Le temps dehors te ressemble. Brumeux. L’enrôlé souffle lentement, plissant légèrement ses yeux soulignés de noir. L’air est humide, un peu lourd. C’est probablement un des derniers jours où la chaleur de l’air tourmente le lac pour mieux faire s’élever la brume. Même s’il n’en sait rien exactement. Va savoir comment le temps évolue ici, comment les saisons se déroulent.

Il n’a même aucune idée d’où il est dans le monde. Oh, il voit bien qu’il ne doit pas être vers l’hémisphère sud, suffit de regarder un peu la faune et la flore, ça saute aux yeux. Mais pour le reste…

De toute façon, il n’est pas là pour vagabonder, pas là pour se poser mille et une question sur le Domaine et sa localisation. Il ne s’est pas aventuré ce matin loin des bâtiments pour vagabonder dans sa tête.

Brume s’arrête près d’un arbre au tronc épais, l’observant un moment d’un regard scrutateur avant de venir s’asseoir sur une de ses racines en tailleur et de fermer les yeux. Il inspire lentement, profondément. Expire. Continue ainsi un moment avant de simplement reprendre un rythme de respiration lent, cherchant à s’isoler des mille et une réflexions qui parasitent sans arrêt son cerveau, juste revenir aux bases, à l’oublie momentané de tout pour juste se laisser sans le vide réconfortant de la méditation.

Il y parvient, après un moment, s’y ressource un temps qu’il ne saurait estimer avant de laisser son élément remonter à la surface, infiniment conscient de tout. Il sent ses doigts se liquéfier, sans gêne, le phénomène s’étend lentement à tout son corps, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une forme humaine liquide qui se lève de sur la racine, tourne quelques fois sur elle-même avant de tenter de bondir pour attraper une branche solide qui s’étire au-dessus de lui. Et autant la prise de l’eau est adaptable, propre à s’infiltrer partout, autant le jeune homme ne sait faire preuve d’assez de contrôle pour se retenir, tombant sur son séant avec un bruit mouillé.

La surprise et le choc, en plus d’une certaine crainte prennent le dessus sur le reste et Brume se retrouve assit dans un rond de terre humide, complètement détrempé, les cheveux qui viennent se plaquer sur son visage. Il les repousse d’un geste vif, mécontant.

- Fuck !

Absolument pas le résultat qu’il voulait, autant le dire !

Le temps est triste et maussade depuis la veille. Frais, pour la saison. C'est une traîne de brume qui recouvre la prairie, le voile d'une mariée spectrale qui s'attarde en dépit du soleil qui, depuis plusieurs heures déjà, s'est déchiré de l'horizon pour former un disque boueux.

Chaque jour, durant la semaine Scorpion troque les séances de sport imposées contre des heures de rééducation pénibles. Réapprendre à marcher est plus dur que ce qu'elle aurait cru, elle constate avec une certaine déception que sa mémoire musculaire est bien moins performante qu'espérée. Ses cuisses trop maigres rendent son pas lourd, son endurance, soufflée par l'explosion, semble encore plus à la traîne que sa jambe en toc, et ce en dépit des centaines d'heures consacrées à l'entraîner. Loin de se laisser abattre, elle choisit plutôt de le voir comme un défi à relever, dont les paliers commencent à s'accumuler derrière elle au fur et à mesure de sa progression. Pour ne pas s'arrêter sur sa lancée -et bien décidée à clouer le bec de Lancelot - la sorcière ajoute donc aux séances précédemment mentionnées des promenades le week-end, d'intensités variables pour ne toutefois pas épuiser son corps bêtement.
Celles-ci débutent toujours aux aurores. Non pas qu'elle tienne particulièrement à observer le monde se réveiller - la mort est plus fascinante - il y fait simplement moins chaud. Du moins d'ordinaire.
L'été s'étire, comme un élastique prêt à claquer, il se tord et se distend. Chaque matin s'entame plus tard que le précédent, c'est comme si le monde tout entier dégénérait. Bientôt, l'herbe cessera de pousser aussi drue, les feuilles tomberont des arbres, vite suivis de flocons imparfaits, et le froid, en principe, viendra saisir l'ensemble du domaine.
En principe, car après tout, elle n'en sait rien. Ce lieu, il semble hors de tout, fait de tout. Il est comme monté de toutes pièces, avec ses constellation tordues, ses écosystèmes fascinants et ses rouages de toutes les couleurs. Japonais, brésilien, norvégiens ou sud africains, ils se confondent tous, s'emboîtant les uns dans les autres pour préparer une rébellion patchwork. La cause Frankenstein, c'est comme ça qu'ils auraient dû nommer le projet Rementor.

