m'ont été utiles." Je hausse les épaules.

"On m'a jamais appris à me transformer. Ca n'a jamais été vraiment permis. J'ai fait mes exercices tout seul. Mais vu que j'étais toujours avec des moldus, fallait que je fasse sans cesse gaffe et que je trouve de bonnes excuses. Genre une fois j'ai eu les yeux violets et du coup j'ai du trouver un moyen d'enchanter des lentilles pour qu'elles soient violettes pour faire style que j'avais utilisé ça. Et comme en plus j'ai pécho cette fois-là, j'avais la pression de mes collègues. C'qu'ils sont cons les gens avec leurs histoires d'apparence et tout. Comme si ça avait quelque chose à voir au fond. Bref. J'aurais ptet du aller à l'école magique mais j'avais peur de dire une connerie. A l'époque j'étais vachement moins sûr de moi. Du coup j'ai préféré rester du côté moldu de la Force. Ca vous ennuie pas que je ne connaisse rien, j'espère ? J'sais plus qui disait que tout ce que je sais c'est que je ne sais rien. Sauf que moi c'est vrai !"

Pas de fausse modestie dans le sourire amusé et fier que je lui offre. Je n'ai pas honte. Je n'ai plus honte de qui je suis. Je m'en fiche. Je bombe le torse, j'avance et, qui sait, un jour, les gens même pas en Irlande pourront être nés de moldus, métamorphomages ET vivants. Comme moi !

Turaco rit avant de parler de son enfance qui semblait tout sauf drôle. Soumaworo l'écouta en continuant de marcher. En d'autres circonstances il n'aurait pas laissé passer le terme "handicap" pour parler de la métamorphomagie. Mais même s'il désapprouvait profondément que le médicomage qualifie comme tel ce don, il ne pouvait que le comprendre. Lui-même avait souvent exprimé de la rancoeur envers ce don lorsqu'il était adolescent et peinait à le maîtriser ou se faisait punir pour s'en être servi à mauvais escient. Sa propre métamorphomagie l'avait déjà poussé à la rancoeur, alors qu'il n'avait jamais risqué sa vie ni celle de ses proches pour en être doué.

Puis le jeune homme poursuivit le récit de ses études de médecine et de la manière dont elles avaient façonné sa pensée. Il n'était pas avare de détails, et si Soumaworo peinait un peu à le suivre dans ses explications il ne pouvait lui en vouloir. Il avait posé une question ouverte et Turaco y répondait. Si à l'avenir il avait des raisons de préférer une réponse brève, alors il le préciserait dans sa question. Pour l'instant, l'heure était bien au bavardage. L'instructeur laissa donc parler le médicomage et, à nouveau, synthétisa mentalement ses paroles du mieux qu'il pouvait. Il avait eu une éducation très poussée mais partagée entre l'univers moldu et l'univers sorcier. Il trouvait des avantages dans les deux camps et les faisait se compléter l'un l'autre. C'était un point de vue que Soumaworo respectait, ayant lui-même étudié certains dispositifs moldus dans le but de les exploiter par la magie. Cependant, à trop se disperser on ne pouvait exceller. Et Turaco en semblait conscient, même si sa façon de le dire semblait encore une fois excessive. Comment pouvait-il dire qu'il ne savait rien? L'instructeur secoua la tête lorsque le jeune homme lui fit cette affirmation.

Personne ne sait tout sur tout. Et personne ne sait rien du tout. Vous me semblez savoir beaucoup de choses en tout cas.

Il chercha une manière d'expliquer ce qui selon lui empêchait probablement le médicomage de progresser. Puisqu'il avait l'esprit forgé par la connaissance du corps humain, il puiserait ses comparaisons dans ce domaine.

Avez vous remarqué que lorsque l'on ne réfléchit pas à la manière dont on respire, on le fait quand même et de manière régulière? Mais si l'on y pense trop, il faut alors se concentrer pour faire correctement cette tâche si facile. Avez vous pensé que votre manière d'aborder les métamorphoses pouvait souffrir du même problème?

Il tendit sa main devant lui et la fit blanchir au point où la peau de sa main était devenue plus pâle que celle de Turaco, peut-être même aussi pâle que celle de Pivoine.

Je n'ai pas pensé à retirer la mélanine pour faire cela, expliqua-t-il. J'ai pensé à la sensation que la métamorphose me procurait, sans réfléchir davantage.

Il secoua sa main qui reprit sa couleur brune d'origine.

Je pense que vous gagneriez à trouver des exercices qui à terme vous feront pratiquer ces transformations d'une manière plus instinctives. Qu'en dites vous?

C’était une expression, rho. C’est quoi déjà le contraire d’un euphémisme, un hypermisme ? Non, une hyperbole voilà. Faudrait qu’ils se décident entre le grec et le latin un jour les gens. Bref. Je sais que je sais des choses. Je sais aussi que c’est genre une poussière face à tout le savoir humain et une poussière de poussière face à tout ce qu’il y a à découvrir. Et ça me dérange pas, ça veut dire que j’ai une mega marge de progression et que je ne m’ennuierais pas alors ça me va ! Bon, j’vais pas non plus expliquer au prof qu’il me prend bien trop littéralement. J’veux qu’il m’enseigne, pas qu’il me prenne en grippe, surtout s’il est pas déjà vacciné. Voilà que je m’emmêle dans le fil de mes métaphores. Heureusement, l’prof dit un truc pas con et la réflexion se lit sur mon visage mobile.

