Il est déjà tard. La nuit s'échoue lentement sur nos épaules, comme un voile qu'une vieille dame replacerait sur son dos. Mais il me semble que le jour, lui, a cessé depuis bien longtemps. Je n'ai quasiment prononcé mot aujourd'hui, et comme à chaque instant de liberté fantasmée, je décide de quitter l'effervescence humaine pour retrouver la bienveillance et la chaleur animale. Il y a beaucoup de mauvaises énergies par ici. Des êtres en souffrance, de la souffrance faite âme, qui coule à l'état pur dans leurs veines. Dans nos veines à tous. Je sens leur colère qui remonte dans l'air par leurs cous, leurs pleurs et leurs peurs, qui n'ont de repos qu'à l'heure où il n'y a plus de couleur. Éreintant.

Je n'ai eu aucun mal à me faire de nouveaux amis. Les oiseaux et autres créatures, majestueuses ou fébriles, belles ou audacieuses, semblent peupler le lieu avec bien plus d'abondance que dans l'Ailleurs. Ils ne se méfient presque plus de moi. Je gagne leur confiance, et ils gagnent aussi la mienne. Dans le ciel où pointe quelques perles argentées, les corbeaux se faufilent aux côtés d'autres aves plus ou moins bavards. Je les salue d'un ton doux et ils me répondent, certainement aussi heureux que moi de pouvoir converser.

J'ai dans mes poches divers mets qui leurs sont dédiés. Des graines pour certains, de la chaire crue pour d'autres. Un festin qu'ils sentent certainement, et qui ne rend pas leur réunion innocente, ni dépourvue d'intérêts. Cela ne me dérange pas. Je vois la situation comme un échange de bon procédé, mêlant l'utile à l'agréable. Une relation amicale saine qui s'instaure entre nous au fil de nos échanges. J'ai déjà plus d'affinités avec certains d'entre eux, et chaque fois ou presque, je découvre de nouvelles têtes. Il y a les bavards et les mutiques, les timides et les ronchons. Mais tous sont uniques.

Lorsque j'arrive au milieu de la prairie, les oiseaux se sont posés sur les branches des beaux arbres qui m'entourent. D'autres animaux s'en viennent, curieux ou affamés, fixant tour à tour leurs compagnons et leurs proies. J'ouvre mes bras en grand et tournoie sur moi-même en observant chacun d'eux, d'un regard empli de l'amour inconditionnel qu'ils m'inspirent tous.

- Bonsoir, bonsoir à tous ! Bienvenue ! Je vous aime !

Et je ris, me laissant gagner par l'ivresse d'une joie que je sais éphémère. Elle s'envole d'ailleurs presque aussitôt, et je cesse mon tourbillon. Il me faut un instant pour recouvrer mon équilibre et le sens du monde qui m'entoure. Comme si la terre et le ciel avait voulu s'accoupler un instant ; l'un devenir l'autre, l'autre devenir l'un. Comme si le bas et le haut avait voulu ne faire plus qu'un, et m'engloutir dans leur danse macabre pour que je me perde parmi eux.

Je m'accroupis vivement devant les sacs que j'ai lâché à un moment entre mon arrivée et mon tournoiement, et je l'ouvre.

- Voyons, voyons voir ce que j'ai pour vous, ce soir...

On chasse en groupe, le Grand et moi. On est fort maintenant pour ça. Je suis caché dans les hautes herbes, je suis les proies, je deviens leur ombre, je les surveille. Lui il est plus loin un peu en face mais pas exactement puis en angle comme ça on se voit et en même temps on quitte pas la cible des yeux et puis quand les oreilles de l’autre bougent dans le bon angle, je claque des dents et je fonce et je cours et je suis la mort et la proie elle ne me voit qu’au dernier moment et je saute et je fais peur parce que je suis féroce et elle, elle court parce que c’est une proie ou des fois elle vole alors je lui saute sur les pattes pour pas qu’elle aille trop haut si j’y arrive et ils fuient et ils voient pas le grand vu qu’ils voient que moi et le Grand les tue. Ou alors, des fois, le Grand les assomme juste et JE les tue parce que c’est agréable quand même de tuer une proie. Et puis ensuite on se dispute parce qu’il veut me donner sa proie et qu’il veut que je sois sage et que je mange au lieu de les donner aux oiseaux là, qui sont trop grands et nourris par l’homme-bête et moi je voudrais bien mais l’humaine elle veut pas et elle m’empêche et ça je peux pas le lui dire au Grand, il sait pas ce que c’est qu’avoir un humain en lui ou même s’il sait ben il sait pas ce que c’est quand l’humain il veut pas manger ça c’est sur parce qu’il a un ventre rond comme le truc tout doux sur lequel on dort la nuit.