Scorpion, elle est un rouage un peu rouillé. Après deux heure de marche, elle se sent grinçante et grognante, comme une poupée fatiguée d'être trop manipulée. C'est autre chose que de se lever, de traverser un couloir puis de s'asseoir.
D'apercevoir une silhouette familière à l'abri d'un arbre est un prétexte qui lui semble suffisant pour prendre une pause.
Elle approche. Pas très silencieusement - elle a fait son deuil de cette capacité - avec son souffle court et sa patte couinante, mais il ne l'entend pas. Ses yeux clos perdent de leur consistance dans ce corps fait d'eau tandis qu'il s'élève gracieusement du plancher des vaches pour aller jouer avec le vent. Un petit tour et puis s'en vont, il retombe lourdement sur le fondement, bien moins élégant ainsi dégoulinant.
Elle propose dans un sourire mutin :

« Une serviette peut-être ? »

Cette vieille habitude de se tourner vers les accessoires plutôt que la magie pour tout ce qui ne relève pas du nécessaire.

Il a l'air idiot comme ça. À se chercher une contenance, le cul par terre, surpris dans son échec. On aurait dit un enfant pris sur le fait d'une bêtise inavouable, rendu tout penaud par le regard de l'adulte. Elle le voit qui se cherche son aplomb, en remettant ses mèches noires en place, dissimuler la négligence de sa plastique détrempée comme s'il voulait camoufler sa gêne. Une noblesse de geste qui lui semble presque déplacée. A-t-il besoin de cette estime ?
Ça l'amuse, sans jamais éveiller la moindre moquerie, de voir les gens toujours aussi humains, toujours si fidèles à eux mêmes. Mais elle se contente d'un mutisme amusé, sans jamais pointer du doigt quoi que ce soit.
Il parle, reparle, dissimule et change de sujet. Qu’il fasse, elle oublie bien vite pourquoi il l’a fait. Ce n’est pas comme si elle s’en souciait vraiment, finalement, de cette honte qui l’a rendu tout bête.
« Pause et après on rentre ? »

Un sourire tire sur les lèvres de la zouwu, ça fait saillir ses pommettes, un sourire sincère qui semble effacer cette gêne brièvement imposée, invitée indésirable. Ses pommettes, elles ont toujours été saillantes. Ses traits accentuent ses émotions, miroir grossissant, obesisant. Handicapant, aujourd’hui aidant.

« Volontiers. » elle opine.

Elle a besoin d'une pause, davantage pour reposer sa patte que pour reprendre son souffle. Son approbation donnée, l'islandaise approche du medic. Dix secondes n'ont pas suffi, sa jambe est lourde, elle a du mal a l'avancer, plus qu'avant, et le frottement de la prothèses sur sa chair la brûle. Douleur vivifiante, mais qui l'affaiblit malgré elle.
Elle s'assoit avec un soulagement inassumé. Dos contre l'arbre, vertèbres contre écorce. Sa patte, la vraie, pliée, l'autre étendue pour la reposer. Après un instant à savourer le soulagement d'un repos qu'elle ne juge pourtant toujours pas suffisamment mérité, elle tourne son visage angulaire vers Brume. Il a les cheveux secs, de nouveaux, et ses mèches qui viennent chatouiller son nez qu'elle détaille brièvement. Des yeux d'un vert impérial caractériel, couronné d'un khôl que la magie n'a pas restauré. Pas suffisamment.
Peu importe, autre chose l'intéresse.

