L'temps file vite quand on s'amuse.

Même quand on s'amuse pas, d'ailleurs.

On est fin septembre, déjà. Les chatons ont bien grandi. Ils sont Grands et Forts et Terribles et leurs p'tites griffes pointues commencent à faire mal moins souvent, mais plus fort. On joue à la bagarre des fois, et c'est même pas toujours moi qui gagne. Féfé il est à fond et y m'attrape les mains tout c'qu'y sait, y niaque, y laboure. Soso elle est fourbe comme une p'tite dernière mal-aimée, quand elle frappe c'est par derrière, c'est fort, et ça pardonne pas. Zuzu elle fait sa princesse et elle joue que quand j'y s'coue un brin d'herbe sous l'pif. Elle est marrante quand elle fait style qu'elle en a rien à foutre et qu'd'un coup elle fait ses grands yeux noirs à suivre le pompon jusqu'à sauter dessus - et elle se rate pas souvent. Pour faire la bagarre, j'leur ai expliqué qu'y pouvaient y aller franco parce que j'guérissais vite - gloire à çui qu'a inventé Vulnera sanentur -, mais qu'j'avais b'soin d'mes yeux, merci, et d'y faire attention. Mes connaissances en soins iraient pas assez loin pour un œil, et j'ai pas super envie d'aller voir l'aut' palouf d'mes deux et d'y dire que hey, alors y a un chaton qui m'a éborgnée, tu m'arranges ça steup, merci. D'jà d'aller l'voir tout court, j'ai pas très envie...

Et Lulu bah y fait sa vie. J'l'ai pas beaucoup vu d'puis l'bal, ni la version à baguette et balai dans l'cul d'ailleurs. J'crois pas qu'y m'évitent. J'crois qu'ils font juste leur vie dans leur coin encore plus qu'avant.

Aujourd'hui, j'ai chopé un rat pour les p'tits. L'est encore vivant, stupéfixé tout bien mais rien d'autre, y va cavaler et ptet même niaquer quand j'lèv'rai l'sort. Va falloir faire gaffe.

J'm'attendais pas à trouver Lulu d'jà là, avec les affreux.

"Hey !" J'pose mon rat tout raide par terre, et mon cul avec. "Comment ça va, les Terreurs Terribles ?"

Evidemment, c'est pour tout l’monde.

La responsabilité n'était pas un concept qui parlait beaucoup au chat en elle. Il était trop simple pour autant de syllabes. Il faisait ce qu'il avait à faire, suivant son instinct et s'il n'oubliait pas, il ne se mettait pas plus martel en tête que cela. Evidemment, un chaton avait besoin de soins tout le temps et pas seulement lorsque le félin avait terminé sa troisième toilette quotidienne. Aubépine forçait donc régulièrement sa forme animale à arrêter de chasser frénétiquement toutes les souris du coin - elle n'aimait pas, elle, entendre la colonne se rompre sous ses crocs - et à rejoindre "les petits", lesquels grandissaient rapidement et montraient tous les signes d'un bon développement. Aujourd'hui ne faisait pas exceptions et une réponse à cette question arriva bien vite en la personne de Jaguar.