Ce soir par contre les proies elles sont bizarre. Y a beaucoup d’oiseaux qui semblent aller au même endroit et qui font leurs miaulements ridicules pour dire des choses qu’on comprend pas même que c’est pas poli puis ils s’envolent et ils ont pas l’air de nidifier ou trouver de la nourriture ni rien et c’est vraiment curieux. Je décide de les suivre, je me demande ce qu’il se passe. Du corps, je dis au Grand que je veux savoir. J’espère qu’il voudra aussi et qu’on ira ensemble. Comme ça je pourrais le protéger si c’est dangereux voyez. Le Grand, il est fort mais il est DIGNE et digne je crois que ça veut dire « LENT QUAND ON CHASSE PAS » parce qu’il fait toujours tout douuuuuuucement. En même temps si j’étais grand comme lui moi aussi j’aurais peur de casser. Enfin pas peur parce que j’ai jamais peur mais j’y penserais quoi. Bref on marche et on suit les plumes et on voit une humaine qui rigole et qui fait des miaulements d’oiseaux elle aussi. C’est ridicule. Je m’avance quand même, rampant. Les proies sont intéressées par le sac.

C’est le moment d’attaquer, hein Grand ?

J’attends son signal silencieux pour bondir.

Ils se voyaient quasiment tous les soirs, à présent, avec Petit-Chat. Et c’était bien. C’était une habitude, un rituel. Et les rituels, c’était important. Souvent, ils chassaient ensemble, mais pas toujours. Parfois, ils jouaient ou profitaient du soleil, et c’était chouette aussi. Mais, le plus souvent, ils chassaient. Petit-Chat n’était pas très doué pour se reposer et profiter. Il était bien trop nerveux et agité. Il voulait toujours chasser… même s’il avait du mal à rester à l’affût en silence et sans bouger. Et même s’il ne mangeait pas ses proies. Pourtant, il en aurait eu besoin, avec toute l’énergie qu’il dépensait à gigoter. La preuve, il était tout maigre.

Ils se voyaient quasiment tous les soirs, sauf les 2 et 3 juillet derniers. Le puma avait attendu sur sa pierre mais le mini félin n’était pas venu. Son bipède avait dit que c’était normal, Petit-Chat avait probablement un humain en dedans aussi, qui avait d’autres choses à faire. C’était dommage, ça avait rompu les habitudes. Mais tant pis, il avait profité de la pierre et du soleil jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière l’horizon, puis était allé faire un tour dans les arbres de la forêt. Ils étaient top pour se percher et faire ses griffes correctement. Et puis, le mini chasseur était revenu. C’était chouette. Les félins, contrairement aux humains, n’avaient pas besoin de se demander pourquoi ci ou pourquoi ça. Se faire des noeuds avec les pensées, c’était un truc de bipède. Trop bête pour apprécier l’instant présent.