« Tu as déjà essayé de saisir des objets avec ton elemagie ? Sans te transformer entièrement. Juste .. tendre le bras vers quelque chose et l'attraper ? »

Ce serait un premier pas, et ça lui éviterait de se casser le coccyx sur une racine. S'il ne sait déjà pas faire ça .. pourquoi s'obstiner ?

« J’arrive à prendre des objets. C’est juste… Mon poids, là, j’ai pas su dealer avec. »

Un nouveau sourire s'imprime sur son visage lors d'un soufflement nasal amusé. L'esquisse étire sa lippe gauche, qui monte s'enfoncer dans sa joue et s'y perd dans un relief que le médic ne peut pas voir, et le temps d'un instant, elle se perd dans un souvenir que le recul rend comique.

Le poids. Difficile d'en avoir conscience tant qu'on en est pas délaissé, tant que les muscles ne cessent pas de le soulever dans un automatisme travaillé depuis des décennies. Que se passe-t-il, quand les nerfs tirent sur du rien ? Un moignon gigote dans le vide, on dirait un poisson qui se tortille pour retourner dans l'eau. Tentative vaine, pitoyable, tentative malgré tout. Un morceau de chair panique et cherche la partie qui lui manque, et il n'y a que rien. Aujourd'hui elle s'en moque, ce jour là, elle n'arrivait simplement pas à s'en rendre compte. 
Le poids. Il faut réussir à dealer avec.

« C'est parce que tu es un leanbh .. un bébé. » elle constate, sans laisser planer l'ombre d'un doute. «  Faut que tu trouves ton centre de gravité. Sans lui, tu peux dire adieu à ton équilibre »

Elle a mis longtemps.
Se tenir debout, sur un pied, déséquilibrée. Une jambe en moins, ça fait une paire de kilo qui ne pèsent plus sur la balance. Peser sur une seule jambe, c'est une sensation étrange, qu'il faut apprendre à s'approprier pour, ensuite, pouvoir faire un pas. Un deuxième. Du même pied. Et marcher. C'est un nouvel automatisme qu'il faut acquérir, comme les nouveaux nés qui se hissent sur leurs deux pattes, et apprennent à y rester. 
Il faut réapprendre, et c'est long.  

« Ça fait longtemps que tu t’entraînes ? »

La zouwu hausse les épaules. Le temps, ça aussi, ça perd de sa valeur, quand on reste des mois alités. 

« Définir "longtemps", définir "entraîner". »

Elle pose ses deux mains à plat sur le sol, s'y appuie le temps de se redresser un peu, tirer son poids, celui vivant et celui mort, contre le tronc. D'un geste, elle dépoussière ses paumes contre sa jupe longue, plus à l'aise désormais. 

Scorpion s'entraîne pour beaucoup de choses. Par déduction toutefois, elle suppose qu'il parle de sa marche, celle qui l'essouffle encore. 

« Je n'ai pu avoir une prothèse que en juin. Donc disons .. deux mois et demi. Environ.  »

Six mois d’entraînements de quatre heures hebdomadaires, c'est le chiffre que les médecins moldus lui ont donné, six mois pour savoir de nouveau marcher correctement. Elle en est encore loin. Mais là n'est pas le sujet qui l’intéresse. Sa jambe en toc elle sait comment elle fonctionne, elle connait la perte, elle connait le deuil, elle connait les étapes, et la réappropriation, les soins et les possibilités d'avenir. L'élémagie, ça, elle ne connait pas.

Son menton tourné vers Brume, et ses yeux d'oiseau de proie qui le scrutent, elle demande :


« Tu as essayé dans l'eau ? Tu pourrais t'approprier ton poids petit à petit. »