Y a moins de soleil et j'ai moins de temps le matin et le soir, parce que l'humaine en moi dit que les heures, elles, changent pas avec les saisons. Y a que les humains pour imaginer des trucs fixes. L'hiver c'est fait pour dormir. La plus stupide marmotte le sait. Même les poissons le font. Faut croire que les humains sont en dessous des poissons. Pareil pour la prise de poids d'avant que les proies se fassent rare. Au lieu de ça, elle me rappelle sans arrêt les petits mais ils vont très bien les petits. On vérifie de temps en temps qu'ils arrivent à se nourrir. Qu"ils sont bien tous les trois et qu'aucun prédateur ne rôde ce qui est impossible avec les trucs qu'à fait Bavarde. Celle là, elle les couve trop. Je sens son odeur a chaque fois que je viens. Et là, je la sens tout prêt. Les petits aussi ont senti. Ils la considèrent comme un des deux adultes de la famille.  Ils vont la voir en ronronnant, puis commencent direct à jouer avec elle. Je me lèche avec indifférence. On n'est pas d'humeur très sociables. Frère est bête et ça nous déprime. D'habitude il est bête mais là. Et il n'hiberne même pas, non, il se cache et il nous crache dessus et il feule avec sa musique qui fait mal aux oreilles et qu'on n'aime pas. C'est pas les moustaches de Bavarde tout ça de toute façon. Encore moins celles des petits. Notre ventre gronde lui aussi. Faut dire que Frère partageait sa chasse et maintenant plus rien et vu que l'humaine m'empêche de manger ce qu'on attrape nous et bien on a maigrit un peu. On me voit les côtes. Le rat, il a l'air bien appétissant. Il est pour les petits, elle dit. Je regarde les petits. Je suis leur supérieur, je mange ce que je veux.

"On va bien." Ils vont bien, je vais bien, on va bien. Je demande pas pour elle. Elle a des questions de chaton. Ca se voit qu'elle va bien. Elle est bien nourrie, elle a le poil brillant, les yeux pas trop - trop c'est la maladie - et elle est bien nourrie, elle. Je remue les moustaches, sentant avec délectation le fumet de la souris. "Tu les gâtes trop. Ils vont devenir gros. Plus pouvoir chasser."

Et c'est donc trois Terreurs Terribles qui arrivent en trottinant, moustaches tendues, en miaulant des trucs à base de "Bavarde !", de "ça sent bon", de "amwa" en me couvrant la main d'bave et d'odeur tellement elle est amwa, de "regarde comment je suis trop fort" en roulant des épaules comme un préado qui fait d'la gonflette, et de tartes dans la gueule de Sauvage qui reste donc derrière. Même Mesurée est devant aujourd'hui, avec ses grands yeux noirs intéressés par la Grosse Proie. Mais la Grosse Proie elle est dans ma main, autrement dit elle est amwa, et Lulu et moi on a assez expliqué à la manière féline le concept de "amwa" appliqué aux Adultes. La Grosse Proie, on y touche pas tant qu'j'ai pas dit qu'on pouvait y aller.

"Ils sont pas gros." j'y dis à Lulu, sourcils froncés en papouillant Soso qu'est pas sûre d'oser accepter la main pleine de Féromones. "Et t'en fais pas, j'les entraîne aussi à la chasse." J'y s'coue l'rat sous l'nez, par la queue. "Ca t'semble gérable pour les trois affreux, ou j'l'abîme un peu avant d'le réveiller ?"

Un rat c'est pas rien non plus hein. Mais ils sont trois, les Terreurs Terribles, ça d'vrait l'faire quand même. Je r'garde un peu mieux Lulu. L'est d'jà pas épais d'base, mais là l'poil est pas fameux, et j'vois beaucoup trop d'os et pas assez d'viande.

"T'es pas gros non plus d'ailleurs toi. Y en aura assez pour quat' tsais." j'y dis.

'fin vu qu'il en reste toujours plein quand les p'tits ont les dents du fond qui baignent...

Y sont pas encore gros. Et le concept il me fait bouger la moustache. Le encore, il vient d'elle, un vrai chat il s'en fiche du encore, il est pas gros pis il est parfois gros mais en vrai c'est rare un vrai chat gros, ce sont les matous domestiques qui le sont parce qu'ils mangent trop sans chasser et aussi parce qu'on leur enlève des choses du dedans, ce que je ne comprends pas mais elle est certaine de ce qu'elle dit alors je la crois. N'empêche. Je regarde les petits tout phéromoner. Sont perdus pour la nature eux. Ils l'étaient à la mort de leur mère je suppose. Tout ce que je peux faire c'est veiller que Bavarde leur fasse pas oublier d'où ils viennent. Il sent toujours bon le rat. "Tape le." En vérité je pense que les petits peuvent l'attraper pas tapé, d'ailleurs j'ai pas dit qu'il peuvent pas, je ne ments pas. Mais s'il se met à courir partout je garantie pas ne pas réussir à ne pas lui courir après. Plein de ne-pas montre bien à quel point ce genre de pensée est humaine et stupide. Si on a faim on mange.