Et, à présent, ils chassaient. Les sens aux aguets, le puma se mouvait dans les hautes herbes, avec son petit compagnon. Il était prêt à bondir pour se placer sous le vent dès que la proie serait repérée. Comme cet oiseau, là. Ou celui-là. Ou l’autre. Ça faisait beaucoup d’oiseaux, d’un coup. Qui ne se comportaient pas comme d’habitude. Et Petit-Chat voulait aller voir. Il acquiesça silencieusement. C’était curieux. Et il avança, en alerte, calquant son allure sur celle du mini chasseur pour ne pas le distancer. Il était petit. Certains oiseaux pourraient être plus gros que lui et lui faire mal. Les proies ne s’attaquaient pas aux chasseurs, en général, mais celles-ci étaient bizarres. Comme l’humaine qui était avec eux. Et qui leur parlait ? Quand il disait que les bipèdes étaient étranges... En tout cas, elle les distrayait et, tant qu’ils étaient occupés avec elle, ils ne les voyaient pas arriver. C’était donc le bon moment. Allons-y, Petit-Chat ! Et, silencieux et furtif, le puma se plaça sous le vent et s’aplatit dans les herbes, en avançant vers les oiseaux. Il était prêt à bondir dès que son camarade de chasse aurait choisi et isolé sa cible.

Je suis absorbée par mes conversations et par la nourriture que je donne à tous mes amis. Ils s'en viennent, se posent sur mes bras ou mes épaules, à mes pieds ou non loin, volent au-dessus de moi en faisant des cercles rapprochés et très localisés. Le reste du monde semble ne plus vraiment exister, parce que je retrouve dans ces moments la sérénité la plus pure, et l'impression d'être profondément à ma place. Je suis chez moi, parce que mon chez moi est absolument partout là où les oiseaux se trouvent. Ici, il n'y a pas de rapaces. Ils me manquent, mais les autres espèces pullulent, et je rencontre un nombre certains d'oiseaux que je n'avais jamais croisé auparavant. Cette richesse me plaît.

Soudain, un des oiseaux lance un premier signal d'alarme. Quelque chose ne va pas. Dans les hautes herbes, un danger guette. Son cri d'alerte se répercute, et le ton joyeux et léger se teinte d'inquiétude. J'hurle à mon tour, sans masquer l'empressement dans ma voix.

- Envolez-vous, mes amis ! Un danger vous guette !

Je ne vois pas le-dit danger, mais je ne sais que trop bien à quel point les oiseaux peuvent être des proies faciles lorsqu'ils sont au sol. Moi-même, je sors ma baguette, tournoyant sur moi-même dans l'espoir d'apercevoir ce que je ne peux pas encore voir. Je ne suis pas très inquiète pour moi. Je le suis davantage pour les oiseaux. Je ne crois pas non plus avoir besoin de me défendre, sauf si quelqu'un m'attaque. S'il s'agit d'une créature, je sais que tout se passera bien pour moi, et puis je ne lui ferai aucun mal quoi qu'il se passe. Mais encore faut-il que je la vois.

Je le vois dans le langage corporel de Grand. On est prêt. Les proies nous regardent pas, elles sont occupées à faire leurs miaulements bizarre et à manger la nourriture de l’humaine. Mon odorat me dit qu’il y a de la viande là-dedans mais hey, je suis pas domestique, moi, je mange pas la viande déjà morte, je chasse la mienne et puis de toute façon c’est pas pour manger c’est pour donner aux Oiseaux-Trop-Grands. Je choisis notre proie. C’est un corbeau. Ils sont grands aussi et j’aime pas leurs miaulements et puis ils répondent parfois alors j’aime mieux eux que d’autres qui sont petits et trop faciles. J’aime pas facile. Je me roule en boule, je piétine la terre de mes pattes arrière, je calcule mon saut et là, y a l’humaine qui fait des miaulements d’oiseaux qui se met à crier et ils s’envolent tous alors je saute pour attraper quand même le corbeau mais j’y arrive pas et je suis très énervée contre l’humaine parce que c’est pas du jeu une humaine qui parle en miaulement d’oiseaux et prévient quand on attaque. Je retombe sur mes pieds. J’espère que Grand a réussi la tâche mais même, je suis fâché alors je me retourne et j’ai tous mes poils hérissés et je fais le gros dos et j’ai les oreilles en arrière. Qu’elle approche pas sinon je la griffe. Elle doit des proies aux Oiseaux-Trop-Grands. L’humaine en moi dit que les humains ils pensent jamais à ceux qui ont faim et bien c’est pas une raison, cet oiseau il était à moi, il était à nous c’était notre proie et elle n’avait pas le droit et je la déteste.