C’est quand même ironique d’être aussi transparent quand on peut changer de gueule à l’envie quand même.

Bref.

« C’est vrai. Quand on demande aux gens de penser à leur respiration ils passent presque tous en respiration haute en levant les épaules et tout alors que l’abdominale est celle qui vient par réflexe. J’crois que c’est à cause de cette idée que les poumons sont en haut alors ils veulent les remplir. C’est pas comme ça que ça marche. Le muscle s’étend dans toutes les directions et surtout vers le bas. Comme un sac de grain. Pis en haut y a les côtes qui bloquent alors que celles du bas sont flottantes. Je me demande si je pourrais pas utiliser l’analogie du sac poubelle ou du préservatif rempli d’eau pour la prochaine fois tiens. Ca pourrait les marquer. »

Je m’égare, j’crois. N’empêche, l’air a un poids et je crois que ça non plus c’est pas super intuitif pour mes collègues. On a trop l’habitude de le porter j’pense. J’essaie de suivre ce qu’il dit, vraiment mais se concentrer sur ce qu’on ressent quand on se transforme ? Ca me questionne et je me gratte le caillou.

« J’ressens un picotement mais j’ai pas remarqué que c’était différent selon les transfos… vous ressentez un truc spécial vous ? J’veux bien les exos hein, plutôt dix fois qu’une, même vu que plus j’en sais, mieux c’est, mais si vous pouviez m’expliquer… parce que là j’ai l’impression de faire de la merde à chaque fois au final et ça me rassurerait. »

Je suis pas vraiment anxieux, faut pas dec’. Je suis…curieux et vaguement…je sais pas, inquiet ? un truc du style. Un peu comme quand j’ai l’impression d’avoir fait une connerie mais que j’en suis pas sûr sûr. C’pour ça que, généralement, quand je fais une bêtise, j’y vais à fond. Au moins je sais que c’est interdit et que je vais me prendre une rouste. J’aime que les choses soient claires. Noir, blanc, malade, pas malade, avec des jolies cases et des flèches pour savoir quoi faire dans cette situation. Scientifique quoi.

Turaco avait compris son analogie. Mais il pensait avoir besoin de le confirmer par autre chose qu'un simple acquiescement, et donnait la version improvisée d'un cours magistral sur les poumons et leur fonctionnement. Le jeune homme semblait tout rapporter à ses connaissances pointues en médecine. Cela pouvait le desservir, comme il le lui avait fait remarquer plus tôt. Mais cela pourrait aussi le servir. S'il voulait prendre l'apparence de quelqu'un de malade, il saurait précisément quelle apparence prendre pour simuler les symptômes d'une maladie précise et il bernerait les plus expérimentés des guérisseurs.

En attendant, il parlait de sac poubelle - encore un objet de la vie quotidienne des moldus, sans doute - et de ... préservatif rempli d'eau? Pourquoi avoir choisi un exemple aussi particulier? La réponse semblait évidente: Turaco avait été adepte des bombes à eau faites avec des préservatifs. Soumaworo imagina l'enrôlé nouant une bombe à eau phallique avec un sourire de diablotin et tenta de réprimer un rire. Il y réussit à moitié: son visage resta impassible à l'exception d'un début de sourire en coin, et un grognement court d'éclat de rire étranglé s'échappa de ses narines.

Turaco disait ne pas ressentir de différences entre ses différentes métamorphoses. C'était chose courante pour un métamorphomage inexpérimenté. On apprenait d'abord à ne pas se transformer, puis à se métamorphoser de la manière dont on le souhaite. Turaco avait, d'après ses dires, essentiellement pratiqué la première étape dans l'intérêt de sa survie et de celle de ses proches. Et à présent, il lui revenait la tâche ardue de lui faire quitter ce réflexe durement acquis. L'instructeur se mordit la lèvre et chercha une réponse à apporter à Turaco qui lui demandait de lui donner les exercices à faire. Pourquoi l'enrôlé n'avait-il pas fait ses propres recherches? La bibliothèque regorgeait de livres au sujet des métamorphoses! Soumaworo jeta un regard à sa pile de livres, qui lui rappelait son emploi du temps chargé. Mais le sujet des livres qu'il avait empruntés - les applications de la magie en situation de guerre - lui rappela que Turaco n'avait pas non plus de temps à perdre. Il n'avait pas le loisir d'expérimenter avec sa propre magie, d'échouer pour mieux réussir par la suite. Il n'avait pas le luxe de se former comme lui l'avait été. L'instructeur fouilla donc rapidement ses souvenirs, à la recherche de ce qui avait fonctionné pour lui.

Mon professeur m'avait conseillé de m'exercer devant un miroir, dit-il enfin. D'après lui, lorsque l'on voit de ses propres yeux l'apparence que l'on prend, on peut plus facilement la modifier comme on le souhaite. C'est un peu comme apprendre à faire des grimaces, c'est plus facile quand on voit la façon dont elles déforment le visage. Voyez vous ce que je veux dire?

Il s'était tourné vers Turaco, le visage grave de quelqu'un qui n'a pas parlé de faire des grimaces devant un miroir.