Et on devient PAS GROS.

J'tousse façon boule de poil rien qu'à cette idée. Les chatons s'inquiètent, je leur explique que c'est ce qu'il se passe parfois quand on se lave pas régulièrement. Ils me traitent de dégueulasse; Je préfère ça à qu'ils sachent que j'ai un humain chiant en moi qui a la nausée à l'idée de manger de la viande parfaitement saine.

"On a pas faim. On a plein à manger."

Nous aussi on veut ton plein à manger font les petits. Je taloche Sauvage qui joue à me sauter dessus pour me voler ma nourriture.

"On l'a pas là, on l'a mangé. Chassez votre rat, il va pas vous attendre." Je le regarde et je salive en même temps que j'ai la toux de dégoût de l'humaine en moi.

T'es malade ? Mesurée s'inquiète en laissant Féroce chasser pour elle. Dans le genre femelle...

"Nan, j'ai juste...explique leur, toi." que je fais à Bavarde qui peut bien bosser un peu, pour changer.

Ouais OK. M'prends pas pour un con Lulu steuplé, j'veux bien faire semblant d'vant les p'tits mais tu vas pas m'faire gober qu'j'ai pas appuyé sur un truc. J'me d'mande si ça s'sent à l'odeur, si y a un truc dans ma posture ou mon expression qui dit tout ça, genre les gens stressés qui puent la trouille. Moi là j'dois puer l'"prends-moi pas pour un con". Alors j'fais pas comme y dit Lulu, l'rat j'le tape pas, j'y pète une patte. L'ira pas loin avec ça, et les affreux vont quand même pouvoir s'entraîner. Non parce que si un rat crevé ça f'sait l'affaire, hein, j'peux aussi bien mettre un piège moldu pour y couper la tête et aller faire aut'chose et pas genre m'faire chier à mettre un appât pis m'caler dans un coin avec un bouquin à attendre pour stupéfixer la bestiole !

J'le pose au milieu des p'tits, l'rat, pis j'explique pour ceux qui baveraient pas d'jà à moitié d'ssus :

"Entraînement. On écoute. Zuzu aussi, hop !"

Du bout des doigts j'la détourne gentiment du Bengal froissé. Elle a pas trop envie, surtout pour un entraînement à la chasse - Zuzu elle est un peu princesse, beaucoup feignasse, mais visiblement ça sent assez bon pour lui faire oublier Lulu qui dégueule à moitié et qui fait style que mais non ça va c'est normal fais pas chier.

"Féroce, pas touche." j'grogne, et y r'cule un peu d'un air pas content.

Crois pas qu'j'ai pas capté qu'Lulu y raconte des cracks et qu'y veut qu'j'y sauve la couenne. Genre Lulu dégueulasse, genre. On va l'faire croire à qui, ça ? Aux p'tits, et encore pas à tous parce que Zuzu elle a oublié d'être conne, mais pas à moi. Un chat pas vraiment chat qui tousse, deux fois, juste quand on y dit qu'y a un truc qui va pas. J'veux bien qu'y ait des trucs qu'les p'tits doivent pas entendre, d'accord, j'veux bien. Ca a l'équivalent quoi, huit ans ? Dix ? Douze allez, à voir Féroce rouler des épaules. Même à douze ans, y a des choses qu't'es pas prêt à entendre. Surtout quand ça t'regarde pas.

Alors Lulu j'y sauve la couenne, mais comme j'ai décidé moi.

"J'vais l'réveiller. Y va bouger. Vous chassez. Tous les trois. Même toi, Zuzu. Ah, fais pas ta tête offusquée hein ! Y aura pas toujours ton frère et ta soeur pour faire l'boulot à ta place."

Ca veut dire quoi offusqué ? Bonne question. Pourquoi j'utilise des mots compliqués moi aussi.

"Ca veut dire pas content. Allez, focus. On r'cule, dans la nature vous s'rez jamais aussi près d'une proie avant d'l'avoir niaquée. Allez encore !" Allez, un bon mètre ça va l'faire, c'est pas des experts encore. "On s'tapit, on est prêts. Féfé, t'as l'cul qui dépasse. Soso, parfait. Zuzu, fais au moins semblant ! Plus bas les oreilles, r'garde comment elle fait ta soeur." Zuzu elle a pas envie, et j'la soupçonne d'mieux faire gaffe à Lulu qu'à la bouffe, mais j'peux pas y balancer un sort d'concentration non plus merde. "Attention, y va bouger. Prêts ? Non Soso, vous pourrez pas endormir et réveiller les rats quand vous s'rez grands, même les womatous y peuvent pas, on en a d'jà parlé dix fois. Enervatum !"

A proie offerte, on ne regarde pas les griffes. Tout juste vérifie-t-on qu’il s’agit bien d’un hommage et non d’une moquerie puis la taille de l’hommage en question, c’est toujours bien pour savoir où l’on se place dans le groupe familial. Les chats, c’est pas comme les chiens. Eux comprennent rien alors pour que ce soit plus simple, on leur a fait un truc solide, rigide. Le chef, les sous-chefs, les nuls. Faut pas perturber les baveux. Nous on est plus subtil et tout est une question d’équilibre avec des passages de pouvoir en fonction des forces et faiblesses de chacun. Les plus doués travaillant pour les plus jeunes. Les proies étant réparties par le chef de famille, qui ne se sert pas forcément en premier puisque les chasseurs mangent leur part en route. Bref, c’est du réel, du sauvage, rien à voir avec ces civilisés de cabots.

Du coup, les petits, ils tentent. C’est mignon. Comme s’ils avaient une chance de dépasser Bavarde ou moi avant d’au moins atteindre leur taille adulte. Et même après. Tout ça pour dire, parce que l’humaine aime se faire des nœuds, que tant qu’elle s’occupe des petits et qu’ils posent pas de question, je m’en fiche un peu qu’elle suive mes consignes ou pas. J’suis assez sûr de mon autorité naturelle pour ne pas me sentir mis en danger par une connerie pareille. Je m’en fiche tellement que je me lave, oubliant que je viens de dire à Mesurée que j’étais sale. Evidemment, elle le loupe pas. Je baisse les oreilles pour lui rappeler qu’elle est en COURS et qu’elle doit ECOUTER. Elle se détourne après avoir soutenu mon regard un quart de secondes. Ce qu’ils sont insolents à cet âge-là. J’attends qu’elle s’écarte pour ne pas être le perdant et je leur tourne le dos au petit. J’ai pas besoin de voir pour entendre les pattes du petit rat clopiner sur le sol. C’est très subtil comme son. Et cette odeur…

Et puis soudain une autre odeur, métallique, encore meilleure. Y a un des petits qui a fait couler le sang. Le rat est toujours vivant hein, c’est pas si facile de briser une nuque contre ses crocs. Je me rappelle de la sensation merveilleuse d’une bête chaude sous la mâchoire puis le crac puis la bête qui arrête de gigoter et devient petit à petit plus froide.

Et Sauvage qui veut apprendre la magie. Quand je disais qu’elle les a pervertis avec sa civilisation. C’est comme ça qu’on devient GROS. Pas en mangeant un rat mais en le mangeant sans se donner de mal pour l’attraper. Et ensuite plus on est énorme moins on bouge plus on a faim plus on grossit et on meurt parce que dans la nature, quand t’es feignant, tu survis pas longtemps. Ptet qu’il faudrait trouver un moyen pour faire entrer cette leçon dans la tête de Mesurée. C’pas comme ça qu’elle va être indépendante la petite princesse.